Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils ont tout pour réussir, sauf qu’au premier battement d’ailes d’un papillon vivant sur le continent où le chômage est roi, tout s’écroule et part à la dérive sur le radeau nommée Séparation. Cette chute cruelle et inattendue déverse sur leur quotidien son lot d’amertume prête à fissurer le lien déjà assez fragile de leur vie commune. Le manque manifeste d’amour finit par assassiner la magie de leur liaison. Tout s’effondre sous le poids des habitudes et du mimétisme social qui nie l’unicité de l’être, en les plongeant dans le néant d’une désespérante routine. Les paroles font place aux silences et les gestes oublient rapidement toute trajectoire de tendresse. Bienvenue dans le monde de Mélanie et Antoine, les héros du nouveau roman «Il bouge encore» de Jennifer Murzeau !
Cette jeune et talentueuse écrivaine et journaliste qui s’était déjà fait remarquer par son premier roman,«Les grimaces» (Éditions Léo Scheer, 2012), nous propose cette fois un récit poignant sur les limites du lien conjugal soumis à la pression du monde contemporain mercantile qui dévore les énergies d’une génération de jeunes cadres vivant «le stress au corps, compagnon habituel» sous le bulldozer de la rentabilité et sous la pression coercitive d’un holisme sociologique bien installé. Faisant part dans une récente interview[1]de sa clairvoyance à l’égard de la réalité qui l’entoure et se défiant de tout type de manichéisme et de conditionnement qui régit nos existences, Jennifer Murzeau convoque dans son nouveau roman une longue série d’éléments pour tisser une intrigue chargée d’une réelle tension narrative. Liberté de langage frôlant la désinvolture, mise à nu de la vie intime et du paroxysme du désir d’enfant, conventions familiales et sociales menant à l’isolement et à la solitude, consumérisme synonyme d’aliénation, vide existentiel, et surtout absence criante d’un amour durable et vivifiant, ce sont autant de repères autour desquels elle construit les portraits de ses personnages.
Loin de vouloir rédiger un indéfectible inventaire de nos malheurs, Jennifer Murzeau entreprend un minutieux travail d’exploration des problèmes d’une génération qui est, en fin de compte, la sienne, son âge, identique à celui de ses personnages, plaidant largement en faveur de cette thèse. Cependant, son sens romanesque et son expérience de scénariste l’aide à instaurer une véritable graduation, un tri qui focalise son récit sur deux thèmes dont la substantialité pourrait être qualifiée de classique, tellement ces thèmes sont porteurs d’universalité. Ainsi, elle accorde une place particulière, d’une part, au devoir de réussite professionnelle d’Antoine et, de l’autre, à l’accomplissement dans la maternité de sa féminité, sommet d’une nécessaire efflorescence ouverte à la fécondation, pour Mélanie. Indispensable à la construction de son roman, ce choix répond aux yeux de Jennifer Murzeau au besoin de narrativité dans lequel Paul Ricœur voyait un paradigme de notre intériorité. Dès lors, sa priorité sera de construire avec les outils de la narration un univers capable d’offrir à ses personnages l’occasion de devenir des héros de fiction, quitte à devoir les faire passer par les épreuves dures mais nécessaires à leur processus de maturation.
Une fois le décor planté et les personnages en place, le spectacle peut commencer.
Là encore – faut-il le rappeler –nous sommes surpris par la lucidité avec laquelle Jennifer Murzeau construit son récit. La jeune romancière ne cherche pas des artifices de style, ne succombe pas non plus à des tentations psychologisantes ou nombrilistes, n’ambitionne pas les effets dispendieux ou la mièvrerie ni le suspens gratuit ou le clinquant des tabloïds. Elle garde une lucidité qui l’aide à saisir tous les détails et à dresser le journal intérieur du naufrage que vont subir ses personnages. En cette performance son art littéraire trouve toute sa justification et sa richesse. Car comment décrire autrement cette aventure malheureuse que vit le couple d’Antoine et Mélanie ? Ne s’étaient-ils pas consacrés à la réalisation d’un cocon familial dont la vocation était celle d’accomplir leur entrée dans la vie adulte et de participer au bonheur du couple, surtout par l’achat d’un appartement comme une consécration de ce projet, surtout que le crédit contracté les projette vers l’avenir ? Ne bénéficiaient-ils pas de la position sociale à laquelle leur profession de cadres supérieurs leur donnait droit ? Sans aucun doute que oui, et cela même s’ils devaient accepter des compromis pour essayer de s’accommoder, chacun à sa manière, avec la réalité professionnelle. Nommé directeur des ventes, Antoine a su faire face à la crise économique et aux licenciements de 2009. Il bénéficie désormais de la confiance du patron et voit sa vie en rose : «il se conforte dans ses idées, et celles-ci l’enveloppent douillettement, […] ses pompes sont de la classe des dominants […], leur cuir est robuste tout en étant souple, offrant un confort et une élégance incomparables». Mélanie, quant à elle, subit la course entre les métros toujours bondés, les présentations PowerPoint