Prix Goncourt de la Biographie Edmonde Charles-Roux 2025 suivi de : Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir : la biographie nécessaire enfin publiée

 

 

Anca Visdei vient de recevoir le prestigieux Prix Goncourt de la Biographie Edmonde Charles-Roux 2025 pour son livre Cioran ou le gai désespoir publié aux Éditions de l’Archipel. Il s’agit de la seule biographie complète disponible de Cioran.

Elle est l’auteur de romans ( L’Exil d’Alexandra, Actes Sud, 2008), de pièces de théâtre jouées dans le monde entier, ainsi que de biographies de Jean Anouilh, Orson Welles (Fallois, 2012 et 2015), Alberto Giacometti (Odile Jacob, 2019).

À l’annonce de la magnifique récompense accordée à la biographie de son compatriote Emil Cioran, elle a eu la gentillesse de répondre brièvement à quelques questions.

Un entretien plus approfondi suivra.

Vous venez de recevoir le prestigieux prix Goncourt de la biographie. Comment avez-vous accueilli cette formidable nouvelle ?

Avec un calme olympien. Cela ne change rien à ce que je suis. La perspective d’avoir plus de lecteurs, en revanche, m’enchante.

« Une biographie de Cioran reste à écrire. » Est-ce que cette assertion extraite de l’Édition de la Pléiade que vous citez dans l’Avant-propos de votre livre a été pour vous un encouragement pour écrire ce livre ? 

Bien sûr : je marche au défi.   

Comment est né ce livre ? 

J’entendais tellement de gens dire péremptoirement des bêtises sur Cioran qu’ils ne connaissaient pas que j’en ai proposé l’idée à Jean-Daniel Belfond, éditeur intelligent qui m’a aussitôt proposé un contrat de commande pour le livre.

La richesse des ouvrages dédiés à l’œuvre cioranienne a-t-elle été une aide ou une difficulté pour faire le bon choix dans l’écriture de la présente biographie ? 

Ni l’un ni l’autre. Je les ai lus par professionnalisme et par fair-play.

Et la toile historique en tout ça ? Que dit le cadre historique de l’homme Cioran ? Je vous cite : « Je me suis aperçu qu’une vraie biographie de Cioran ne pouvait être qu’un portrait de groupe avec confrères ».

C’est dans cette variété de portraits d’époque que j’ai trouvé mon plus grand plaisir et le bonheur de m’y projeter. J’ai voyagé dans le temps et vécu avec Sebastian, Celan, Fondane et retrouvé, parmi ceux que je connaissais, Ionesco et Eliade, dans leur jeunesse.

Vous avez rencontré Cioran dans les années ’80. Est-ce que le fait que vous êtes vous-même Roumaine, comme lui, vous a aidé à mieux comprendre sa personnalité ?  

Sûrement. 

Et aussi à avoir accès à plus de documents le concernant ? 

Bien sûr, connaître le roumain donne accès à ses œuvres de jeunesse en original, car les traductions en français sont très décevantes : j’explique pourquoi dans le livre.

S’il fallait choisir les moments les plus lumineux dans l’écriture de cette biographie, ce serait lesquels ? 

Me replonger dans des textes en roumain, ma première langue d’écriture, une langue sublime.

Et les plus ténébreux, les plus amers ? 

Découvrir et devoir citer ses textes débordants d’admiration pour Hitler.

Quelle contribution à mieux connaître la personnalité de Cioran aura, selon vous, la biographie que vous venez de publier ? 

Comme Cioran était secret, que j’ai eu la chance de le connaître et que c’est sa première biographie, on peut dire que le livre jouit d’une heureuse situation de monopole. Faute de concurrents.

Et une dernière question : pourquoi avez-vous choisi ce titre Cioran ou le gai désespoir ?

