Interview. Adballah Akar : « Je pense que la calligraphie est la meilleure façon de peindre la poésie »

 

Arrivé en France dans les années ’70 de sa Tunisie natale, Abdallah Akar troque sa passion pour les sciences exactes au bénéfice des études d’arts plastiques qui trouvent leur source dans l’admiration qu’il porte à Léonard de Vinci. Une autre étape importante qui marquera sa carrière artistique sera la calligraphie qu’il va étudier auprès du maître irakien Ghani Alani. D’ailleurs, c’est cette tradition calligraphique qu’il illustrera lors de sa première exposition, en 1986. C’est le début d’une carrière prodigieuse dont il nous fait plaisir aujourd’hui de vous donner plus de détails dans une discussion passionnante avec le maître Abdallah Akar, ici, à Djerba, dans son île natale où il revient se ressourcer souvent.

Bonjour Abdallah Akar, quel plaisir de vous rencontrer ici, chez-vous, sous le soleil de Djerba. Vous êtes comme beaucoup d’entre nous un homme qui partage et se nourrit des deux cultures que vous fréquentez et faites cohabiter. Que représente pour vous cet aller-retour entre la France et la Tunisie, cette synergie, mot que nous allons utiliser à plusieurs reprises lors de notre discussion ?

Lire Abu Al Qacem Chabbi ou Arthur Rimbaud et apprécier chacun d’eux dans sa langue, voilà un plaisir immense simple pour ceux qui, comme vous, ont pratiqué une autre langue, mais c’est un luxe même.

La Tunisie, la France, deux pays dont la culture est méditerranéenne, me permettent de naviguer entre deux moments de ressourcement, de travail et de création. C’est dans les interstices de la rencontre que naît la création originale.

Comment passe-t-on des études scientifiques à celles des arts plastiques ? Y a-t-il un chemin à parcourir, lequel ? Une conversion qui répond, comme on dit souvent à une vocation ?

Le passage entre les études scientifiques et les arts plastiques était naturel pour moi. J’aime les sciences, les découvertes, les raisonnements scientifiques, j’aime la nature et dans la nature il y a tout ce dont a besoin à la fois le scientifique et l’artiste. Quand on fait le choix d’associer deux couleurs il suffit de regarder la nature (par exemple le rouge et le vert) qu’on traduit scientifiquement par des longueurs d’onde ou par le cercle chromatique ; mais si le vert est une couleur complémentaire du rouge, ne le constatons pas en observant simplement la feuille et la fleur de la rose ? Dans la composition des œuvres picturales, dans l’architecture et dans la poésie l’équilibre est obtenu par le calcul du nombre d’or. Dans les chef-œuvres primitifs ce rapport à la couleur et aux proportions est toujours présent. Pour finir sur cette idée de vocation, il y a là une idée de synergie évidente.

 

 

Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’œuvre du grand Léonard da Vinci ? En quoi a-t-il influencé votre passion pour la peinture ?

J’arrivais en France à l’âge de 17 ans sans aucune notion ni de la couleur ni de la peinture ni du dessin, ni même des arts plastiques. J’étais vierge de connaissances. Ce qui m’a attiré dans un livre des Beaux-Arts sur Léonard de Vinci, ce sont les portraits. Pour vous dire mon ignorance, je ne pensais pas qu’on pouvait réaliser cela à la main ! Curieux, j’ai acheté trois tubes de couleur, un pinceau et j’ai commencé à imiter Léonard de Vinci. Par ailleurs, dans cet ouvrage il y avait des croquis et des dessins de construction d’engins scientifiques qui ont attiré mon regard. Cet artiste était aussi un homme de science et dans sa peinture il n’y avait aucune place pour le hasard. Voilà mon début avec l’art.

Pour revenir au mot synergie que nous utilisions tout à l’heure, que pouvez-vous nous dire de celle entre l’art plastique et la calligraphie, même si, il faut le dire, il est impropre de les séparer en deux manières artistiques différentes. Qu’est qu’il les unit et qu’est-ce qu’il les sépare ?

En effet si on regarde le sens du mot calligraphie en grec c’est la belle écriture, en arabe c’est le mot Kath qui signifie ligne, trait, signe ou par extension écriture. On peut la définir comme l’art de former les lignes et les traits. En calligraphie chinoise le calligraphe est peintre.

Avant qu’ils soient calligraphie, la lettre et les mots sont d’abord traces, puis pictogrammes, lettres d’alphabet et enfin calligraphie.

La définition classique des arts plastiques : les arts qui permettent de donner forme à une idée, c’est-à-dire de la rendre visible, palpable, grâce à un matériau et des outils. C’est la définition qu’on trouve dans le dictionnaire.