et les urgences de plus en plus pesantes des signatures des contrats. Elle doit, en plus, faire face à Laurence, sa supérieure, une harpie qui n’arrête pas de lui mettre la pression, dans un torrent d’imprécations du style novlangue managériale : «Fallait avancer là, ça lambinait, c’était juste pas possible, fallait se mobiliser, elle la challengeait, pas moyen d’avoir ces conneries dans les pattes alors qu’elle devait répondre à l’appel d’offres du siècle». Sa vie s’est transformée en une comptabilité qui a besoin de l’oxygène des bons points pour éviter l’étouffement : «Mélanie compte les points en permanence. Avec sa boss, avec son mec, avec son père, sa vie est un match interminable, une course sempiternelle, une lutte qui la rend fragile et inquiète toujours». Sans compter, bien évidemment, sur son désir ardent d’avoir un enfant, symbole pour elle d’une réussite, d’une revanche sur la vie et de garantie d’un «bonheur domestique», comme elle aime nommer l’idéal familial. Sauf que la nouvelle du licenciement d’Antoine tombe comme un coup de massue qui assomme d’abord l’intéressé et ensuite sa compagne. Comment imaginer désormais la vie sans cette sécurité avant tout financière pour un jeune couple insouciant jusque-là ? Incomprise, mal digérée et ressentie comme une injustice, cette décision met Antoine au pied du mur, le frappe dans sa fierté et le ramène à son passé d’enfant mal aimé, vivant dans l’ombre de son grand frère. L’annoncer à Mélanie lui demande déjà un effort surhumain, mais ce qui sera encore plus difficile ce sera de regagner sa confiance. Ses journées se remplissent d’un «vide sidéral»,il est persuadé que «sa vie était un échec, une comédie pas drôle, qu’il n’avait envie de rien du tout, que le temps ne passait pas». Même l’envie de chercher du travail lui manque. Un seul entretien raté au Pôle emploi le décourage pour la vie.
Pendant que son homme s’enferme dans son immobilisme, Mélanie continue à se tuer à la tâche et persiste à rêver au calme de la vie de famille. Battante, active et émancipée, elle voudrait refuser son autocomplaisance et se lancer dans un combat contre le découragement d’Antoine, en mettant en place une stratégie «win-win», malgré la conviction de plus en plus évidente que celui-ci est resté «un adolescent retardé». Et cela pendant que celui-ci est de plus en plus convaincu qu’il mène«une vie de lose» qui le terrorise. Désormais, toutes les occasions sont bonnes pour se faire la guerre, jusqu’à ce que le silence s’installe à la place d’un dialogue libérateur dont aucun d’entre eux n’a les véritables codes. Même leurs corps se refusent, le rituel amoureux se remplit de frustration. De là jusqu’à la séparation, il n’en reste qu’un pas qu’ils sont appelés à franchir. À travers le regard de son narrateur, Jennifer Murzeau scrute d’une manière décomplexée la vie de ses personnages ; rien n’est épargné, ni les scènes de ménage envenimées par des paroles crues qui blessent par leur violence ni le regard indifférent et d’autant plus blessant des autres ni les trahisons, les peurs ou les doutes. Cette violence est en revanche complétement dépourvu de cynisme et de vulgarité. L’auteure se tient à distance, se contentant seulement d’enregistrer cette dérive, sans la mesurer ou l’accompagner de jugements. C’est dans cette objectivité qu’elle puise la force de dresser un portrait exigeant de la société d’aujourd’hui et de sa cruelle manière de broyer ses sujets dans des moments de difficulté et de crise des valeurs. Car, si Antoine n’arrive pas à s’en sortir et à se reconstruire professionnellement de la manière conventionnelle, Jennifer Murzeau imaginera pour lui une autre manière de franchir le pas vers le monde de l’écologie où des valeurs nouvelles l’attendent. Ce choix qui semble tracer un cap nouveau dans l’économie du roman joue le rôle d’une véritable bouée de sauvetage pour son personnage, même si, à première vue, il le fait pénétrer dans un territoire miné par la tentation d’une idéologie nouvelle. Cette nouvelle croyance en la défense de la planète sera-t-elle suffisamment forte pour effacer son aveugle confiance initiale dans l’économie de marché ? En tout cas, Antoine y met toute son assurance et défend envers et contre tous cette noble cause. Lasse et fatiguée, les yeux cernés, après une année de guerre, Mélanie se regarde dans la glace décidée de se requinquer, «et, pronto, le temps file », se dit-elle. Elle va investir son énergie débordante dans cette reconstruction qu’elle a du mal à entrevoir pour le moment. Devant ce carrefour qui les exclut désormais, il faut les imaginer en train de se regarder du coin de l’œil et s’éloigner en silence. Ce silence qui n’est autre chose que ce que l’un d’entre eux avait nommé à un moment donné «le mysticisme du désespoir».
C’est donc contre cette maladie dont souffre curieusement, paraît-il, la jeunesse d’aujourd’hui que Jennifer Murzeau se bat avec les moyens littéraires. Et elle le fait merveilleusement bien, avec talent et maîtrise. C’est ce que l’on appelle un pari littéraire réussi !
Dan Burcea
Jennifer Murzeau, Il bouge encore, Éditions Robert Laffont, 2014, 256 p, 18,50 euros.