Par son troisième roman, Mon maître et mon vainqueur, François Henri Désérable prouve sa capacité incontestable de sublimer la fragile condition humaine en la greffant sur cette volonté « d’échapper au réel, le piètre réel que désavoue la fiction de l’ivresse » qu’il va emprunter à Tina, son héroïne. Son livre est en effet ce mélange d’enivrement amoureux et de rêverie poétique, le tout raconté dans le cadre surprenant d’un compte-rendu formulé par le narrateur devant un juge d’instruction.
Entre fait divers et immersion dans la poésie touchant de près les frissons romantiques et le suspense du polar, votre roman se penche sur la relation entre le factuel et le fictionnel. Comment est-il né ?
Ce roman est né d’un chagrin d’amour. On sait qu’il existe d’innombrables moyens de surmonter un chagrin d’amour – écrire des poèmes par exemple. Ça n’est pas très original : qui n’a pas déjà composé quelques vers après avoir eu le cœur brisé ? C’est d’un banal… Et c’est ce que j’ai fait, à la différence près que j’avais dans l’idée de le publier, ce recueil de poèmes. Et puis je me suis ravisé, j’ai pris certains de ces poèmes que j’ai enrobés de fiction – d’où ce roman, histoire fictive d’une passion pas si simple, énième variation d’un amour réciproque malheureux, où je tente de restituer l’indicible émoi d’un amour impossible.
Son titre emprunté à un vers de Verlaine atteste cette cohabitation par laquelle « un Clairfontaine à grands carreaux de quatre-vingt-seize pages » devient pièce à conviction dans l’enquête. Que dit ce titre sur la perspective que vous avez souhaité donner à votre roman ?
Ce roman s’est tour à tour appelé Chiaroscuro, Palimpseste, Bien à toi, Une humide étincelle, Rien ne passe après tout… Pas un seul de ces titres ne m’était satisfaisant. Et puis une nuit, à Rome, je lis un recueil de Verlaine et je tombe sur ces vers :
« Est-il sensible ou moqueur,
Ton cœur ?
Je n’en sais rien, mais je rends grâce à la nature
D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur »
Eurêka ! Je tenais mon titre. Pour moi, ce titre dit l’amour comme « assomption démentielle de la dépendance », selon la définition de Barthes. J’aurais peut-être pu trouver autre chose, mais qu’y puis-je si Milan Kundera s’est accaparé tous les meilleurs titres ? Car enfin, ce roman j’aurais tout aussi bien pu le titrer La Valse aux adieux ou Risibles amours…
Mais revenons, si vous voulez bien, aux faits, à l’histoire passionnelle de Vasco et Tina. Pourquoi le juge devant lequel est convoqué votre narrateur en sa qualité d’ami des deux protagonistes dit que cette affaire est « un véritable casse-tête » ?
Cette affaire est pour le juge un casse-tête car nous avons un homme, Vasco, qui est mis en examen et qui refuse de dire quoi que ce soit, au prétexte que tout ce que le juge doit savoir se trouve dans un cahier sur lequel il a écrit des poèmes. Il ne veut pas parler mais répète en boucle le prénom de Tina, qui pas plus que lui n’a l’air disposée à aider le juge à résoudre l’enquête. Voilà pourquoi il va convoquer leur ami commun, qui est le narrateur de cette histoire, et qui va l’aider à dénouer les fils de cette passion amoureuse en se faisant l’exégète du recueil de poèmes.
En effet, car si les témoignages sèment plutôt la déroute, ces paroles de Vasco renvoient clairement vers son fameux cahier. Que contiennent ces poèmes ?
Ces poèmes sont protéiformes : il y a là des sonnets tout ce qu’il y a de plus classique, en alexandrins, avec alternance des rimes masculines et féminines, etc. ; mais aussi des quatrains en hexasyllabes ; des haïkus ; un pastiche d’un poème de Desnos… Le tout dit en rimes et en rythmes l’amour qui a lié Vasco à Tina. Mais il faut parfois les déchiffrer, ces poèmes, d’où le rôle du narrateur qui a juré devant le juge de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité – qui n’est pas toujours l’opposée du mensonge (vaste sujet que j’avais déjà exploré dans mon précédent roman, Un certain M. Piekielny, où je me demandais si le mensonge n’était pas une variation subjective de la vérité).
Pourriez-vous dans ce contexte faire un court portrait de Vasco, cet être tourmenté ?
