Sous le ciel gris de Luxembourg Ville où elle promène ses interrogations et déploie ses forces pour atteindre une libératrice lumière du jour afin « d’abolir l’inconnu » et arriver – espère-t-elle – à « connaître complètement » le monde, la poétesse luxembourgeoise d’origine russe Alexandra Anosova-Shahrezaie croie malgré et contre tout à « la beauté de l’homme » dont le regard lui ouvre la perspective d’une « insolente invitation au voyage ». Pour elle, la poésie est une voyageuse égarée dans les couloirs d’une rêverie pavées de nostalgie, un appel incessant vers le bonheur enfantin vagabondant dans des manèges de pacotilles qui chaque année apportent un bonheur tant désiré :
« chaque année
nous bâtissons notre bonheur
avec de la camelote
et nous rentrons dedans
et nous sommes heureux rien ne me manque
autant que la foire »
Le titre du recueil « La petite utopie anarchiste » se nourrit à son tour de la même ambiance automnale arrosée par une pluie obligeant Balthasar, le poète un peu hippy chantonnant du Bob Dylan et désespérant devant une page blanche, à l’écrire à la hâte, comme un fulgurant trait qui semblerait lui donner accès à la sortie tant désirée vers le monde.
Ce monde qui deviendra matière poétique concentrée, consignée pas à pas au fur et à mesure des rencontres, des lieux et des saisons.
Alexandra Anosova-Shahrezaie ouvre ainsi ses pages à une découverte sensible du monde qu’elle rencontre et sur lequel elle assoit son regard enchanté qui hésite entre la fidélité du photographe et la transposition métaphorique mise à sa disposition par le langage poétique. Dès lors, sa poésie devient plus qu’une allégorie, sa focale scrute l’unicité des êtres qu’elle croise :
« ce n’était pas pour l’allégorie
c’est pour plus que ça
c’était pour son expression de visage
sa façon de bouger
tout y était
tout notre siècle
et tous les autres
aussi »
Derrière cette fascination du regard à la recherche de l’autre, sa poésie cache une introspection qui scrute le nulle part, une dissonance qui plonge Alexandra Anosova dans une solitude, dans une présence-absence si typique des âmes particulières, silencieusement repliées dans la contemplation du monde. En cela, elle est une romantique, sans doute touchée par le spleen des symboliques et égarées dans les couloirs des surréaliste maîtres dans le survol du réel et qui font d’elle une éternelle voyageuse à la recherche de ses songes :
« et si une destination est en quelque sorte
un accomplissement
alors j’ai toujours refusé
d’accomplir
quoi que ce soit »
Cette transfiguration du réel va jusqu’à pousser Alexandra Anosova-Shahrezaie à se questionner sur ce qui est sans doute la clé fondamentale de son recueil, celle de la confrontation avec l’expression la plus drue du réel que représente l’évidence. Avec une lucidité provenant de son désir de connaître et comprendre – synonyme pour elle d’embrasser le réel, elle refuse toute capitulation devant cette présence accrue qui serait pour elle une défaite. Elle affirme ainsi qu’en effet, la poésie peut tout, elle peut surtout affronter l’évidence, d’où ce courage d’écorçage du syntagme « se rendre à l’évidence » qui prendrait pour elle la dimension inacceptable de la défaite du langage et par conséquent de la poésie-même.
Issu de cette ardente volonté affirmative, le choix de l’écriture poétique, dans le sens le plus concret de graphie, occupe ici une place à part – écrire à l’ancre bleue est synonyme de compromis face à la blancheur de la page.
L’option est désormais trouvée :
« j’écrivais noir sur blanc
résolument »
De cette exaspération naîtra la réflexion typiquement cioranienne qu’Alexandra Anosova-Shahrezaie nomme par ces mots tout aussi forts :
« une sorte d’éternel
renoncement
à l’idée
de l’être »
Ne fermons pas la réflexion sur l’univers si puissant et si affirmée de la poétesse luxembourgeoise d’origine russe sans pointer l’impact des 4 poèmes nommés «Court-métrages en noir et blanc» qui mettent en scène Balthazar, son double, son alter-ego, éternel rêveur et voyageur dans un scénario de Permanent Vacation qui fixe son regard sur le monde, sur la ville, à partir de sa fenêtre qui devient ainsi sa tour de guet, lieu de ses insomnies, de ses craintes permanentes devant le désespoir qui s’invite à son regard grelotant.
Dan Burcea
Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petit utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022 (Collection Voix du poème dirigée par Arnaud le Vac), 59 pages.