À la découverte d’Unica Zürn – Etienne Ruhaud en dialogue avec Marianne Desroziers

 

 

Longtemps (involontairement) effacée par la figure d’Hans Bellmer, son compagnon, Unica Zürn (1916-1970) fait, depuis plusieurs années, l’objet d’une redécouverte. Femme de Lettres, auteure des bouleversants Homme-jasmin mais aussi Sombre printemps, célèbre pour sa pratique de l’anagramme, Unica fut également plasticienne, et son œuvre fait l’objet de plusieurs rétrospectives, notamment à l’hôpital Sainte-Anne, où elle fut internée. Unica nous a volontairement quitté un matin d’octobre 1970, se jetant dans le vide, au-dessus de l’actuel Monoprix-Nation, dans le vingtième arrondissement. Cinquante-cinq ans plus tard, en 2025, donc, la bordelaise Marianne Desroziers évoque avec talent ce bref et tragique destin, à travers un ouvrage court, intense, aux frontières du récit, de la biographie et de la poésie, publié par les soins de Philippe Sarr aux éditions « Sans crispation ».

Vous en parlez un peu dans la préface. Comment s’est passée votre rencontre avec Unica Zürn ? Pouvez-vous le repréciser ?

Je l’ai d’abord rencontré par ses livres, en simple lectrice (à l’époque, je n’écrivais pas encore) avec L’homme jasmin et Sombre printemps. J’ai beaucoup aimé ces deux ouvrages et Unica est ainsi entrée dans mon panthéon personnel d’écrivains (femmes). Des années plus tard, à l’occasion d’une résidence d’écriture en Allemagne où je composais un recueil de nouvelles sur l’enfance (thème cher à Unica), l’idée d’écrire sur elle s’est peu à peu imposée avec une grande force. J’ai alors lu ses autres ouvrages et découvert son œuvre graphique, à travers le catalogue publié à l’occasion de l’exposition à la Halle Saint-Pierre à Paris.

UnicA ou le morcellement. Le titre est étrange. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Ce A majuscule est une référence à une autre de mes auteures préférées : Hélène Bessette qui a écrit MaternA. Hélène Bessette, contemporaine d’Unica Zürn (elle est née deux ans plus tard), avait créé le gang du roman poétique dont elle était la seule membre. Je souhaitais écrire un « roman poétique » sur Unica Zürn, une femme à l’identité fragmentée, écartelée entre la France et l’Allemagne. Ce qui fait qu’elle était une femme en morceaux, c’est bien sûr avant tout sa maladie mentale mais aussi son histoire familiale puis sa vie de femme.

Le livre est classé en « poésie » (c’est spécifié sur la couverture). De fait, l’ouvrage est écrit en prose. Qu’est-ce qui, selon vous, le raccrocherait au genre poétique ? Devrait-on dès lors parler de « prose poétique », ou de « récit poétique », pour reprendre les termes de Jean-Yves Tadié ?

Ayant dû me rendre à l’évidence que le livre dont j’étais en train d’accoucher n’avait pas grand-chose du roman, je l’ai identifié sous le terme de « texte hybride » tant il me semblait être un patchwork ou une mosaïque d’idées et d’images éparses. J’ai tenté de me défaire de mes propres préjugés sur la belle écriture pour m’autoriser à lâcher prise d’une certaine manière. Le terme de « récit poétique » me paraît intéressant, même si on pourra trouver la narration décousue. Quand je l’ai envoyé à mon éditeur, Philippe Sarr (qui avait déjà publié mon roman Sylvia, la fille dans le miroir, quelques mois plus tôt), il l’a tout de suite accepté, en précisant qu’il sortirait dans sa collection dédiée à la poésie.

Le morcellement dont vous parlez, c’est aussi celui de la folie. On sait qu’Unica, qui souffrait de troubles psychiatriques, dut subir plusieurs internements, notamment à Sainte-Anne. On sent, dans votre écriture, une volonté de transcrire un état mental tendu, délirant. Peut-on, dès lors, parler d’écriture de la folie ? Dans quelle mesure avez-vous dû vous identifier à Unica ?