C’est un homme d’une trentaine d’années, tout à fait banal. Il est célibataire, gagne sa vie comme conservateur à la Bibliothèque nationale, et vit dans une petite maison à Montmartre qu’il lui arrive de sous-louer pour payer son loyer. Tout va bien dans sa vie jusqu’au jour où il s’éprend de Tina, comédienne et mère de jumeaux dont elle s’apprête à épouser le père. Pour elle, Vasco va dérober le cœur de Voltaire, acheter aux enchères pour une somme qu’il ne possède pas, le revolver avec lequel Verlaine a tiré sur Rimbaud, etc. Sa vie bascule dans l’irrationnel. Pourquoi ? Parce qu’il est en proie à une passion amoureuse. Et qu’est-ce qu’une passion amoureuse ? C’est la raison qui rend les armes.
Il faut dire aussi que la vie de Tina est elle-même plongée dans la fiction. Il y a chez elle « une volupté à se laisser ensevelir sous les mots ». Que pouvez-vous nous dire de son amour pour la poésie, mais surtout pour celles de Verlaine et Rimbaud ?
De Verlaine, surtout. Difficile de parler de l’amour qu’a Tina pour Verlaine sans paraphraser le roman. Mais comme je suis paresseux, je cite : « Verlaine, elle l’avait découvert à vingt ans, dans un de ces rades qui lui tenaient lieu de maison secondaire. Elle en aimait la lumière blafarde, les tireuses à bière et le flipper dans un coin, à côté des chiottes ; elle en aimait la compagnie des poivrots, pour qui l’avenir se lit dans des sous-bocks, des jeux à gratter, pour qui le petit coup rend la vie tolérable. L’exemplaire des Poèmes saturniens traînait sur la banquette en skaï rouge ; elle s’était mise à le lire ; elle s’était mise à pleurer. Les larmes ruisselaient sur ses joues : elle avait trouvé dans Verlaine un semblable et un frère, quelqu’un qui comme elle avait voulu échapper au réel, le piètre réel que désavoue la fiction de l’ivresse, qui comme elle avait eu le cœur vaste et comme le sien dévasté, comme elle avait dansé au bord de l’abîme, y avait chu, mais en était revenu avec des vers lumineux, pleins de fantômes vermeils et de soleils couchants sur les grèves. » De là, elle est venue à Rimbaud, et quand on découvre Rimbaud à vingt ans, difficile de ne pas se laisser ensevelir sous les mots…
Quel rôle joue Tina, non pas dans le théâtre dont elle fait son métier, mais dans la vie réelle, enfin, dans les pages de votre roman ? Ne pensez-vous pas que le choix que cette vie lui impose entre une vie de famille, ses enfants et son désir pour son amant est en lui-même un thème dramatique, un choix cornélien ?
Sans terzo incomodo, pas de roman d’amour. « Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, disait Baudelaire, c’est que c’est un crime où l’on ne peut se passer d’un complice ». Tina fait de Vasco son complice, sauf que la vie ça n’est pas comme au théâtre, dans la vie le rideau ne tombe pas – ou plutôt il ne tombe qu’une seule fois, et alors on est mort.
Pour que cette tension persiste, pour que leur histoire reste « exemplaire » ne doit-on les garder dans cette posture romantique ? « Dépouillez le chagrin d’amour des oripeaux du romantisme », dit votre narrateur, pour qu’il n’en reste plus que la triste image d’une insupportable souffrance. Croyez-vous en cette nécessité du rêve pour dompter la condition humaine ?
Je ne sais pas pourquoi, votre question me fait songer à l’analyse que fait Thierry Bodin d’Elle et lui, où George Sand romance la passion qu’elle eut avec Alfred de Musset. Ce roman, dit Bodin, livre le « constat sans amertume de la fin d’un amour perdu, de l’impossible quête romantique de l’amour absolu ». L’impossible quête romantique de l’amour absolu… c’est aussi là le sujet de Belle du Seigneur, à mes yeux le plus grand roman d’amour du XXe siècle. Et c’est peut-être aussi celui de Mon maître et mon vainqueur et de n’importe quel roman d’amour paru depuis.
Pour conclure, je vous demanderais de commenter cette remarque de votre narrateur adressée à un confrère novice : « le bon romancier doit avoir à l’égard de ses personnages le cœur tendre et l’œil dur ». Que veut-il dire par ces mots ?
Il ne faut rien leur passer – rien de leurs fêlures, rien de leurs travers. Et néanmoins, en dépit de ces fêlures, en dépit de ces travers, il faut les aimer.
Propos recueillis par Dan Burcea
Photo de F-H Désérable © Éditions Gallimard
François-Henri Désérable, Mon maître et mon vainqueur, Éditions Gallimard, sept. 2021, 192 pages.