J’ai pensé à Nietzsche et à son Gai Savoir. Cioran en est l’exact opposé : après avoir admiré le philosophe allemand dans sa jeunesse, il l’a considéré « naïf » par la suite. Or, Nietzsche avait un don divin : l’enthousiasme. Autant Cioran ne l’a pas dans ses écrits, autant il l’avait dans la vie et j’en ai profité en tant qu’amie. Relier les deux hommes à travers le titre m’a semblé un joli cadeau à faire à Cioran et au lecteur.

La biographie nécessaire enfin publiée

Anca Visdei publie Cioran ou le gai désespoir aux Éditions L’Archipel et remporte avec cet ouvrage le Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux. Dans son Avant-propos, elle n’oublie pas de rappeler la nécessité d’écrire une telle biographie d’un écrivain qui « ne fut jamais prodigue d’affirmations autobiographiques précises », comme l’affirme Nicolas Cavaillès dans la Pléiade.

Une nécessaire et longue biographie de plus de 400 pages, donc, et, qui plus est, écrite par une compatriote l’ayant connu personnellement et partageant le roumain comme langue maternelle et le français, comme langue commune d’écriture. À la question de savoir si sa démarche serait intéressante, son éditeur lui indique en effet « que la vie du personnage présente un intérêt en soi ». Des arguments comme « vie atypique, étonnante de variété, de changements radicaux et d’originalité, avec des secrets qui ont déboulonné quelques réputations apparemment inattaquables » plaident en faveur de la démarche réalisée par Anca Visdei. Sont aussi conviés des amis communs à l’intéressé comme à la biographe, tels que Ionesco et Eliade, témoins de longue date, pour ne pas dire depuis toujours, d’une aventure de vie, d’écriture et d’exil de leur ami Cioran. Mémoire et relecture des textes, « maintenant qu’il a chuté dans l’éternité » joueront conjointement leur rôle dans cette longue fresque d’un destin qui débute dans Le paradis perdu des Carpates, à Rășinari, lieu de naissance de Cioran, en passant par des chapitres comme L’aveuglement et La Garde de fer, L’éternel boursier, Les femmes, les Roumains, les Français et finira à Paris par Un dernier tour de piste, avant Le baisser de rideau et le chemin sans retour au cimetière Montparnasse. Toute une vie entre les paranthèses ouvertes et refermées de sur tous ces événements.

Avec habileté et souci du détail, Anca Visdei retrace ce que l’on pourrait appeler une des aventures humaines les plus contrastées, pour ne pas dire les plus paradoxales qu’elles soient, dans le paysage intellectuel du siècle dernier. Elle l’avait d’ailleurs fait dans ses précédentes biographies dédiées à Jean Anouilh, Orson Welles ou Alberto Giacometti.

Avec Cioran, les choses sont peut-être plus compliquées, compte tenu de son tempérament « égocentrique, lucide et franc » qui se manifeste dès son enfance. Quant à son œuvre, il le dit lui-même dès son premier ouvrage, « il n’a pas d’idées, mais des obsessions ». Cela donne, selon sa biographe, une idée plus précise sur ses thèmes de prédilection, thèmes qu’elle classe en trois catégories : « Thanatos et ses variations », « L’absence de sens », « La tentation d’exister ».

Se résumer à cette analyse, même pointilleuse, de son tempérament et de ses idées, n’aurait conduit en aucun cas à une biographie. Anca Visdei se tourne avec une abondante documentation sur le début du XXe siècle roumain, sur le milieu universitaire bucarestois, se focalisant sur les intellectuels du groupe Criterion, sur la défiguration idéologique de la société roumaine, à laquelle Cioran participera sous l’influence néfaste de son mentor de triste mémoire, Nae Ionescu. Avec impartialité, Anca Visdei répond à une question dont elle-même n’avait pas pu répondre à sa juste mesure auparavant, celle de l’adhésion au mouvement légionnaire de l’auteur de la Transfiguration de la Roumanie, de son antisémitisme, et plus tard, depuis l’Allemagne, de ses plaidoyers en faveur d’Hitler, de la violence et du « désordre créateur » dont dont il est fervent admirateur. Face à ces envolées révolutionnaires, Cioran place la Roumanie à la « périphérie culturelle » incapable de l’ascèse nécessaire aux études. Des travers de jeunesse qu’il voudra faire oublier plus tard. Cela n’exclut pas le mal immense qui est fait et les dégâts causés à ce que l’on a appelé « la Génération ’27 », une « génération sacrifiée » pour nommer ces années roumaines troubles et violents.