On considère que la calligraphie est de l’art plastique avec cette nuance : ce sont des formes lisibles, compréhensibles mais à travers lesquelles on touche à l’invisible, à un message supplémentaire au-delà des formes plastiques du texte.

C’est cette synergie entre la forme de la lettre et sa lecture, entre la forme générale d’une calligraphie et l’image qu’elle renvoie : à la fois abstraite mais sans trahir la sémantique des mots.

 

 

Et la couleur dans tout ça ?

La couleur donne une ambiance, met en scène un texte : c’est une mise en lumière, qui renforce un sentiment ou au contraire reste neutre en livrant un message.

La calligraphie utilise comme support classique le papier (vrai ?). Vous en avez découvert d’autres, comme le textile, le fer, la toile, le bois ou le verre. S’agit-il d’expériences, de techniques différentes ? À quel point ?

Les supports : avant le papier il y a eu la pierre (architecture), l’argile, le parchemin, les os ou le végétal (écorce, bambou, papyrus, etc…) le papier est venu après, surface lisse et plane qui a permis le développent du trait, passage à l’écriture ronde et calligraphie plus sophistiquée.

Pour mon travail j’ai expérimenté d’autres matériaux tels la toile, le tissu, le verre, le bois et le métal…

Chaque support élargit le sens de l’interprétation de l’œuvre. Pour ma part, j’ai voulu sortir la calligraphie de la page pour qu’elle soit en trois dimensions (des tissus en transparence, des sculptures en fer ou du verre pour donner plus de place à la lumière).

 

 

Quel est l’univers figuratif que vous mettez en lumière dans vos tableaux, votre art pictural ?

Dans mon univers pictural pas de figuration, c’est le verbe qui prend corps, ce sont les lettres qui deviennent des personnages, c’est le mouvement du trait qui donne vie au tableau. Dans la calligraphie classique arabe et persane on trouve du figuratif qu’il soit sous forme de miniatures ou qu’il soit un texte calligraphié sous forme humaine, animal ou végétal.

Un type d’association qui vous est chère est la coexistence entre la poésie et l’art plastique que vous pratiquez. Aidez-nous à y voir plus clair dans ce croisement secret de ces deux expressions sublimant chacune des formes différentes et pourtant du même poids esthétique. Comment faites-vous pour peindre la poésie ?

Je pense que la calligraphie est la meilleure façon de peindre la poésie. Elle met en scène le texte du poète sans trahir la sémantique des mots. Elle lui donne une coloration, une forme picturale, une forme plastique. Ce n’est pas le texte qu’on lit, c’est entre les lignes que l’œil cherche le beau, le fragile et l’invisible. C’est une autre lecture du poème.

Gérad Boyer* écrit :

Lecteur assidu des poètes, qu’ils soient syriens tel Badr Chaker Essayeb, tunisiens tel Abou Kacem El Chabbi, palestiniens tel Mahmoud Darwich, chantre admirable de la solitude et de l’exil, qu’ils soient français, tels Prévert, Eluard ou encore Rimbaud ou Senghor, Abdallah Akar n’a eu de cesse qu’ils ne soient couronnés de son propre travail. Se jouant des géométries savantes du coufique comme des ornementations des écritures maghrébines, parcourant à grandes enjambées douze siècles de cet art du signe, il s’est obstiné à chercher sa voie, une voie neuve, porteuse d’héritage certes mais infiniment libre.

Et comment arrivez-vous à faire cohabiter l’art ancestral de la calligraphie avec l’art contemporain ?

Il faut étudier la calligraphie classique, les différents styles et la destination de chaque style de calligraphie. L’art ancestral se pratiquait dans la sérénité, la concentration, le calme. Moi je vis et je pratique mon art à Paris en « urbain » (c’est-à- dire courir pour ne pas rater son bus, être soumis au stress quotidien, changer des lieux de création) ….

D’autre part Paris est la ville des croisements des regards, croisements des expérience graphiques. Je suis artiste vivant dans ce milieu, je dois tenir compte des avantages comme des inconvénients. Je ne sors pas indemne d’une exposition d’un Jean-Michel Basquiat ou d’un Titus Carmel. Toutes ces impressions croisant ma culture font de mon œuvre une expression unique faite de rencontres, de renoncements et de nouveaux élans.

 

 

Quelle place occupe l’art sacré pour vous ?

