La famille, ses secrets et ses tourments, la solidarité presque fusionnelle d’une fratrie cherchant à percer ces énigmes et trouver des solutions pour s’en sortir et changer de cap, toutes ces choses bouleversées par un événement tragique qui vient troubler le cours normal d’une vie, éveiller des peurs et faire surgir des souvenirs insoupçonnés, ce sont bien les thèmes de prédilection autour desquels Aurore Py tisse les trames narratives de ses deux romans, «Les fruits de l’arrière-saison» (Marivole Éditions, 2014) et «Lavage à froid uniquement» (Éditions de l’Aube, 2016). La romancière genevoise sait qu’un thème n’a jamais été suffisant pour créer une œuvre littéraire. Pour dépasser cette aporie, elle fait appel à son talent pour sonder l’histoire ancienne ou plus récente, inventer des mondes et leur donner vie en les chargeant d’une subjectivité polychrome. Rajoutons à cela son talent, sa sensibilité et son amour appuyé pour la langue française et pour ses ressources de beauté stylistique dont elle extrait de suggestives essences. Nous sommes, d’ailleurs, surpris en mettant face-à-face ses deux romans, de la facilité avec laquelle Aurore Py réussit à voyager d’une époque à l’autre, à une distance de presqu’un siècle, entre le drame d’une famille d’agriculteurs dans les années 1935 décrit dans le premier, et le sujet plus contemporain, urbain et très moderne par son sujet et sa construction narrative du second dont nous allons nous occuper ici.
Inutile de préciser que la volonté de donner une succession cyclique à sa narration est tellement évidente chez Aurore Py, qu’elle a voulu la rendre visible dès le titre de son livre. Sans doute, il ne faut pas perdre de vue le sens implicite, métaphorique du syntagme «Lavage à froid», mais rien ne nous interdit de le prendre au sens propre et de suivre la lecture des chapitres en suivant les cycles d’une drôle de machine à laver littéraire, curieux objet actantiel qui fait surgir de ce discours un rayon d’humour et d’inventivité très appréciés. C’est en tout cas à cet exercice que nous invite Julie, la narratrice, qui décrit à la première personne son expérience de vie et son désarroi devant les multiples problèmes qui perturbent son existence. Médecin urgentiste en arrêt d’activité pour se dédier à ses trois bambins qui lui prennent temps, énergie et patience, Julie est une femme oppressée par une routine et une normalité qui risquent d’avoir raison de ses rêves matrimoniaux, de ses ambitions de carrière et de sa santé fragile. Son quotidien, rythmé par le pouponnage de ses enfants Paul, 3 ans, et les jumeaux Sarah et Léonard, 18 mois, lui permet rarement de s’évader, « de se débrancher d’eux », de se reposer ou de se connecter au monde virtuel à l’aide de son ordinateur. Les sorties dans les parcs de Lausanne où ils habitent demande de l’attention et de disponibilité aux caprices des gamins. La fatigue diminue les ressources de Julie, la menant au bord de la déprime, et c’est alors qu’Adrien, son mari docteur psychiatre, lui conseille de prendre une nounou. Comme son frère Gaël voulait se séparer de la sienne, Julie accepte comme nourrice Élodie pour s’occuper des enfants et compte sur son dévouement pour lui permettre enfin de respirer un peu.
Un événement va interrompre ce début de calme et de paix. En voulant sortir les enfants à leur promenade quotidienne, Julie trouve dans le cagibi de son immeuble le cadavre d’un homme drogué, tenant un flacon de Dormicum® dans la paume de la main. Sur le flacon, il y a le nom de Gaël et Julie reconnait sur ce flacon son écriture à elle. Plus tard, l’inspecteur Gringer l’informe qu’il s’agit de Frank Dézin le frère d’Élodie, mort par asphyxie et drogué. En plus, une seringue sans aucune empreinte, même pas celles de la victime, a été retrouvée dans une poubelle près de l’immeuble. Le lecteur est vite embarqué dans l’imprévu d’une enquête passionnante qui va remettre en cause tout l’environnement des personnages aux vies jusque-là presque ordinaires mais qui, au fil de la narration, vont s’avérer chargée de beaucoup de secrets. Le début et le développement de ce récit nous poussent à nous poser la question s’il ne s’agit pas en fin de compte d’une production littéraire stricto sensu classique, tout en restant très moderne quant aux moyens d’écriture employés. La mort de Frank Dézin agit comme une péripétie, comme un moment déclencheur capable de provoquer l’intrigue et de remettre en question toutes les relations établies entre Julie et Adrien, entre Élodie et son frère, entre Gaël et sa femme Bella, mais aussi entre eux tous, à travers des relations transversales, inattendues parfois. Il faut dorénavant regarder ce roman comme une scène ouverte à un imprévu qui nourrira le suspense bien gardé de ce récit passionnant. En cela, nous touchons le point central de notre analyse qui consiste à interroger l’intentionnalité romanesque d’Aurore Py pour essayer de savoir si son roman pourrait être assimilé au genre du polard ou, au contraire, faudrait-il élargir notre angle de vue à d’autres coordonnées encore plus pertinentes. Pour le savoir, il faudra reprendre la thématique qui construit son univers littéraire, dont nous avons parlé au début. Nous comprendrons ainsi que sa prose est loin d’être réduite à un schéma quelconque : il faut tenir en même temps compte de sa justification, de sa substance et de sa qualité de sonder l’âme humaine confrontée à elle-même et au monde qui l’entoure.
Julie, Adrien, Gaël, Bella, Élodie et les autres personnages du roman ne sont pas de simples instruments pris dans un concours de circonstances dont le noyau serait la mort mystérieuse de Frank Dézin. Au contraire, c’est cette mort qui lèvera le voile sur le passé plus ou moins récent de chacun d’entre eux, les invitant à s’interroger sur le rôle qu’il joue chacun dans la vie de l’un ou de l’autre. De nombreuses questions sans réponses s’ensuivent : comment Julie réussira-t-elle à vaincre sa peur d’abandon après le décès de sa mère et comment Gaël, son frère, arrivera-t-il à gérer la même séparation définitive, quelles sont les relations avec leur père, comment vivent-ils leurs liens de fratrie, comment Adrien va assumer son rôle de père et de mari, quel rôle va jouer dans leur vie Élodie et ses relations compliquées avec son frère ? Et quel sens donner au bouleversement vécu par Julie qui s’exclame : «j’ai surtout l’impression que le fil de mon existence s’est brisé comme un collier de perles, et que je dois courir après chaque élément pour lui donner un sens» ? Vit-elle dans un «décor brisé» qui lui dévoile sans cesse de nouvelles scènes, de nouveaux paysages inexplorés ? Qu’en est-il de son couple?
Et, au fait, comment est mort Frank Dézin, s’agit-il d’une mort accidentelle ou d’un assassinat? Mais, alors, qui avait intérêt à le voir mourir?
Tout est à découvrir, le roman entretient magistralement son mystère tout au long de l’action vive qui le construit.
Récit chargé de sens, mené de main de maître et chargé d’un style riche et expressif, «Lavage à froid uniquement» relève une écriture raffinée qui fait d’Aurore Py une romancière qui promet et qui est loin de nous avoir montré son entier talent et sa vraie valeur.
Carrière à suivre impérativement !
Dan Burcea (02.10.2016)
Aurore Py, Lavage à froid uniquement, Éditions de l’Aube, 2016, 270 p, 18,50 euros.