Voici un livre qui risquera de faire fuir quelques-uns de vos camarades, mais de vous faire sans doute gagner quelques adeptes des idées vivement partagées par Lydie Salvayre, l’autrice de l’Irréfutable essai de successologie, qui vient de paraître aux éditions du Seuil. Ce mélange savamment dosé entre mazarinade, libelle et satire dressés contre l’époque tordue que nous vivons est un vrai régal. Reste à savoir qui sont les mazarins et les mazarines qui nous conduisent à notre propre perte et avec qui nous devons composer afin d’assouvir notre désir unanime de réussite. Allons-nous finir par savoir pourquoi cette obsession de briller est devenue le nouveau veau d’or des foules adulatrices de nos contemporains ? Pourquoi s’impose-t-elle comme une nouvelle religion, voire comme la plus pure des réalités ? C’est un tout cas ce que Lydie Salvayre nous promet à travers son ouvrage écrit à l’encre acide-amère et distillé en conseils imbattables.
Dès le début de votre ouvrage, vous postulez l’impérieuse nécessité de remédier à ce que vous appelez « un scandaleux mutisme » et « une telle inconséquence ». Une longue suite d’interrogations tente de renforcer et de justifier l’urgence à laquelle vous vous efforcez à pallier. Quel est cet impératif et quels ont été les motivations qui vous ont conduit à écrire ce livre ?
J’avais le sentiment que le succès n’allait plus à l’excellence et au mérite, mais aux personnes ou aux produits qui bénéficiaient d’une bonne construction marchande et d’une bonne propagande.
Et je craignais que cette obsession, ce culte, cette folie du succès qui envahissait notre époque ne soit nocive à la littérature que j’aime tant ; qu’elle oblige celle-ci à complaire au plus grand nombre ; qu’elle adopte par conséquent une langue simplifiée, nivelée, formatée ; qu’elle excelle dans le savoir communiquer et le buzz ; qu’elle s’évertue à se rendre visible par tous les moyens… Bref, qu’elle devienne une marchandise comme les autres.
Comment avez-vous choisi l’intitulé de votre livre et que renferme-t-il dans son syntagme ?
Pour m’exercer à la satire, puisque ce texte est une satire, j’ai beaucoup relu les satiristes : depuis Rabelais jusqu’à Thomas Bernhard, en passant par Jonathan Swift, La Bruyère, La Rochefoucauld, Voltaire, Rousseau, Chamfort, Hugo, Balzac, Karl Krauss, Julien Gracq, Elfriede Jelinek…la liste est très longue. Et le titre de mon livre est emprunté au plus redoutable d’entre eux : l’irlandais Jonathan Swift, qui a écrit à la fin du 17e : Un Irréfutable Essai sur les Facultés de l’âme.
Vous partez du postulat que « Le succès est la panacée universelle longuement recherchée pour guérir du malheur ». S’ensuivent au fil des pages d’autres facultés curatives, aphrodisiaques, détergentes, jusqu’à finir par devenir une religion. Quel est donc la définition de ce succès et pourquoi est-il devenu, selon vous, le principal moteur du quotidien de l’humanité entière ?
C’est sans doute l’un des effets de la société marchande dans laquelle nous vivons. Et qui répond, dans une vie de solitude et de vide, et où le geste le plus fréquent est de liker et de comptabiliser ces like, qui répond au besoin d’exister en s’exhibant, puisque désormais c’est le paraître qui importe et prouve votre existence.
Peut-on ainsi affirmer que notre monde a mis fin à la discrétion, à l’humilité, à la politesse et à tout ce que procurait l’espace intime au profit de l’apparence, de la visibilité qui règne avec ostentation en tout lieu et en tout temps ? Comment faut-il appeler cette nouvelle posture et quels sont ses ressorts ?
Oui, on assiste à une disparition de l’intime à propos de laquelle le philosophe Michael Foessel a écrit un essai, disparition qui entraîne, dit-il, la disparition de tout esprit critique.
Mais je tiens à préciser que mon livre n’a pas le sérieux d’un essai. En prenant le parti de la satire, je voulais juste, par le moyen du rire, amener les lecteurs à s’interroger avec moi sur les causes et les conséquences de cette religion du succès, d’appeler à la vigilance et de réfléchir peut-être aux moyens de se prémunir de ses dangers.
Deux entités règnent en toute majesté sur cette scène du visible à tout prix que vous illustrez : l’influenceuse bookstagrameuse et l’homme influent. Vous dressez de ces deux prototypes des portraits d’une rare vérité et d’un réalisme stupéfiant. De ces deux-là lequel est le plus symptomatique des temps que nous vivons ? Le plus suivi et peut-être le plus toxique ?