Mon ami Tawfiq Alzoubi me dit toujours que mes calligraphies sont sacrées même si je calligraphie des textes profanes. Dans cette synergie civilisationnelle, il y a du sacré et du religieux qui se mêlent. Je suis un homme de dialogue et de rapprochement entre les cultures sous toutes leurs formes. Parmi mes créations une part importante est consacrée à la création à partir des textes du coran ou de la bible. C’est un champ vaste et rempli d’inspiration. C’est ainsi que j’ai créé une sculpture (propriété des musées de France) de la Sourate de Marie (ou Maryem) pour une Eglise à Blois.

Je me suis inspiré de la légende des Sept Dormants d’Ephèse (Sourate de la caverne) pour le jubilé du Diocèse de Pontoise (œuvre sur verre), ou bien de la sourate « Yousef » – l’autre Joseph – (œuvre sur tissu) pour le musée Hiéron à Paray Le Monial.

Gérad Boyer* écrit :

Homme des deux rives, vivant depuis plus de trente ans au sein de la société française,

Abdallah Akar a eu à cœur de répondre avec empressement chaque fois qu’une famille spirituelle sollicitait son témoignage d’artiste. Ainsi son installation cruciforme de quatre hauts bois dans une église de Blois, appareil brut constellé de collages où circule la sourate 19, celle de Marie. Ainsi de ce polyptyque de verre dressé dans le chœur d’une église du Val-d’Oise où l’artiste relit la sourate 18 (Ahl al-Kahf) qui fait mémoire des Sept Dormants d’Ephèse emmurés vifs sous le règne de Diocèse au 3ème siècle. Le verre, l’encre : évidence de liquidités. L’atelier de Saint-Ouen l’Aumône est une ruche où s’élaborent sans cesse de nouvelles combinaisons de matières et de messages dans le calcul et l’effervescence des encres et de la couleur. Abdallah Akar est à l’œuvre. Il ne quittera sa table que pour aller montrer son travail. Il attache du prix à cela et c’est un large public qui l’accueille : jeunes, ateliers d’adultes ici ou ailleurs en Europe.

Héritage et création imposent ce partage.

 

 

Vos œuvres, souvent des ensembles monumentaux, sont exposées partout dans le monde. Pouvez-vous nous donner plus de détails ?

Une de mes premières installations monumentales était « Les poèmes suspendus » ; une œuvre consacrée aux poèmes préislamiques. Dans ce corpus j’ai mis en scène ces poèmes de haute époque en partant de l’idée qu’ils sont suspendus autour du temple cubique la « Kaaba ». J’ai adapté ces poèmes sur d’autres supports comme des colonnes cubiques ou sur des stèles en fer ajouré.

Mon ami Gérard Boyer a écrit :

Automne dense et vibrant pour le peintre-calligraphe tunisien de Saint-Ouen l’Aumône (Val d’Oise): Abdallah Akar dont l’actualité éclaire le travail aussi bien à Paris qu’à Abu Dhabi. En Septembre, publication aux Editions Alternatives, dans la collection “Grand Pollen” de ” Abdallah Akar : les Poèmes Suspendus”. A partir du 26 Novembre2007, installation d’une œuvre significative et de peintures, en présence de l’artiste, à la Première Foire d’Art Contemporain Art-Paris/Abu Dhabi qui sera le passage obligé, au cœur de la capitale des Emirats Arabes Unis, de tous les amateurs et de tous les marchands d’Art Moderne et Contemporain.

La parution des “Poèmes Suspendus”, l’installation d’Abu Dhabi : coïncidence heureuse de mettre toute la lumière sur l’œuvre “textile” d’Abdallah Akar. Les “Poèmes Suspendus” ou “Mu’allaqât” sont “l’eau des origines de la langue arabe”. Narrations de guerre et d’amour, nostalgiques et enfiévrées, l’Arabie nomade et tribale du 6ème siècle les “suspendait” et faisait trophée de ces textes fondateurs. Abdallah Akar s’est attaché à illustrer ce corpus de fougue mais aussi de sagesse sur seize longs voiles de coton, travaillant à la fois le textile et les papiers marouflés sur la toile, œuvre en quelque sorte conjuguée de cartonnier et de lissier. En avril dernier, cette suite avait les honneurs d’être accrochée dans la grande salle de la Bibliothèque d’Angers.

L’installation qui rejoint Abu Dhabi est dans la même veine. Réalisée en 2004 à l’occasion d’une rencontre ayant pour thème « L’Art Sacré en Europe », dans la Ville d’Eragny-sur-Oise, Abdallah Akar, l’a conçue comme un habitacle textile. Quatre voilures égrenant le nom de Dieu s’abaissent jusqu’à la terre où s’inscrit de nouveau le Nom Divin sur cent carreaux de mosaïque. Lieu de lumière, bivouac d’ocres et d’ors. Ici, l’artiste se souvient, fait mémoire d’architectures mais sans nul doute anticipe les éblouissements à venir…

Une dernière question. Quels sont vos projets artistiques à l’avenir ?

