« La tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin »
(André Malraux)
En écrivant Mes fragiles (Gallimard, 2023), Jérôme Garcin affirme vouloir rajouter une pièce à la maison en papier où sont logés les siens, comme un sanctuaire littéraire où la mémoire se dérobe à l’érosion du temps. L’écriture devient ainsi un rempart contre l’oubli et l’abri d’une dénégation contre les ravages d’un destin trop souvent cruel travaillant avec acharnement à la disparition trop hâtive des membres de sa famille.
Avec la distance des années passées, ses précédents livres avaient dissipé l’ombre de la mort, en la tamisant à travers le filtre d’une temporalité consolatrice.
Cette fois, l’auteur-narrateur devient témoin et acteur direct de la descente vers la mort brutale de sa mère, Françoise, décédée à l’automne 2020 et de Laurent, son frère, parti, lui, six mois plus tard en 2021. À bord du navire familial qui commence à tanguer, le fils ainé perd le cap ne sachant plus comment parer les assauts des vagues successives de décès. « Je m’écroulai. C’était trop. Trop vite, trop tôt » – dira-t-il en plein désarroi.
Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas de la mort qu’il est question dans ce livre, même si sa marche se veut triomphale et inexorable, mais de la vie qui s’épuise et s’éteint, du combat qu’elle mène, semblable au spectacle du supplice qui prend sa source dans l’image christique de l’Homme des douleurs, si présent dans la vie de Françoise, la mère croyante.
Ce noir mortel qui s’étend comme un nuage orageux sur l’horizon rétréci par la maladie de la mère et du frère n’est pas celui de la peinture qui agit par couches successives pour obtenir l’obscurité, mais celui de l’intime céleste quasi surnaturel de la lumière vitale qui diminue, cédant la place à une brume cachant à peine le chemin qui mène vers l’au-delà.
La terre devient réceptacle bosselé, « cette vieille terre remuée portant toute mon histoire personnelle » et pesant « de plus en plus lourd », comme il la décrit non sans une révolte qui annonce à l’intérieur de soi la grande douleur des pertes répétées.
C’est que cette fois la tragédie ne vient plus comme l’éclair d’une mort tragique, comme ce fut le cas pour Olivier, le frère jumeau renversé par un automobile fou, ou le père en chutant mortellement du cheval. Elle prend le plaisir féroce de monter à pas lents sur la scène pour nous montrer cette fois le cortège de souffrances qu’engendre la finitude humaine.
Oui, car ce qui reste de la dynastie des Garcin ce sont des « fragiles », ce mot signifiant « faillible, délicat, précaire, sensible, fugace, cassable, menacé », comme le dit la mère soucieuse de l’être vulnérable qu’était son fils Laurent.
D’où vient cette fragilité, et pourquoi réclame-t-elle cette suite synonymique trop longue pour être supportée par un seul homme, si ce n’est pour certains membres de toute une ligne générationnelle ?
Si la mère ou le frère Laurent ne le sauront jamais, Jérôme, lui, l’apprendra à la suite des analyses génétiques auxquelles il se soumettra. C’est ainsi qu’il fera la connaissance de la maladie rare qui lui a été transmise par sa mère, et qu’il a transmis à son tour à sa fille et à sa petite-fille, le syndrome de l’X fragile.
Curieuse barbarie savante dont seule la science a le secret de sauver d’un bien mérité bannissement lexical ! Même la définition scientifique que l’auteur recopie avec soin ne saura adoucir la tragédie qu’elle renferme dans des termes comme ceux du corolaire des fragilités énumérées plus haut. Elle servira pourtant de clé pour déchiffrer le drame qui secoue ses deux êtres proches qui vont descendre vers l’abîme de la mort l’un après l’autre, à six mois d’intervalle.
Jérôme Garcin aura pour chacun un regard secourable dans un récit qui rajoute à la douleur toute puissante la pudeur d’une rhétorique lénifitive, comme si les mots écrits hésitent d’aggraver davantage la souffrance déjà présente. Il déploie un amour infini, une tendresse qui frissonne et qui tente d’exprimer la douleur d’un fils et d’un frère inconsolé.
Mais si l’homme qu’il est faillit, l’écrivain qui s’exprime trouvera bien les mots pour le dire. Il suffit de lire ce portrait d’une élégance saisissante de la mère qui, même sur son lit de mort a « la beauté maigre » : « Même malingre, cassée, rapetissée, désorientée, ma mère restait une incroyable force de la nature. Elle y ajoutait, en toute occasion, fût-ce sous perfusion, une grâce mozartienne. Maman était une fugue, une sonate pour piano, une fantaisie en ré mineur, une flûte enchantée. »
Il suffit encore de voir ce frère autiste, dont il sait maintenant deviner le comportement d’un X défaillant, entouré de ses dessins qui rappellent ceux d’un James Castle, ce frère diabétique, obèse, malade de covid, que l’on tente de réanimer, entubé et mort dans la solitude d’une absence sous sédation et qui ne cesse de répandre sa lumière si particulière que portent des êtres comme lui dans un monde qu’eux seuls connaissent et éclairent d’une humanité impénétrable.
Tenter de définir le genre littéraire du récit que Jérôme Garcin nous propose s’avère une chose difficile, voire impossible et surtout inutile. Il le sait très bien, on ne fait pas de la critique littéraire pour amoindrir la force de la littérature, encore moins pour lui brider l’élan qui est le sien. On se contentera de constater sa continuité dans l’ensemble de son œuvre et d’en mesurer la force qu’elle se donne pour affronter le réel. Car là où la fiction n’a que peu de place, l’évocation laisse jaillir tout le cri violent qui existe à l’intérieur et qui monte feutré, délicat dans la grande lumière de la souffrance qui le tourmente.
Dans sa prose, le métier pavésien de vivre se conjugue sans cesse avec celui d’apprendre à mourir. Jérôme Garcin est en réalité un Sisyphe s’efforçant d’être heureux tout en parcourant son chemin incessant et portant le poids secret d’une génétique défaillante.
Est-ce la foi, est-ce sa conviction de la présence des morts qui se manifestent à son oreille attentive et qui le font mieux porter ce poids ? Seul lui pourra trouver les mots pour le dire.
Prenons, quant à nous, à témoin ces phrases évoquant encore et toujours la mère croyante : « Pour me tranquilliser, sans jamais regretter mon éloignement des lieux saints, voulant croire au contraire qu’il était provisoire, elle me disait qu’elle avait la foi et qu’il y avait une vie après la vie. On se répétait qu’on s’aimait. »
Dan Burcea
Photo : © F.Mantovani – éditions Gallimard
Jérôme Garcin, Mes fragiles, Editions Gallimard, janvier 2023, 112 pages.