Je crois vraiment que les influenceurs et les influences ne sont que le reflet, le symptôme de notre époque qui pousse par tous les moyens à la consommation, et préfère l’audience au talent, le rentable à la vérité, le spectaculaire à l’authentique, la quantité à la qualité, et le paraître à l’être pour le dire avec de grands mots. Et ce qui est terrible, c’est que les influenceurs et influenceuses sont les propres acteurs de leur chosification : ils s’exhibent eux-mêmes comme des marchandises à obsolescence programmée : achetables, vendables et jetables.
Le même regard réaliste se dresse vers la confrérie (le mot est juste ?) des écrivains. Plusieurs typologies composent ce riche répertoire : l’écrivain confirmé – l’écrivain pamphlétaire – le poète débutant – l’écrivain transfuge – l’écrivain engagé – l’écrivain-homme politique – l’écrivaine féministe – l’écrivain stupide. S’agit-il d’une liste exhaustive et, si oui, que dit-elle du monde littéraire d’aujourd’hui ? Est-ce que certains traits ont des racines loin dans l’histoire, ou avons-nous aussi affaire à des typologies spécifiques à notre époque ?
On trouve déjà, dans les Caractères de La Bruyère, des portraits d’écrivains dans lesquels nous pourrions tout-à-fait nous reconnaître. Idem chez Balzac dans Illusions Perdues. Mais la notion d’écrivain transfuge par exemple, dans laquelle je pourrais me classer, me paraît plus récente. Il est intéressant de savoir que, à l’origine, le mot transfuge qualifiait un militaire qui abandonnait ses troupes pour se rendre à l’ennemi…
Évoquer les critiques littéraires, c’est mettre en face des écrivains leur propres juges qui n’échappent non plus à leur tout à la pression des mondanités et à la tentation du pouvoir. Vous le dites sans détour, « sans les critiques, un livre n’existerait pas ». Et pourtant beaucoup de livres sont jugés sans être lus et à travers des rumeurs, de bruits de couloir et d’autres sentences. Comment continuer à produire de la valeur en littérature ? Et, d’ailleurs, est-elle encore nécessaire cette valeur face à ce besoin impératif d’un succès à tout prix ?
C’est exactement sur ce péril là que je voulais attirer l’attention. Et dire que, s’il paraissait impossible d’être publié hors système, l’on pouvait toutefois dire non à un certain nombre de pratiques : non à l’opportunisme, non aux servitudes séduisantes, non à la pseudo vie, non à la poursuite du succès à toute force et par tous les moyens même si nous entretenions avec lui des rapports ambigus, non à l’intériorisation des normes sociales qui finissent par devenir notre deuxième nature, non à l’intoxication par les clichés, non à l’adaptation parfaite au pouvoir numérique au nom de l’efficacité… En un mot : qu’on pouvait résister à cette « pestilente ambition » dont parlait Montaigne à propos de la soif de notoriété.
L’art de paraître consiste « à vendre du vent, à tout négocier », à tout transformer en marchandise. Quelle est, selon vous, l’étendue de cette marchandisation ? N’est-elle une des causes, si ce n’est la raison principale, de l’appauvrissement culturel et spirituel du monde contemporain ?
Oui, dans un monde globalisé, il faut donc s’adresser à la globalité, et par conséquent s’exprimer dans une langue décontextualisée, déshistoricisée, nivelée, aplatie, étriquée, dans une langue ayant perdu toute singularité, tout caractère propre, toute mémoire.
On est très loin de cette « langue d’âme à âme » dont parlait Hölderlin dans Hypérion.
Dans la catégorie des mensonges proférés, préférés et dont l’usage s’avère profitable, permettez-moi de m’arrêter sur celui qui me semble occuper une place très haute : le mensonge qui remplace en tout impunité le réel. Vous le décrivez par ces mots : « Le mensonge en lieu et place de la réalité, voici l’ultime mutation que l’on diagnostique, aujourd’hui, dans d’innombrables domaines, et qui comporte bien des avantages pour qui veut réussir son coup ». Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Que ce qui compte ce n’est pas la réalité mais son spectacle. Que ce qui compte c’est le pouvoir hypnotique des images. Guy Debord l’avait écrit il y a quelque temps. Tout aujourd’hui lui donne raison.
Permettez-moi de conclure avec vos propos sur l’amitié et sur la conduite à suivre en société. Pour réussir, il faut sans doute savoir naviguer dans ces eaux changeantes et souvent imprévisibles. Et pourtant, peut-on encore de nos jours compter sur ses amis, peut-on vivre seul, peut-on enfin les choisir juste pour servir à nos intérêts ? On sait pourtant que rien n’est plus précieux qu’un amicus certus in re incerta.
Vous l’avez compris, tout le livre est une anti-phrase. Tout le livre use de ce procédé rhétorique qui consiste à avancer une proposition, affreuse si possible, pour que le lecteur entende, évidemment, l’inverse.
Bien entendu, je pense, comme vous, que l’amitié est précieuse, et qu’elle est parfaitement étrangère à tout calcul comme à tout profit.
Propos recueillis par Dan Burcea
Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Éditions du Seuil, 6 janvier 2023, 176 pages.