Avec Suite inoubliable, Akira Mizubayashi interroge en termes encore plus profonds, comme à son habitude, l’ultime accord des mots sublimé dans une musique fascinante que lui seul entend avec une oreille qui semble absolue. Une harmonie qui, comme la surface calme de l’eau ou comme la grâce annoncée avant l’aube, ne supporterait aucune déclivité qui risquerait de troubler son équilibre. Seule serait autorisée, peut-être, comme une fulgurance, la formule horatienne, permettant par analogie de mettre la musique et la poésie sur le même piédestal. Ut musica poesis aurait pu être le sous-titre de ce magnifique éloge littéraire qu’est ce livre pour asseoir la musique et la poésie sur le même piédestal de la beauté créatrice et de l’éternel bastion contre la violence des hommes.
« Nous sommes tous égaux devant la musique », proclamera Takashi Honda, un des personnages du roman.
« J’ai souvent pensé qu’en écoutant la musique de Bach, de Mozart, de Beethoven, nous pourrions nous encourager réciproquement », dira quelques pages plus loin Ono, un autre personnage.
L’évidence historique que fait ressortir cette lecture du roman nous oblige à rendre compte du drame que contient cette œuvre tragique dont l’action se passe à la fin de la Seconde guerre mondiale. Tant de vies sacrifiées sur l’autel de l’obsession paranoïaque impériale qui empêche une sortie du conflit et la fin de ce que devient un massacre inutile, monstrueux, criminel.
De cette foule innocente, Akira Mizubayashi, fait ressortir son héros, Ken Mizutani, violoncelliste de génie dont il suit le parcours du Japon en France et jusqu’au retour dans son pays, où il est mobilisé pour aller à la guerre.
Cette apparition brève de Ken Mizutani impressionne par sa force météoritique, qui traverse le ciel du récit avec un éclat éblouissant, comme un héros légendaire, un personnage mythique. Son bref parcours est à la mesure de l’intensité de sa vie jeune, passionnée, comme une promesse qui se brise hélas contre le rocher de l’intransigeance et de la folie guerrière.
Accompagnés par la lumière persistante de cette étoile filante qui consomme le temps à chaque seconde qui passe, d’autres personnages vont prendre le relais. La mémoire va remplacer le présent, confiant au souvenir l’unique droit d’accéder à l’espace évanescent que tente d’habiter la silhouette de Ken, multiplié dans les miroirs qui reflètent son visage, sa bien-aimée, sa progéniture, sa famille, surtout sa sœur.
Arrivé à ce point de notre analyse, on peut se demander si cette lecture diachronique serait capable de rendre compte à la fois du contenu de ce livre et de l’intention de son auteur.
Car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le livre d’Akira Mizubayashi n’est pas un cri, mais un silence, n’est pas un geste, mais la discrète trace laissée par l’ombre de son passage, n’est pas une réalité, mais sa réalité intérieure à jamais inviolable et secrète.
Sinon, comment comprendre qu’il confie le droit total à la postérité de Ken à son violoncelle, célèbre il est vrai, unique et pourtant un objet.
Suite inoubliable fait parler ce silence du monde qui nous entoure, et filtre toute son intensité en écho, en musique de cordes et en musique de paroles, à travers des mots universels, des mots latins pour invoquer la paix et rejoignant la musique de Bach, Mozart et Beethoven pour atteindre une miséricorde qu’ils ne cessent d’implorer.
Il y a chez Akira Mizubayashi une tentation discrète, un désir humble et tellement humain de rejoindre à travers son écriture les miracles abandonnés par une humanité désespérée, aveuglée par l’illettrisme et la sécheresse de cœur.
Suite inoubliable est une œuvre de recueillement, d’oraison et d’intériorité, ce qui semble bizarre pour un livre qui parle de musique, il est vrai.
Mais il suffit de regarder les occurrences du mot silence pour s’en rendre compte : silence de recueillement, limpide, interrogateur, profond, retrouvé. Où, comme ici, silence clé pour ouvrir la porte d’une œuvre musicale : Il poussa la porte du silence et entra tout doucement dans la musique solitaire de Bach.
Ce paradoxe ne devrait pas nous déstabiliser dans la compréhension de l’œuvre de cet immense écrivain pour qui les langues, leurs mots raisonnent avec la force vivante d’une matérialité palpable, multipliant ainsi les manières de sentir le réel, un réel qui même contestable esthétiquement, offre à l’écrivain la liberté unique dont seule la fiction est capable.
Sauf que chez Akira Mizubayashi la fiction n’est pas un simple outil commun, un artifice d’écrivain, mais une autre forme tangible, contenue dans sa langue maternelle si riche symboliquement. Ainsi, le violoncelle est une panthère, il renvoie aux oiseaux en train de gazouiller en plein vol, renvoyant même au violoncelle des tranchées de Maurice Maréchal, il aspire ardemment à la paix de l’âme.
Que reste à nous dire le mot que l’on attend le plus dans ce roman, le mot musique ?
Sans doute, l’essentiel.
Pour Ken Mizutani, la musique parlait français.
Elle est surtout un recours contre la folie des hommes, unit les générations par-delà la mort et les relie dans l’amour d’une même langue.
Tout est dit, à travers ces mots qui forment la signature d’un grand écrivain et d’un immense humaniste.
Il y a sans doute d’autres thèmes à découvrir dans ce roman : la transmission générationnelle, le combat contre l’obscurantisme de l’époque, la permanence du souvenir, la solidarité et la beauté unique de l’art.
Je retiendrai une seule, qui résume tout dans une image métaphorique d’une force rare.
Elle est contenue dans la dédicace du livre : Aux ombres, pour qu’elles reviennent, pour qu’elles revivent, pour qu’elles parlent.
La référence à la fin du livre à Jean-Marie Laclavetine, lui-même un écrivain de l’omniprésence de l’absence, en dit long sur ce monde habité par les ombres errantes dans les couloirs frémissants de la mémoire.
Dan Burcea
Akira Mizubayashi, Suite inoubliable, Éditions Gallimard, 17. 08. 2023, 256 pages.