Camille Dejardin : À quoi bon encore apprendre ?

 

 

Après Urgence pour l’école républicaine (Gallimard, coll. Tracts, 2022), Camille Dejardin revient avec un nouvel essai publié dans la même collection et dont le titre interrogatif, À quoi bon encore apprendre ?, fait sien un questionnement très actuel sur le soi-disant caractère « obsolète », « illégitime » ou « vain » de notre « effort d’acquérir des connaissances ». « En cette veille de rentrée scolaire sous le signe de l’IA – nous avertit-elle dès le début de son texte –, il semble opportun de réexaminer les raisons d’apprendre, bien plus existentielles qu’on ne le croit. »

Un petit détour sur la définition du mot apprendre est pour elle plus que bienvenu, car ce mot renferme une expérience humaine fondamentale qui « relève de la nécessité vitale et implique la condition socialisée », qu’il s’agisse de l’être comme espèce dans l’Histoire ou dans sa posture d’individu « dont l’existence est non seulement biologique, mais aussi biographique ». Touché par la néoténie, terme inventé dans les années 1880 par le zoologiste Julius Kollmann, et désignant la lenteur avec laquelle il acquiert sa maturité, l’être humain est appelé ni plus ni moins à « apprendre à vivre », et à perpétuer cet effort « tout au long de sa vie ».

Dans quel but ? En ouvrant une parenthèse dans l’histoire de la philosophie, d’Aristote à Platon et de Spinoza à Nietzsche, Camille Dejardin assoit à la base de tout apprentissage l’équation Vrai = Juste = Bien, équation qui, selon elle, s’est effritée de nos jours, surtout à cause de l’altération de sens du Vrai sous l’emprise de l’interprétation, ou, comme disait Nietzsche, « tout vivant cherchant à augmenter sa puissance en « lisant » le monde de la façon qui y est la plus propice, sans norme transcendante ».  Ce processus qui facilite la puissance et l’intérêt de l’individu conduit en termes de discours à la fabrication des fake news, des vérités alternatives, pour parler en bon français. Une chose est pourtant sûre : « la vérité n’est pas « propre à chacun » : elle devrait être commune à toute l’humanité. Le réel subsiste, les faits ne peuvent être inventés. »

Apprendre ne signifierait donc pas seulement accumuler des connaissances et assimiler un contenu, mais savoir l’examiner, développer son esprit critique, c’est-à-dire accéder à la mise en ordre, acte de résistance aux différentes stratégies de lavage des cerveaux pour faire de nous des individus consentants. La problématique de la liberté est dès lors posée dans sa triple acceptation, de liberté juridique et politique, matérielle ou pratique et enfin psychologique ou ontologique pour aboutir à la citadelle intérieure, chère à Marc Aurèle, ultime forme de résistance au consentement aveugle, à l’aliénation. Ce dernier terme, désigne, selon Camille Dejardin, « l’apparence de la liberté, au profit d’un autre (alienus), de manière illégitime ». « Et cet autre – ajoute-t-elle – n’est pas nécessairement une personne : ce peut être un « système », une configuration sociale, y compris gratifiante au premier abord, […] par les rouages sociaux et représentationnels dont nous sommes dépendants et qui nous apportent un certain confort. »

Quel rapport avec l’apprentissage ou plutôt avec le manque et l’échec de celui-ci ? Le premier renvoie vers l’ignorance qui est « le terreau du dogmatisme et de l’arrogance », alors que l’apprentissage fait naître la compétence qui, elle, « dévoile l’immensité de ce qu’on ignore et s’accompagne plus spontanément du doute, de la modestie et de la prudence ». La vie harmonieuse en société est donc le résultat de cette sagesse intérieure, de ce libre arbitre qui conduit l’individu au respect des lois et des autres, l’épargnant de la tragédie de l’aliénation, telle qu’elle est décrite plus haut.

Ce conflit, latent ou visible à la lumière du jour, est identifiable dans les nombreuses tentatives de ce que la philosophe française appelle « des éléments réputés « horizontaux » comme les médias ou les fameux « réseaux sociaux », et en particulier la publicité. Loin de vouloir aboutir à un homo œconomicus, ces stratégies conduisent plutôt à la création de « l’homme opportuniste » pour qui la principale vertu est le consentement. Fini donc des valeurs comme « l’utilité, la durabilité, la polyvalence ou l’opportunité, sans même parler d’esthétique ». Fini, par voie de conséquence, l’enracinement, cher à Simone Weil, ce lien qui nous assure une continuité ontologique et historique absolument nécessaire à la consistance, « l’intégrité de l’individu et la relative constance de ses préférences ».

Alors, que fait-on avec « l’homme augmenté », promis par l’IA, qui nous est présenté comme ultime progrès et bienfait des machines sur nos vies ? Pour pouvoir augmenter l’homme, nous dit Camille Dejardin, il faut d’abord cesser de le diminuer, en affaiblissant ses capacités cognitives, son bagage intellectuel, son aptitude à identifier le réel et à structurer ses connaissances. En citant Hegel qui parle de la « double existence » de l’être humain (son existence et le redoublement de celle-ci en esprit), elle attire notre attention sur les effets nocifs du lavage du cerveau opéré en toute impunité par ces dispositifs, en créant « un espace cognitif à ce point phagocyté par les intérêts marchands [que] l’authenticité peut moins que jamais être assimilée à la spontanéité ».

Sommes-nous en train d’assister à une très lucrative entreprise de l’inconsistance, au formatage et aux stéréotypes ?

L’essai de Camille Dejardin contient dans les lignes que nous venons de tracer une clairvoyante dissertation sur les valeurs essentielles de l’apprentissage, sur les voies que celui-ci ouvre non seulement aux individus que nous sommes, mais aussi à la société que nous formons, sur les garde-fous dont dispose l’homme contemporain.

Rajoutons cette injonction qui n’a rien de blâmable : apprendre conduit à vivre heureux ! 

Ce bonheur se décline dans les limites d’espace et de temps de notre finitude, ce qui est le contraire de l’homo deus imaginé par les transhumanistes. Mais n’est-ce pas justement cette finitude qui nous permet de nous dépasser ?

« Prenons conscience qu’être fini, c’est aussi avoir la possibilité et les raisons de se dépasser ».

La conclusion de cet essai conforte l’idée transmise à l’homme contemporain « de vivre l’altérité avec ses semblables et avec l’environnement », pour faire face à l’égoïsme et à la barbarie.

« Si apprendre peut nous aider, contrairement au préjugé, à être plus heureux, c’est donc, d’une part, en nous permettant de mieux connaître, trier et diriger nos désirs vers les objets qui comptent le plus pour nous tout en augmentant nos capacités de les réaliser et, au passage, notre estime de nous-mêmes. L’engouement persistant pour des professions où « faire son devoir » prime sur le confort (armée, pompiers…) confirme que l’estime de soi gagnée à force d’efforts et de défis relevés peut excéder la recherche directe du bien-être. »

Dan Burcea

© Editions Gallimard / Photo Francesca Mantovani

Camille Dejardin, À quoi bon encore apprendre, Éditions Gallimard, collection Tracts Gallimard N°69, 2025, 64 pages.

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