Rentrée littéraire 2023 – Amélie Nothomb : Psychopompe

 

 

Avec son nouveau roman, Psychopompe, Amélie Nothomb renoue avec le thème de la condition de l’écrivain qu’elle avait magistralement traité dans L’Hygiène de l’assassin, son roman de début en littérature en 1992. Dans un livre dédié à ce roman, Alexandra Desmurs l’appelait « son manifeste », en précisant « qu’il comporte tout ce qu’elle pense de l’art d’écrire, ainsi que sa vision du monde[1]».  

Laureline Amanieux avait raison de qualifier à son tour l’œuvre nothombienne de « récit siamois » où l’on découvre « toutes les tensions à l’œuvre dans les romans d’Amélie Nothomb – du romantisme noir à la fantaisie, des manipulations du temps à l’obsession de la culpabilité, d’une nomination duelle à la stylisation des conflits » qui nous aident à comprendre que « leur enjeu est de réparer par le langage une identité constamment soumise à des destructions[2] ».

L’incipit de La Nostalgie heureuse (2013) nous rappelle une autre vérité sur la fécondité de cette autrice qui parle souvent de l’écriture comme d’un enfantement : «Tout ce que l’on aime devient fiction». Explorer, pour reprendre la devise camusienne, la part de vérité qu’est capable de révéler cette formule pour une autrice avec une existence si prodigieusement ancré dans le miraculeux et faisant de la littérature le moyen le plus secret pour contenir le spectre multicolore de sa personnalité devient un vrai défi pour la critique.

Le nouveau roman Psychopompe qu’Amélie Nothomb vient de publier à l’occasion de cette rentrée littéraire enrichit cette liste thématique avec une référence explicite à ce que nous pourrions appeler dans la ligne baudelairienne une singularité existentielle de l’écrivain créateur incompris dans un monde où tout devient symbole, mystère et réalité qui se moque des explications. La présence de l’oiseau renvoyant à l’idée de liberté et d’éveil déclenche un réel métamorphisme de la vue et une vraie sensation d’envol, en passant de « l’oiseau était la clef de mon existence » à « l’oiseau serait mon mystère » pour finir avec « l’oiseau devint permanent en moi ». Or, on le sait, il y a chez Amélie Nothomb une soif quasi obsessionnelle de plonger dans les eaux les plus profondes de la fiction, en choisissant l’entrée la plus surprenante, la plus éloignée du sens commun. Ce cheminement difficilement explicable, car appartenant au mystère intérieur des choses et à la fragilité de notre entendement, bénéficie dans son écriture d’une perméabilité exceptionnelle entre les frontières diégétiques et mimétiques de la narration oscillant entre le verbal et le non-verbal afin de saisir « ce qui dépasse – selon elle – notre entendement ».

Rien de surprenant d’apprendre qu’enfant, contemplant au gré des mutations de son père diplomate, elle s’intéresse aux oiseaux, et qu’à force de contempler leur fragilité et l’effort que nécessite leur envol, elle souhaite devenir oiseau et constater tout simplement avoir acquis la vision latérale. « Je l’ai vécu – écrit-elle – à la manière d’une révolution : voir le monde sur les côtés, c’était si neuf qu’il n’y avait rien à redire ». L’écriture devient elle-même « cette gymnastique qui permettait de s’envoler », pour arriver à cette surprenante conclusion : « Écrire, ce serait voler ». 

En citant Cocteau dans La difficulté d’être, Amélie Nothomb définit le style littéraire comme « l’ensemble des techniques que développe chaque auteur véritable pour empêcher sa phrase de sombrer ». Elle refuse l’aide de la métaphore lorsqu’elle parle d’équilibre vital dans l’exercice d’écrire, n’y voyant qu’un travail sans filet où sa fragilité risque de lui être fatale au cas où sa phrase – vrai battement d’aile – arrêterait son ascension. C’est ainsi que l’écriture devient chez elle chant d’alouette, «une mélodie tenue», «une musique de survie», résultat d’un effort sans cesse renouvelé où « l’écriture s’évade de tout ancrage, se déploie et renouvelle à chaque seconde le miracle qui lui permet de tenir un instant supplémentaire ».

Tout ce que nous venons de consigner sur l’écriture-vol-musique et équilibre fragile dépasse chez Amélie Nothomb la candeur d’une image artistique et l’exubérance des tournures de mots. Ses considérations concernant son ars scribendi sont d’un pragmatisme manifeste, un exercice de survie, un effort « colossal » égal à celui du vol quotidien de l’oiseau, « l’exercice le plus haut, à l’égal de voler », mais aussi un combat contre le froid, contre le gel (et le sentiment de sa propre disparition ?) qui l’envahit, preuve « d’une hostilité extrême », recherche de « savoir jusqu’où je peux escorter la mort », selon ses paroles.

Et justement, la mort, cette réalité contenue conjointement à l’image de l’oiseau psychopompe, cet oiseau ressurgi et traversant la mythologie pour nous rappeler l’accompagnement des âmes dans leur voyage dans l’au-delà. L’évocation de cette présence rebat en quelque sorte les cartes de ses convictions, renvoyant à ce monde d’après et à la présence d’un lien affectif, d’amour filial avec son père disparu sans avoir pu assister à son enterrement. Plus que cela, au-delà de cet accompagnement dont les Grecs ont chargé Charon et sa barque, Amélie Nothomb évoque le mythe d’Orphée et Eurydice et remet en lumière le rôle de l’écrivain, et par conséquent de l’art, dans l’interrogation sur notre propre finitude et le rapport que nous avons avec une éternité promise, mais jamais acquise.

Enfin, cette conclusion pourrait nous interroger davantage sur l’idée qu’elle se fait de la mission dont elle pense être investie : « La grande mission d’un oiseau consiste à approfondir son pouvoir psychopompe. J’en suis encore au stade de bricolage. Je n’ai pas dit mon dernier mot ».

À bon entendeur salut !

Dan Burcea

Amélie Nothomb © Jean-Baptiste Mondino – Éditions Albin Michel

Amélie Nothomb, Psychopompe, Éditions Albin Michel, 2023, 162 pages. 

  

[1] Alexandra Desmurs, Le roman Hygiène de l’assassin : foyer manifestaire de l’œuvre d’Amélie Nothomb, Paris : Praelego, 2009.

[2] Laureline Amanieux, Récits siamois, identité et personnage dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, Ed. Albin Michel, 2009.

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