Les Grands Entretiens de Lettres Capitales : Stéphanie Dupays, « Un puma dans le cœur » (Éditions de l’Olivier)

 

 

Un puma dans le cœur est le troisième roman de Stéphanie Dupays, publié cette fois-ci aux Éditions de l’Olivier. Le destin douloureux d’Anne Décimus, l’arrière-grand-mère de la narratrice, fait trembler les murs de la mémoire familiale de trois générations de femmes et finit par franchir la frontière poreuse qui sépare la légende et la vérité de ce que l’on appelle communément « un secret de famille ». Ce qui impressionne le plus dans la démarche d’écriture de l’autrice qui revêt l’habit d’une véritable enquêtrice, c’est la réussite parfaite avec laquelle elle mélange le coté romanesque et la découverte historique d’une réalité peu connue du grand public, celle de l’asile psychiatrique.     

Votre démarche d’écriture repose, si je puis dire, sur un acte de courage que vous résumez dès le début de votre livre par cette question capable de secouer l’édifice de la mémoire familiale : « Comment dire à une femme dont la vie est en grande partie derrière elle que celle-ci repose sur un mensonge ? » De quoi s’agit-il, qui est cette femme et pourquoi avoir décidé d’entreprendre une vraie enquête pour défier ce mensonge et faire place à la vérité ? Autrement dit, de quelle nécessité et de quel désir est né votre roman ?

Ce livre est né d’une sidération et d’une « colère de vérité ».

Quand j’étais enfant le destin tragique de mon arrière-grand-mère Anne Décimus avait enflammé mon imagination, c’était presque un personnage de conte : dans ma famille paysanne où tous les ancêtres étaient modestes, obscurs et sans histoire, elle accédait au statut d’héroïne car elle mourait d’amour.  Ma grand-mère a passé son enfance et sa jeunesse à l’orphelinat de Soulac en Gironde après avoir perdu son père et sa mère. C’est du moins ce que lui ont dit les bonne sœurs qui géraient l’établissement : sa mère, Anne Décimus, était « morte de chagrin,  le cœur brisé », ne survivant pas à la mort de mon arrière-grand-père et de deux de ses enfants.

Cette légende a volé en éclats il y a dix ans quand j’ai retrouvé le certificat de décès d’Anne Décimus : la date de sa mort ne correspondait pas à ce récit, elle avait survécu près de 40 ans à la mort de son mari. Ma grand-mère n’avait donc pas été orpheline à 6 ans. Cette découverte m’a sidérée, je n’arrivais pas à l’assimiler. Tout ce que je n’arrive pas à comprendre appelle l’écriture, car c’est avec ce qui résiste qu’on écrit. Avec ce qui insiste aussi et ce mystère insistait comme si le fantôme de cette femme me disait quelque de moi. Mon premier titre de travail était « Apaiser nos fantômes » ; cette histoire avait quelque chose de flottant, de  flou ; il fallait lui donner une forme par le récit.

J’étais très proche de ma grand-mère (qui vivait avec mes parents et moi, comme dans les familles paysannes ancestrales) et le mensonge qui lui avait été fait m’a mise en colère. Ce livre est né d’une « colère de la vérité »  par rapport  à la double violence à l’encontre de mon arrière-grand-mère Anne Décimus dont l’existence a été effacée niée, et à l’encontre de sa fille, ma grand-mère qui a été privée de mère.

La phrase que vous citez se réfère à un moment difficile de mon enquête, j’ai beaucoup hésité à partager cette découverte avec ma grand-mère : que savait-elle ? Fallait-il lui apprendre que la version de son histoire grâce à laquelle elle s’était construite était fausse ?

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce roman à la première personne, en quoi cette histoire vous concerne-t-elle personnellement ? Sinon, comment faut-il comprendre cette phrase : « Moi, je veux documenter ma perte » ?

C’est peut-être justement pour comprendre en quoi cette histoire me concerne que j’ai utilisé pour la 1ère fois la 1ère personne. Car là aussi il y avait un mystère : pourquoi ai-je été autant bouleversée par une histoire arrivée il y des décennies à une femme que je n’ai pas connue ? Cette histoire m’a hantée pendant des années avant que je n’ose écrire, il y avait quelque chose qui m’appelait dans ce personnage mais je n’arrivais pas à comprendre quoi.

