Interview. Yanick Lahens : « La littérature sert à la fois l’urgence et le mystère »

 

Le 12 janvier 2010, à 16 heures 53 minutes et 10 secondes, heure locale, un tremblement de terre faisait en Haïti plus de 280 000 morts. En octobre 2010, l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens publiait aux Éditions Sabine Wespieser un livre bouleversant et au titre évocateur, Failles. Dix ans plus tard, en pleine crise du Covid-19, nous avons voulu savoir comment vit-elle ces événements qui menacent de nouveau l’équilibre du monde et lancent un nouveau défi à la fragile condition de nos sociétés contemporaines.

Dix ans après le tremblement de terre qui a secoué Haïti, quel écho a aujourd’hui dans votre mémoire le mot Failles qui donna le titre de votre recueil ? A-t-il perdu par le travail inexorable du temps de son intensité ou a-t-il gardé les résonnances insoupçonnées de « trou noir », de « mot mort » ?

Le mot failles résonne encore très fort en moi. D’abord, parce que, comme je le soulignais dans une tribune au journal Le Monde que j’ai intitulée Le monde m’émeut, je vis ce mot comme une aune pour jauger la décennie écoulée dont les failles hélas sont révélatrices à la fois du profond malaise non seulement d’Haïti mais aussi de celui du monde tel qu’il va. Les lignes de failles sont aussi les lignes de structure. Les regarder en face est la seule manière de les intégrer dans un projet de société, dans un projet de vie dont on remettrait en question ce qui les structure. Hélas, le Covid-19 vient nous rappeler qu’une partie du monde se croyait infaillible, et, par cette attitude, elle a contribué à creuser ces failles qui ouvrent aujourd’hui sur des gouffres. Ce sont ceux et celles que j’appelle les anges noirs de l’entropie qui lui portent main forte. Mais les failles sont aussi les espaces qui laissent passer la lumière et les artistes, les sages de toutes les civilisations sont là pour nous le rappeler. Pour que nous en fassions non pas œuvre de destruction mais de fragilité et de beauté.

Dans son numéro du 12 janvier 2020, le journal Le Monde a parlé de « commémorations amères » et de « l’amertume face à l’échec de la reconstruction et à l’instabilité politique ». Comment qualifier cet échec et ce déni face à l’immense tragédie survenue dix ans auparavant  ?

Cet échec est d’abord celui des dirigeants haïtiens depuis tant et tant d’années mais pas seulement d’eux, loin de là. Car deux choses sont à retenir, les dés étaient pipés dès le départ puisqu’il a fallu payer une dette de l’indépendance en 1820 à la France pour que notre indépendance soit reconnue, et ce jusqu’en 1945, et s’engouffrer dans une spirale de la dette qui n’a bénéficié qu’a ceux qui, des deux côtés signaient les documents officiels. Haïti a dû aussi subir un embargo de plusieurs années. C’est un moule dans lequel seront coulés les rapports Nord-Sud jusqu’à aujourd’hui. Mais ce qui est intéressant à souligner c’est que la majorité des Haïtiens au moment de l’indépendance se sont repliés dans les campagnes et ont construit une culture qui s’opposait au modèle capitaliste, esclavagiste et colonial, une vraie contre-culture autour de la vie communautaire, de la solidarité, du partage du peu et du sacré. Cette culture a toujours été mise à mal par l’État qui s’est construit contre elle et par les élites. Cette culture majoritaire a subi des contrecoups d’une grande brutalité et aujourd’hui on subit les effets de l’urbanisation sauvage, de la précarité de la mondialisation. Et paradoxalement c’est encore elle qui explique que le chaos ne soit pas encore total. Cuba a construit un contre modèle intéressant, puissant même, seulement à partir des années 1960 (contre-modèle qui n’est pas parfait, le paradis n’existant pas).

Pour revenir au moment du drame, vous rendez un témoignage très personnel de cet événement. Gardez-vous en mémoire cette image de vous dans l’encadrement de la porte, croyant pouvoir empêcher la maison de tomber ?

