Rebecca Benhamou – Ce que je vole à la nuit

 

Qui ne connaît pas la fameuse phrase de Marcel Proust sur le rapport subtil entre la vie et la littérature ? « La vraie vie – écrit-il –, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. »

Rebecca Benhamou ajoute dans Ce que je vole à la nuit un aspect que l’auteur de la Recherche décrivait quelques lignes plus loin comme une multiplication, une abondance « de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait. »

En se remémorant ses années d’études à King’s College, elle affirme à son tour : « J’étais loin de m’imaginer que les livres que nous étudiions alors, surtout ceux de Virginia Woolf, auraient sédimenté toutes ces années et qu’ils opéreraient une sorte de ricochet dans mon esprit, dont je continuerais de sentir dans ma vie les cercles concentriques. »

Danny, sa prof de littérature féminine de l’époque, avertit ses étudiantes : « Il faut que ces livres infusent, qu’ils cheminent en vous et qu’ils prennent leurs quartiers. Même si, pour l’heure, ils paraissent loin de votre vie, même si vous avez le sentiment qu’ils n’ont rien à voir avec vous, et qu’ils n’auront peut-être jamais rien à voir avec vous, je veux vous entendre les lire, les dire. »

« Lire » et « dire » les livres reviendrait donc à « lire » et « dire » la vie, si l’on revient aux paroles de Proust ? C’est en tout cas l’expérience que fait Rebecca Benhamou à travers ce roman. Le facteur déclencheur de ce mouvement est pour elle celui de la maternité, lorsque, en devenant mère, le souvenir de ses années d’études, une quinzaine d’années plus tôt, se réveille de manière inattendue, mais persistante, dans son subconscient. À cette même occasion s’ajoutent les phrases prononcées par une sage-femme, comme une expérience fondatrice rappelant les « ricochets » que le réel renvoie vers l’acte de création littéraire : « Vous savez ce qu’on dit ? La maternité fait émerger les récits. »

Quel lien avec Virginia Woolf ? C’est justement vers elle que se dirige son souvenir, en la prenant comme témoin d’une expérience de vie parsemée de tant de questionnements que la génération de la narratrice se pose sur la féminité, sur le désir d’enfant, sur la condition de la femme à l’époque victorienne et à nos jours, sur ce qu’elle appelle la vie de la femme comme une « transgression », souffle et volonté d’une liberté refusée. Le titre qui résume tout cela n’est autre que celui du livre de Virginia Woolf, A Room of One’s Own, Une chambre à soi, même si la narratrice préfère la traduction ultérieure, plus suggestive, nous dit-elle, Un lieu à soi.

Ce titre résonne depuis près d’un siècle de sa parution en 1929 comme un cri intérieur, déchirant, d’intimité, garantie nécessaire de liberté. Danny, l’infatigable, mais discrète professeure de littérature féminine, va guider ces jeunes étudiantes vers la compréhension de l’univers de ses œuvres littéraires, surtout de celles de Virginia Woolf dont Rebecca est grande admiratrice. Occasion pour elle de revisiter la vie et l’œuvre de la grande écrivaine anglaise, de ses origines et sa famille jusqu’au vécu et questionnement intimes, de ses relations avec son père, ses frères et sœurs.

Le désir d’écrire naît comme un besoin d’affirmer sa personnalité, encouragée par son père, mais raillée à cause de la mentalité de l’époque. Les moments de se sentir libre sont des perles rares, des instants de grâce qu’il faut déguster avec parcimonie, comme lors des courts trajets qui lui permettent de s’éloigner de la maison.

Écrire ? Encore faudrait-il être certain qu’il soit autorisé ou crédible venant de la part d’une jeune femme comme elle, ce qui la conduit à garder le secret d’un tel geste, surtout lorsqu’il s’agit de son journal à qui elle confie ses secrets, qu’elle cache en passant surtout par ses demi-frères. Mais l’écriture est aussi pour elle symbole d’une certaine indépendance, d’une fierté aussi, mais surtout de se prouver à elle-même qu’elle est capable de suivre la trace paternelle.

Même si ce sont des moments volés au quotidien, et notamment à la nuit ?

Avec ce propos, nous touchons à la signification du titre du roman de Rebecca Benhamou. Car elle aussi refait l’expérience de l’émiettement du temps, des instants volés, des « contingences du quotidien, [de] la liste des choses à faire et à celle des tâches accomplies », des interstices, « d’apprendre à s’aménager des lieux pour soi, des petits riens, des hors sol, des hors temps ». La nuit abrite pour elle le lieu des expériences mystérieuses, espace temporel propice et permis à l’écriture, mais aussi temps d’épuisement et d’interrogations où les rêves se font rares, temps « d’épuisement dès l’aurore, l’incapacité d’écrire, de lire, de se concentrer, d’accomplir la moindre tâche… ».

Nous avons dans cette énumération l’illustration même de ce que nous pourrions appeler le carrefour entre la vie et la création, entre le prosaïque et le temps sublime d’une existence capable de se soustraire « à la folie, entre les pleins et les déliés du quotidien ». Si Virginia Woolf est pour Rebecca Benhamou un modèle, elle l’est premièrement dans cette soif d’intime, de nuits solitaires et de rêves, miroir dans lequel elle aime se regarder pour comprendre sa condition de mère et d’écrivain, deux hypostases créatrices, deux formes de vies, « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue » dont nous parle Marcel Proust.

Ce n’est pas par hasard qu’elle préfère la traduction de Marie Darrieussecq au livre de Virginia Woolf, Un lieu à soi, ce lieu qui ramène le domestique dans la géographie essentielle de locus intimus, ce palais de la mémoire, cher à Cicéron.

Rebecca a raison de nous dire : « Virginia Woolf nous met face à nos ambivalences, nos contradictions, nos vulnérabilités ». Nous sommes prévenus.

Dan Burcea

Rebecca Benhamou, Ce que je vole à la nuit, Éditions Harper Collins, 2025, 208 pages.

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