Etrangement, je me sentais moi aussi dépouillée de quelque chose, mais de quoi ? Ce livre est donc une enquête sur Anne Décimus mais aussi sur l’héritage transgénérationnel : de quoi hérite-t-on au-delà de nos ancêtres que nous avons connus ? La folie, le délire se transmettent-ils par-delà les générations et sous quelle forme ? Et comment vivre avec cet héritage ?

À ce stade, je vous laisse résumer la vraie histoire d’Anne Décimus, devenue « fille de la Lune » et « fille du Soleil ». Ainsi, vous nous apprendrez à « dire le voyage d’une simple folle dont la vie sans éclat n’est pas éclairée par le génie créateur ».

Anne Décimus a été déclarée morte parce que c’était moins honteux que d’être folle. Elle a passé près de 40 ans dans un asile bordelais où elle a survécu à la guerre (contrairement à des dizaine de milliers de patients morts de faim). Elle n’a jamais cessé de clamer son désir de liberté et d’écriture, au lecteur de découvrir comment !

Est-ce pour ces mêmes raisons qu’il est impossible à votre narratrice de se représenter le visage de son aïeule, que son portrait ne peut être dessiné qu’en noir et blanc ?

Je n’ai aucune image de mon arrière-grand-mère. La description trouvée dans le registre de l’hôpital est très sommaire et ne permet pas de se la représenter. Pendant l’écriture je « voyais » souvent une œuvre d’Helena Almeida, qui recouvre son propre visage de peinture bleue :

La vignette sur la couverture du livre reprend cette vision d’une femme déchirée et effacée par la couleur, un rouge-orangé. Je trouve cette image poignante et très belle.

Il n’y a pas que l’érosion du temps qui pousse les gens à l’oubli, il y a, selon votre narratrice, un certain renoncement à combler le trou de mémoire creusé par « une autre époque » qui encourage l’indifférence. Votre narratrice s’insurge contre cette forme d’accommodement avec la réalité. « Ecrire – dit-elle – est la manière de regarder la réalité sans qu’elle s’abatte sur moi comme une maison en flamme, la seule manière de retrouver ce qui est perdu dans les décombres ». Pensez-vous que la mission – permettez-moi ce terme un peu engagé – de l’écriture est de sauver et de redonner lumière à un réel perdu sous les décombres de l’Histoire ? 

Oui, à travers ce roman j’ai voulu garder une trace de ces vies invisibilisées et confisquées pendant des années dans des asiles. L’Histoire est écrite par les vainqueurs, j’ai voulu rendre la parole à ces femmes internées qui ont crié dans le désert sans être entendues. L’écriture de l’intime peut aussi être engagée : cet engagement ne prend pas la forme d’une idéologie, le roman engage par l’espace commun qu’il crée, espace commun mis à mal aujourd’hui, où les fractures entre les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » n’ont jamais été aussi profondes. S’il y a un pouvoir du roman c’est de faire le pont, de permettre un décentrement empathique, de se mettre à la place, d’accéder à la souffrance d’autrui. En donnant à voir la souffrance de l’enfermement, j’espère permettre aux « premiers de cordée » de se mettre un peu, le temps de la lecture, à la place des plus vulnérables. Se reconnaître dans l’autre même lorsque cet autre prend le visage d’une folle oubliée dans un asile et comprendre à quel point son humanité est nôtre peut constituer un effet secondaire de la lecture.   

Tous ces questionnements finiront par pousser votre narratrice à faire des recherches sur la personne de son arrière-grand-mère. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce côté documentaire qu’a nécessité l’écriture de votre roman ? Pensez-vous qu’un tel sujet demande plus un ancrage dans la réalité historique que dans la fiction ? Comment voyez-vous en général le rapport entre réel et fictionnel dans votre travail d’écriture ?

La vie de cette arrière-grand-mère dans la version qu’on m’a racontée et que je me suis imaginée, enfant, était déformée par le mensonge et la légende. La découverte de l’internement d’Anne Décimus a laissé la place à une tout autre version là aussi en partie fantasmée : quand on pense à l’asile au XXème siècle on a tous en tête des images terribles issues de films comme Vol au-dessus d’un nid de coucou. J’ai ressenti la nécessité de revenir au document, aux faits, aux dates pour désensorceler cette histoire.