Absolument. Et dès que je lis ou que j’entends qu’il y a eu un tremblement de terre quelque part dans le monde cette image me revient. Elle ne m’abandonnera jamais. Elle me rappelle que la terre vit. Qu’elle a un métabolisme auquel nous devrions être attentifs.

En moins de quarante secondes,  la ville de Port-au-Prince est devenue une terre de désolation, victime d’une « mise à nu forcée ». Peut-on parler d’une double, voire d’une multiple perte vitale, affective et mémorielle dans cette île soumise aux trois hasards, « géologique, géographique et historique » ?

Je vais répondre sur le mode du paradoxe. La perte affective fut immense, douloureuse. Je me souviens avoir lu la gorge nouée un passage de Failles dans un festival en Martinique cinq ans après, alors que je croyais mes blessures cicatrisées. Pourtant, dès les premiers jours qui ont suivi le séisme, je me suis rendu compte combien la vie était forte en voyant pousser les fleurs dans mon jardin ou en voyant une jeune fille traverser une rue près d’un marché avec des bigoudis dans les cheveux. Je me suis dit qu’après Hiroshima des fleurs ont repoussé ou quand une jeune fille a encore l’envie d’être belle, de séduire c’est que le dernier mot n’a pas été dit. Pour ce qui est de la perte affective, il y a des visages d’amis que je n’ai plus revus, des visages d’anciens collègues, des visages connus et tout cela fait un grand vide dans la mémoire, un grand trou au cœur. Il y a, certes, l’inévitable de la mort. Camus nous le rappelle merveilleusement bien : « L’homme est mortel et il faut aller au bout de cette pensée ». Mais il y a un trop plein qui vient rendre cette pensée plus insupportable. Alors, plus je parcourais les rues, plus j’éprouvais le besoin d’écrire une chronique comme un témoignage sur la mort qui avait pris possession des rues et sur la vie qui ne se laissait pas complètement faire. Mais, d’un autre côté, plus je voyais la pauvreté nue, plus le besoin d’expliquer sa genèse se faisait sentir. PASSAGE. Et je suis allée aux archives pour comprendre et certains passages ont pris le ton de l’essai par moments. Et puis, tout à fait par hasard, l’amour a surgi comme parade. J’ai ébauché les premiers mots de mon roman Guillaume et Nathalie quand, en passant devant l’endroit où se trouvait l’immeuble où j’avais imaginé leur rencontre pour un projet de roman, il n’y avait qu’un amas de pierres et de ferrailles. J’ai écrit les premiers mots tout de suite en rentrant à la maison, sous le coup de l’émotion comme pour les sortir des gravats. L’histoire est remontée avec eux. C’était à la fois urgent et mystérieux. La littérature quelques fois sert à la fois l’urgence et le mystère.

Vous évoquez dans la panoplie de nos comportements le déni comme baromètre à l’échelle planétaire de notre désir d’oubli ou de notre propension vers l’insouciance. Comment l’avez-vous vécu lors du tremblement de terre de 2010, et comment résiste-t-il, selon vous, de nos jours dans la mentalité collective ?

Vous savez, cela fait longtemps que l’idée de ce déni de beaucoup qui vivent dans une bulle me trotte dans la tête. À chaque fois que je séjourne quelques jours dans un pays d’abondance en Europe ou en Amérique du Nord, je me dis que j’ai vécu dans une bulle. Agréable, certes, car c’est plaisant d’être à la terrasse d’un café, de passer l’interrupteur et de se dire que la pièce sera éclairée, de même que l’eau coulera du robinet de la douche ou que la scolarité des enfants est gratuite et les soins accessibles et disponibles en principe. Souvent, quand je le dis, les gens de ces métropoles du Nord me regardent étrangement comme si je soulevais un voile dérangeant. Je suis une privilégiée en Haïti mais jamais je ne perds conscience que je vis dans une bulle sur cette île. Une bulle qui est à la fois une réplique et un prolongement de la grande bulle. Sauf qu’il m’est impossible de ne pas me rendre quotidiennement compte qu’en Haïti, je suis entourée de la majorité du monde. Je suis dans la majorité du monde. Il y a une minorité du monde qui est persuadée qu’elle va s’en sortir seule, sauver sa peau. J’en doute fort.