Je n’ai pas cherché à transcrire un état mental, je dirais plutôt que je me suis laissée traverser par Unica, je me suis baignée dans son écriture, j’ai laissé ses dessins infuser dans ma propre psyché. Il se trouve que cette femme et ses créations ont eu une forte résonance en moi. Paradoxalement, je me sentais proche d’elle et je sentais qu’elle détenait un mystère qui sans cesse se dérobait. Je me méfie des discours tendant à romantiser la folie en liant folie et génie artistique. Je pense que la maladie mentale est une terrible souffrance pour les personnes concernées et leurs proches. Par ailleurs, j’ai été très étonnée par les propos d’Unica laissant penser non pas qu’elle faisait semblant d’être malade mais qu’elle s’identifiait à sa maladie et l’entretenait peut-être car elle lui permettait de créer.

Unica est célèbre pour ses anagrammes. Pouvez-vous, brièvement, rappeler de quoi il s’agit ?

Les anagrammes consistent à mélanger les lettres d’un mot pour en constituer un autre. J’ai moi-même essayé d’en faire, notamment avec les lettres de mon pseudonyme mais c’est assez difficile. Unica avait un côté très enfantin et comme tous les enfants elle aimait beaucoup jouer. Les anagrammes sont un moyen de jouer avec les lettres. Il y a également quelque chose de symbolique, voire mystique dans cette pratique.

Votre propre style est-il anagrammatique ? On sent, souvent, que vous avez souhaité épouser l’inspiration même d’Unica.

Il est très compliqué pour moi de répondre à cette question. Peut-être un certain mimétisme s’est-il insinué dans mon écriture de façon inconsciente et assez naturelle quand j’écrivais sur elle mais ce n’était pas volontaire.

Unica est aussi, et peut-être d’abord, connue en tant que plasticienne. En quoi inspiration littéraire et inspiration plastique se complètent ? Connaît-on aujourd’hui davantage les écrits d’Unica, ou son travail pictural ?

Pour ma part, je l’ai vraiment connue d’abord comme écrivain. Mais je suppose que les gens passionnés d’art l’ont connue par son œuvre de plasticienne qui est à la fois très originale et imprégnée de mystère et d’étrangeté.

On sait qu’Hans Bellmer, comme Unica, entretinrent des liens étroits, bien que conflictuels, avec le surréalisme et avec la figure d’André Breton. En quoi Unica est-elle surréaliste, selon vous ?

Certains rapprochent Unica de l’art brut et d’autre du surréalisme. Dans la mesure où elle était éduquée et cultivée, côtoyait les intellectuels et artistes de son époque (elle assistait même aux séminaires de Lacan), je ne crois pas qu’on puisse complétement la ranger dans la case « art brut ».  J’apprécie par ailleurs autant l’art brut (qu’on appelle parfois aussi art singulier ou art modeste) que le surréalisme. Le travail sur Unica a été l’occasion pour moi de me plonger dans l’univers des femmes surréalistes et j’ai eu grand plaisir à découvrir Remedios Varo, Leonora Carrington et bien d’autres dont les œuvres et parfois les vies m’ont passionnée. Je me rends compte que j’ai commencé à écrire pour développer mon imaginaire tout en exprimant mes émotions les plus profondes ainsi que ma vision du monde. Et, de plus en plus, j’écris pour apprendre. Écrire ce livre sur Unica a été l’occasion pour moi d’effectuer un travail de recherches : à la fois recherche dans ses textes et ses œuvres et recherche d’ordre documentaire… je suis aussi allée à la recherche de certaines parts de moi-même certainement.  

Souvent accusé d’avoir maltraité sa compagne (qui avait seize ans de moins !), Hans Bellmer apparaît ici de manière discrète. L’homme fut dévasté par le suicide d’Unica, par défenestration, le 19 octobre 1970, rue de la Plaine, dans le vingtième arrondissement. Quelles furent exactement la nature de leurs relations ? Cela fait aujourd’hui l’objet de polémiques.