Cette démarche correspond à ma manière d’être aussi : j’ai besoin de creuser, d’aller voir derrière les apparences, de comprendre en mobilisant toutes les ressources, pas seulement l’histoire et la médecine mais aussi les sciences-sociales.

Je me posais beaucoup de questions sur la mémoire transgénérationnelle, qui n’est pas celle de l’héritage direct et conscient mais ce qui se transmet à notre insu depuis beaucoup plus loin, et naturellement j’ai eu besoin de recourir à la science pour y voir plus clair. Ma formation aux sciences-économiques et sociales m’a fait comprendre que beaucoup de phénomènes qui semblent au premier abord relever de la psychologie, des sentiments, des manières d’être ont des causes sociales : le silence de ma famille par exemple est plus qu’une question de caractère, il est le produit de l’histoire, d’une place dans l’espace économique et social qui pousse à ne pas trop faire parler de soi, ne pas oser, ne pas s’exposer. L’enfermement d’Anne Décimus est autant une question médicale qu’une question d’ordre public qui renvoie à des choix politiques et sociétaux.

Je n’oppose pas réalité et fiction, au contraire. Je me reconnais bien dans cette phrase de Boris Vian « L’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». J’ai imaginé la vie d’Anne Décimus à l’asile mais cette fiction prend appui sur des sources, la réalité historique est un tremplin à l’imagination. Mes deux 1ers romans étaient aussi très documentés même si cette étape n’était pas visible en tant que telle dans le livre, le matériau documentaire m’a servi à camper des atmosphères, des lieux et des personnages crédibles et faire que le lecteur y croit. Dans « Un puma dans le cœur » une des difficultés était de faire en sorte que le matériau documentaire ne coupe pas l’élan romanesque, je voulais que le lecteur tourne les pages comme dans mes romans.

Je crois de moins en moins aux démarcations nettes entre les genres, le roman englobe et digère toutes les manières d’écrire. J’ai du mal avec la fiction centrée sur soi ; ce qui m’intéresse c’est d’ouvrir la focale et de sortir de l’anecdote intime pour ouvrir sur quelque chose de plus ample, et à partir d’une histoire personnelle de dire des choses sur le monde, ici sur la prise en charge de la folie, sur l’hôpital, sur le tabou de la maladie mentale.

Avec les recherches de votre narratrice, nous pénétrons dans l’univers peu connu des malades psychiatriques dont on a du mal à sentir, à voir et à comprendre la souffrance. Que pouvez-vous nous dire de cette souffrance cachée qui est un des thèmes très fort de votre roman ? Comment comprendre cette phrase très dure : « Chacun s’arrange comme il peut avec la souffrance » ?

En effet, la souffrance psychique est la matière-même de mon roman. Celle de mon arrière-grand-mère Anne Décimus bien sûr que j’ai tenté d’approcher au travers de ce livre, mais  comment une femme du XXIème siècle, libre de ses mouvements et -à peu près- libre de ses pensées, peut-elle comprendre ce que vit une aliénée enfermée à l’asile et cadenassée dans son psychisme ? Le roman m’a permis de me représenter ce que signifie délirer, halluciner, au-delà des clichés qu’on peut avoir sur ces réalités.

La souffrance est aussi celle transmise aux générations suivantes, en particulier à ma grand-mère (la fille d’Anne Décimus) qui a cru sa mère morte.

“Chacun s’arrange comme il peut avec la souffrance” est une phrase que je prononce à la fin du livre et qui marque une réconciliation, du moins une compréhension des attitudes de chaque membre de la famille par rapport à cette histoire horrible. Au début du livre, j’étais en colère contre le silence qui avait entouré Anne Décimus, cette enquête m’a permis de comprendre que «tout le monde a ses raisons » (pour reprendre la phrase de Renoir). 

Vous touchez également à l’histoire de la médecine, au moins de cette discipline. Qu’avez-vous appris à cette occasion de cette évolution ?