Il y a dans les pages dédiées à cette période des portraits lumineux, comme ceux de Mihail Sebastian et de Benjamin Fondane. Le premier est décrit ainsi : « Nullement fasciné, n’ayant trempé dans aucun complot antidémocratique, victime de toutes les persécutions antisémites, n’ayant jamais voulu quitter la Roumanie, tenant toujours son journal, feuille de route du naufrage d’un pays dans la dictature, la haine, la lâcheté et la peur, quel que soit le système ». Fondane, lui, « est un tourbillon d’idées, de culture, de passion, de courage et d’honnêteté ». Devant les qualités de ces deux compatriotes, on comprend facilement le piège dans lequel se complait Cioran, en y adhérant à la barbarie qui s’annonce. Plus tard, il se confessera à un ami, déplorant l’égarement, la folie et la stupidité de sa jeunesse.

Suivent les étapes de l’exil cioranien, avec tous les aspects, nombreux, qu’il suppose sur sa vie personnelle, sur l’évolution de ses idées et sur son œuvre. Inutile de rentrer dans ces détails, la biographie le fait brillamment et sur une longue partie de son contenu. Sont présentés ainsi les tourments qu’il traverse, d’ordre physique, à cause de ses multiples maladies ou syndromes de toutes sortes, de son incapacité à s’adapter au monde qui l’entoure, de ses nombreux refus, de gloire, de reconnaissance, de ses peurs et surtout de son désir inestimable de vivre en homme libre.

Son œuvre ? Il y aurait sans doute beaucoup à dire. Anca Visdei, qui a lu et relu son œuvre, se penche avec maîtrise sur les idées et sur les formes littéraires qui les incarnent sous la plume de Cioran, avec, en prime, l’idée que l’écrivain sera toujours son plus exigeant critique. Cioran est à tour de rôle provocateur et immature, intelligent et cultivé, incapable d’empathie et de gratitude, jaloux et amuseur, mélancolique et rêveur. Un homme fait de contrastes, un être tourmenté.

Les critiques ont souvent relevé la répétition des thèmes, voire la réduction à un seul d’entre eux, qu’il reprend à l’infini. Tous ses livres sont analysés, regardés à travers leur accueil, tout en essayant de rendre visible leur unité dans le contexte de l’œuvre en général. À ce sujet, redisons-le, Anca Visdei, excelle dans l’analyse des idées et dans la mise en valeur littéraire des écrits cioraniens. Son analyse est nourrie par des sujets fondamentaux, parmi lesquels il faut citer l’impossible appartenance à une double culture, comme c’était le cas de Cioran, son bilinguisme, et enfin, celui concernant le titre de plus grand styliste dont il avait été affublé durant sa vie. Il se dégage de ces pages des lignes d’une compréhension à la fois exigeante et sensible, sous un regard généreux, plein d’admiration et, osons le mot, amical.

Un Cioran tangible, enfant blessé et homme vivant douloureusement l’inconvénient d’être né, enfin libre à la fin de sa vie.

« Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue ; libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. »

Une vie dont l’héritage peut être résumé par ces mots : lucidité, liberté, indépendance d’esprit. 

Une vraie vie, en fait.

Dan Burcea

Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, Éditions L’Archipel, 2005, 462 pages.

Propos recueillis et chronique, Dan Burcea

Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir, Éditions de l’Archipel, 2025, 459 pages. 

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