Les amateurs de real fiction se trouveront réconfortés par cette annonce qui préside le roman de Sarah Barukh Puisque le soleil brille encore : « Ce roman est inspiré d’histoires vraies. Tous les articles et documents cités sont réels ». Ceux qui préfèrent le réalisme psychologique s’appuieront sur cette autre interrogation de la quatrième de couverture : « Comment tenir debout quand tout ce qu’on croyait savoir sur soi vole en éclats ? »
Ces deux prémices semblent être à ce stade suffisantes pour essayer de rapprocher l’univers narratif de ce roman des grands thèmes littéraires qui scrutent la condition de l’être humain happé par le rouleau compresseur de l’Histoire. Se penchant sur la période d’extrême cruauté de la junte militaire argentine déclenchée par le coup d’état de mars 1976, Sarah Barukh construit un récit en miroir se déroulant entre Paris et Buenos-Aires à la recherche des racines de Sophie Perez, son héroïne. Cette brillante avocate, ayant hérité de son père une ténacité redoutable et la volonté de surmonter toutes les épreuves de sa vie personnelle et professionnelle, n’est en réalité qu’une jeune femme fragile et une maman absente pour sa fille Lisa. « Je passe à côté de l’essentiel » – dira-t-elle avec la peur au ventre, avant de tenter de se rassurer par un lénifiant « C’est la vie ».
Ce roman pose avec insistance – répétons-le – la question de la nécessité de continuer à vivre lorsque les fondations personnelles commencent à vaciller, alors qu’il s’agit d’une aventure qui ne tardera pas à s’avérer capitale, définitive et qui entraînera son héroïne jusqu’au bout de la nuit du passé de sa famille. En cela, Sarah Barukh réussit un remarquable tour de force romanesque par sa capacité de plonger dans les deux abîmes qui guettent son personnage principal, entre un passé orné de tant de franges d’inconnu et un futur incertain, plein de dangers comme un terrain miné. Oppressée par d’incessantes questions sur le manque d’amour maternel et sur la peur de voir disparaître son père, sur l’aridité de relations avec Aurélie, sa sœur cadette, Sophie redoute la rupture de cet équilibre fragile qui maintient unie tant bien que mal sa famille. La dépendance affective de son père est si profonde qu’elle finit par exaspérer sa peur de le voir mourir, à tel point qu’elle traque les rides de son visage. Les troubles psychosomatiques ne tarderont pas à montrer leurs traces sur son corps parsemé de plaques rouges, ses insomnies épuiseront son rythme quotidien perturbé. Que va-t-elle faire lorsque l’inénarrable tant redouté arrivera ? Et il va arriver : la mort de Thiago Perez, son père, avocat de renom et model parfait, plonge Sophie dans un présent insupportable déjà abîmé par l’accident cérébral de Paula, sa mère. Le temps des grandes interrogations, de la remise en question est venu pour elle et bouleversera ses certitudes.
Sarah Barukh se penchera avec une extrême maîtrise du suspense sur les soupçons, les signes discrets, les souvenirs, les intuitions et les frémissements intérieurs de son héroïne. Car les incohérences ne manquent pas dans l’histoire familiale des Perez : leur passé espagnol, le supposé incendie ayant ravagé leur village, leur exil français et tant d’autres détails ayant un effet de boule de neige sur le cours des choses. Sophie devra bientôt se résoudre à essayer de réécrire de fond en comble son histoire familiale. Mais peut-on réussir cet exploit sans se brûler les ailes par les flammes de cette ardeur puissante pour la vérité ?
Débute alors la seconde partie de ce roman, encore plus palpitante par les sentiments de crispation et de peur qu’elle impose à son héroïne. Car, en fait, qu’est-ce que l’être humain qui se met en route à la recherche de la vérité sur ses origines, si ce n’est celui qui accepte la condition d’un arpenteur solitaire sur la montage escarpée de sa fragile condition ? Et qui dit qu’une fois arrivé à ce sommet, réussira à éviter à se bruler les ailes ?
La mise en abyme des faits historiques que constitue l’aventure de Sophie est une réussite totale dans la géographie du roman de Sarah Barukh, surtout par la manière qu’elle utilise à croiser le parcours personnel de son personnage et de ceux qu’elle aime, mais surtout de ceux qui attendent depuis si longtemps sa présence et son amour. Passé et futur cesseront dès lors d’exister. « Seul existe notre présent » répondra Nahuel – un autre personnage clé du roman – en écho à la présence de Sophie.
Puisque le soleil brille encore est en ce sens le roman non plus d’une blessure mais d’une multitude de meurtrissures vécues par tous les enfants qui comme Sophie ont été privés de leurs origines. Nombre de questions exigent dès lors des réponses. Y a-t-il une tragédie plus grande que celle d’inciter quelqu’un à tirer un trait sur le territoire sacré de son enfance et de le pousser à ne plus jamais y mettre les pieds ? Jusqu’où le désespoir peut frapper le cœur des hommes pour qu’ils puissent dire que quelqu’un : « À bien y repenser, il n’avait jamais été un enfant » ? Que dit cette image de l’enfance volée et blessée mortellement sur la faille béante de toute une partie de l’histoire de l’Argentine, de notre histoire ? N’incarne-t-elle pas symboliquement l’échec de toute notre humanité lorsque celle-ci tombe sous le joug de la dictature ? Comment peut-on croire que fuir le passé amènera la paix au présent ?
Raconter à ce stade l’aventure argentine de Sophie, dévoiler l’identité des autres personnages qui y prennent part de près ou de loin serait trahir l’histoire contenue dans la moitié de ce récit : cela enlèverait toute la force, tout le sublime de ce roman réussi, bouleversant et éclatant d’humanité. Fidèle à son tempérament, à sa spontanéité et maîtrisant à merveille son art littéraire, Sarah Barukh brille comme le soleil qui illumine le titre de son roman.
Dire qu’une partie du portrait de son héroïne est peut-être une image d’elle-même serait-il trop indiscret, voire trop audacieux ?
Plaidons pour le bénéfice du doute quant à la liberté de Sarah Barukh de profiter de tous les droits émanant de sa qualité d’auteure.
Gardons quant à nous, lecteurs, la curiosité de parcourir les pages de ce livre, l’envie de connaître les aventures vécues par les personnages de ce roman et la fébrilité de les accompagner sur le chemin escarpé de leur destin.
Dan Burcea
Crédits photo: Capucine Bailly
Sarah Barukh, Puisque le soleil brille encore, Editions Calmann Lévy, 2021, 479 pages.