La crise du Covid 19 vient nous rappeler de manière douloureuse ce que j’appelle la dévoration du monde. C’est elle qui crée ces bulles, parce que certains se croient les maîtres de ce monde, ayant défini un paradigme de l’homme, établissent des hiérarchies de genre, de couleur, de classe, de race, aveugles dans les tunnels de l’argent des chiffres, la vitesse et coupés du vivant. La crise du Covid 19 vient les rappeler à une plus grande humilité, à une autre écoute, donc à une autre organisation du monde. Je doute toutefois que ce réveil ait lieu pour les dirigeants de la planète. C’est une leçon que j’ai apprise du tremblement de terre. J’avais cru naïvement par exemple que la logique de l’aide internationale face à une telle catastrophe changerait. Mais très vite j’ai dû me rendre à l’évidence, à savoir qu’il n’en était rien. Les mêmes anges de la dévoration ont déployé leurs ailes, dressé la grande table des festins et se sont enrichis sur le malheur des gens.

Failles n’est sans doute pas un recueil de fiction. Vous lui refusez d’ailleurs le rôle de comptable des malheurs. Et pourtant, le texte est traversé par une interrogation continuelle sur le rôle de l’écriture. « J’écris pour tout miser à chaque page et conjurer la menace du silence ligne après ligne. » Peut-on qualifier cette déclaration comme un vrai credo lié à l’écriture de votre part ?

Oui, parce qu’au départ je me suis interrogée sur le poids de la littérature face à un tel malheur. J’ai mis deux jours à me persuader qu’il fallait que j’écrive pour que le malheur ne m’atteigne pas doublement. Par cette peine immense que j’éprouvais et qu’en plus il m’inflige le silence alors que les mots sont ma parade à moi. Oui, il m’a fallu conjurer le silence. En allant très loin sur son chemin pour revenir avec des brins d’herbes, des cailloux, du sang, des larmes et de l’amour.

En écho aux événements décrits dans votre livre, vous vous posez cette question essentielle pour tout écrivain : « quoi écrire et comment écrire après une telle catastrophe ? »  En extrapolant, permettez-moi de vous poser, en guise de conclusion, la même question en élargissant sa visée sur ce que le monde vit en ces moments d’instabilité, de flux migratoires et d’épidémies.

Avec la pandémie du Covid 19 il n’y a pas à la même soudaineté. Trente cinq secondes et c’est tout. Les effets de morbidité du virus se déploient sur un temps plus long et nous sommes encore balbutiants quant aux procédures médicales à appliquer pour y faire face. Mais nous sommes devant la même mise en scène de l’innommable, au même entrelacs des vivants et des morts. Si le séisme nous interpellait sur le métabolisme silencieux du monde, le virus nous oblige à penser à ce que la dévoration, notre dévoration du monde a produit. Le Covid 19 est une facture que nous présente le monde. Facture que beaucoup n’arrivent pas ou ne veulent pas déchiffrer. Facture à laquelle ils ne croient pas. En attendant une prochaine catastrophe. Ces deux phénomènes ont toujours été questionnés par des artistes, écrivains ou peintres. Je pense au poème de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne ou l’autoportrait de Mung atteint de la grippe espagnole ou le roman de Camus La peste dans lequel il pousse jusqu’à ses limites la question de l’absurde et des choix qui s’imposent face a lui. Nous écrivains et écrivaines sommes là pour précisément dire l’innommable, pour mettre en mots cette parole silencieuse du monde. Jusqu’au bout. C’est ainsi du moins que je conçois ma présence au monde.

Interview réalisée par Dan Burcea

Yanick Lahens, Failles, Éditions Sabine Wespieser (2 mars 2017), 159 pages.

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