Je n’étais pas là. Donc il m’est impossible de savoir avec certitude quelle était leur relation. On ne sait jamais, de toute façon, ce qui se passe vraiment dans l’intimité des couples, ce qui se joue et se rejoue dans le secret des volets clos et des portes fermées. Je pense qu’Unica a vu en Hans (et avant lui en Henri Michaux) cet Homme jasmin qui la faisait rêver enfant (ou sa part d’enfance à l’âge adulte). De même, Hans a reconnu dans Unica « sa » poupée, comme si elle n’était que le prolongement d’une de ses œuvres. C’était peut-être un amour qui reposait sur un double malentendu. Mais qui suis-je pour juger ? Ce que je pense savoir cependant, c’est qu’Hans était un grand artiste, notamment un excellent dessinateur doté d’un univers imaginaire très fort et pas un simple pervers manipulateur (même si l’un n’empêche pas l’autre). Par ailleurs, les mises en scène bondage qui sont souvent avancés comme preuve de la maltraitance et du sadisme de Hans envers Unica sont beaucoup plus ambigües qu’il n’y parait car Unica est consentante et c’est elle qui tient (et serre) la corde. J’ai écrit ce livre avant le mouvement « Me too » et j’avoue que le féminisme radical a tendance à me mettre mal à l’aise (question de génération peut-être).

L’autre grand personnage masculin, dans la vie d’Unica, reste Henri Michaux, qu’elle appelait « l’homme-jasmin ». Là encore, quelles relations Unica entretenait-elle avec Michaux ?

Lors de mes lectures et recherches sur Unica, j’ai croisé effectivement le nom d’Henri Michaux – ce qui m’a donné l’occasion de le lire et de l’apprécier. J’ai été étonnée de lire dans un ouvrage qu’elle aurait été atteinte d’érotomanie. La preuve avancée étant qu’elle était amoureuse de lui ! Cela m’a semblé un peu léger car l’érotomanie est une vraie maladie. Cela ne me semblait pas correspondre aux troubles mentaux d’Unica. Par ailleurs, ce qui m’a vraiment interloquée, c’est que dans le livre, de nombreuses femmes étaient citées, toutes (soi-disant) amoureuses pathologiques d’Henri Michaux. Il paraît quand même très étrange que cet homme attire toutes ces érotomanes ! Unica a côtoyé Henri Michaux, elle l’a lue aussi, peut-être ont-ils pris des drogues ensemble, du moins c’est ce qui fut dit, et ça semble plausible. Ils partageaient cette « connaissance par les gouffres » dont parle Michaux. Cela me fait penser à Sylvia Plath – poétesse et romancière qui a inspiré mon livre précédent – qui écrivait : « Je connais le fond, dit-elle. Je le connais par le pivot de ma grande racine ». C’est ce qui te fait peur. Moi je n’en ai pas peur : je suis allée là-bas »

On assiste, depuis quelques années, à un regain d’intérêt, à une redécouverte d’Unica Zürn. Son œuvre plastique a ainsi fait l’objet d’une rétrospective au musée de l’Hôpital Sainte-Anne, où elle fut internée (cf. plus haut). Comment expliquer ce phénomène ? Hans Bellmer a-t-il, peut-être malgré lui, effacé Unica ?

Les femmes sont souvent les grandes oubliées de l’histoire de l’art et de la littérature (mais bien sûr, elles ne sont pas les seules). Heureusement qu’il y a des « re-découvreurs », écrivains, artistes, éditeurs, galeristes, commissaires d’exposition, pour sortir de l’ombre ces femmes talentueuses, les mettre enfin sur le devant de la scène. L’art brut – et notamment l’art des malades mentaux- est devenu à la mode depuis quelques années et Unica a pu en bénéficier. Avec Hans Bellmer, il formait un couple de deux grands artistes mais effectivement de leur vivant, elle était dans son ombre, comme beaucoup de femmes encore (écrivain ou pas). J’espère qu’avec ce livre je donnerai envie à certains de mieux la découvrir dans toute sa singularité.

Propos recueillis par Etienne Ruhaud

Marianne Desroziers, unicA ou le morcellement, Éditions Sans Crispation, 2025, 90 pages.

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