La durée des séjours à l’asile m’a énormément frappée. Quand Anne Décimus entre à l’asile, la moitié des malades sont là depuis plus de dix ans et certaines plus de 30 ans. Il y a une coupure nette avec l’invention des psychotropes dans les années 1950, qu’Anne Décimus aura peu connue. Apaisés, les patients peuvent davantage sortir de l’hôpital et les hospitalisations au long cours diminuent fortement.

L’autre grande révolution au XXème siècle est la sécularisation : au début du siècle les religieuses assuraient le soin et la surveillance des malades et, peu à peu, la profession d’infirmière s’est laïcisée et professionnalisée. A travers ce livre j’ai vu évoluer les pratiques médicales et les hommes et femmes qui  consacrent leur vie au soin.

Enfin j’ai lu beaucoup de travaux sur la question des 40000 aliénés morts de faim pendant la 2e guerre mondiale pour tenter de comprendre comment Anne Décimus a pu y échapper.

Revenons à Anne fille du Soleil. Sa personnalité peut être lue aussi à la lumière des mots qu’elle ne cesse d’écrire tout au long de son séjours. Les lettres qu’elle adresse aux médecins sont des témoignages précieux en ce qui concerne la complexité de sa personnalité et de son équilibre mental, si l’on puisse dire. Est-il facile d’imaginer de tels textes, que disent-ils de votre personnage qui veut montrer à tout prix qu’elle est encore habitée par la soif de vivre ?

Là encore mon imagination s’appuie la documentation : les lettres sont fondées sur de vrais écrits. Car comme il y a de l’art brut en peinture, il y a, je crois, des éclats d’art dans les écrits de malades anonymes. Ces lettres  révèlent une créativité stupéfiante, un besoin entêtant de dire,  et constituent une forme de résistance sourde à la brutalité des lieux. Les écrits d’Anne Décimus sont empreints d’une poésie forte et troublante, d’irrévérence, d’humour aussi parfois, d’une détresse poignante souvent :

Mes rêves sont rouge opaque comme du sang d’un cochon éventré sur mes mains

Le côté administratif, pécuniaire, viendra s’interposer dans l’histoire de la pensionnaire dont la famille devra payer les frais d’hospitalisation. Votre narratrice qui est elle-même engagée dans les services de l’Etat, n’hésite pas à exprimer sa révolter contre cet aspect qui met l’administratif devant les besoins réels des gens nécessiteux. « A travers eux, c’est moi et les miens que l’on blesse » – écrit-elle. Que veulent dire ces paroles ?

Mon engagement pour le service public et plus particulièrement les politiques sanitaires et sociales n’est pas sans lien avec mon histoire. Je l’ai mieux compris grâce à ce livre.

Pour des raisons sociologiques, il y a en France une coupure entre ceux qui font, gèrent, évaluent les politiques sociales (la fameuse « technocratie ») et les «usagers» de ces mêmes politiques. Je ne ressens pas cette coupure, au contraire.

Concernant le titre de votre roman, pouvez-vous nous dire qu’est-ce qu’un puma dans le cœur d’une femme ? 

L’expression fait référence au fait que les psychotiques peuvent avoir la sensation que leur corps est possédé par des parasites, des bêtes. Dans les écrits de malades mentaux, on trouve des expressions comme celle-ci, poétiques et étonnantes. J’ai voulu rendre justice à ces éclats de beauté dont chacun peut être l’auteur, à côté de l’art estampillé comme tel. Mon titre de travail était « Apaiser nos fantômes ». Dans la liste de titres possible que j’ai proposés, mon éditrice a préféré celui-ci, plus original et mystérieux.

« Dans ma famille on parle peu », dit votre narratrice. Peut-on dire, pour conclure, que votre roman est la preuve visible qu’il est possible de combler ce déficit de langage à cause duquel la mémoire est condamnée au silence ? 

Oui, et au-delà de mon livre, je crois que beaucoup d’écrivains viennent de familles silencieuses. Comme si le livre était un moyen de prendre la parole et d’être écouté, mais sans violence, en inventant une forme sur mesure qui colle à cette histoire pleine de mystères et de silences.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de l’autrice © Patrice Normand

Stéphanie Dupays, Un puma dans le cœur, Éditions de l’Olivier, 2023, 208 pages.

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article