Les projets sont multiples et sont à plus au moins longues échéances. Pour le mois de juin 2025, je prépare une exposition au couvent des Dominicains au centre de Paris. Suivra une représentation à la Villa Médicis à Rome, dans le cadre d’une exposition du MUCEM « Lieux Saints Partagés » au mois d’octobre 2025. Une collaboration, avec la poétesse Muriel Augry, devrait avoir lieu avec l’Académie Mondiale de la poésie – à l’occasion des 25 ans de sa création – à Vérone en Italie.

* Un extrait de Gérard BOYER

Peintre-calligraphe,

« Abdallah Akar a choisi ailleurs un corps à corps avec le fer. Il a élevé trois stèles dressées en Juin 2006 dans la ville impériale de Fès, dans la cour du Palais Tazi, à l’occasion de la 12ème édition du Festival des Musiques Sacrées du Monde. Hautes portes ferrées, traversées du jour de ses poèmes, qui font écho à la sourate 42 : « Nous avons fait descendre le fer qui contient danger terrible et utilité pour les hommes ». C’était aussi faire entendre ce propos du philosophe Gaston Bachelard : « A l’extrême de la rêverie dure, règne le fer ».

Lecteur assidu des poètes, qu’ils soient syriens tel Badr Chaker Essayeb, tunisiens tel Abou Kacem El Chabbi, palestiniens tel Mahmoud Darwich, chantre admirable de la solitude et de l’exil, qu’ils soient français, tels Prévert, Eluard ou encore Rimbaud ou Senghor, Abdallah Akar n’a eu de cesse qu’ils ne soient couronnés de son propre travail. Se jouant des géométries savantes du coufique comme des ornementations des écritures maghrébines, parcourant à grandes enjambées douze siècles de cet art du signe, il s’est obstiné à chercher sa voie, une voie neuve, porteuse d’héritage certes mais infiniment libre.

« J’habite un vouloir obscur » a écrit Aimé Césaire. Ces mots vont si bien à Abdallah Akar qui a pu les entendre de la bouche même du grand poète qu’il a rencontré à Fort-de-France en juillet dernier.

Artiste des deux rives, nourri dans ses apprentissages aux sources de l’écriture arabe, à ses codifications graphiques successives qui la font passer de l’angulosité primitive à la liberté la plus fleurie, sans rien renier de ces immenses acquis, Abdallah Akar a pris le parti de faire entrer la calligraphie dans la peinture: irruption de la couleur qu’il faut approcher, attendrir ou libérer, naissance de complexités par additions et collages qui organisent de façon radicalement nouvelle la fabrique de l’œuvre. »

Propos recueillis par Dan Burcea

Légendes des images dans l’ordre de la publication :

  • Photo personnelle : Colline de Bouziri au sud de Tatahouine -Tunisie- février 2025- photo -Salah Mansouri ;
  • Affiche de l’exposition « Le goût de l’encre « Convent des Dominicains- juin 2025 ;
  • « Sourate de Marie » sculpture en bois calligraphie et marouflage papier- Musée Hiéron- Paray le Monial – France- 2021 ;
  • Installation sculpture bois et acier/ centre culturel Visages du Monde- Cergy (95)- 2017 ;
  • Poème sur toile collages et calligraphies-Terre Secrete- André Chedid ;
  • Installation textile- YUSEF L’ÂTRE JOSEPH – Musée Hiéron – Paray le Monial- 2021 ;
  • Poèmes Suspendus- Mamoe- Suède juin 2024.

Publications :

2020 – Les lignes de l’attente-Poèmes /Muriel AUGRY /Abdallah AKAR – Éditions Voix D’encre 2018 – Instantanés -D’une rive à l’autre- Poèmes / Muriel AUGRY Peintures-Calligraphies / Abdallah AKAR – Editions Virgules -Rabat- Paris – 2008 – Les poèmes suspendus, Mu’allaqât. Editions Alternatives– Paris- 2004 – Les Sept Dormants, Éditions Actes Sud- Rachid Kouraichi –Paris. Calligraphie et mise en page en langue arabe : Abdallah Akar 2003 – Illustration de la revue Voix d’Encre N° 28. Editions Voix dʼEncre. 2002 – Découverte des calligraphies de l’arabe – Dessain et Tolra – 2002 – Les Chevaux du Vent – Éditions Martelle -Paris – 1999 – La poésie arabe, petite anthologie – Éditions Mango Jeunesse

 

 

 

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