Le manuel de Grec ancien express écrit par Caroline Fourgeaud-Laville et merveilleusement illustré par Djohr, paraît aux Éditions Les Belles Lettres dans la collection La vie des classiques.
Permettez-moi avant tout de vous poser une question qui pourrait vous sembler abrupte, mais pourquoi doit-on de nous jours apprendre le grec ancien ? Beaucoup vous diront qu’il s’agit d’une langue morte et donc peu utile, d’autres, conscients de ce que les langues modernes lui doivent, apprécieront sa richesse.
Dans un quotidien traversé de difficultés, un monde secoué de drames, nos vies sont bien souvent directement meurtries ou se font, indirectement, les douloureuses chambres d’échos d’événements tragiques. A ce monde-là le grec a tout à dire. Le grec n’a jamais été plus utile qu’aujourd’hui.
Rappelons-nous combien d’éminents classicistes furent de grands résistants, des vigies efficaces, des hommes pleinement impliqués dans les combats de leur époque.
Songeons à Victor Klemperer qui rédigea dans les années trente près de 2000 pages d’un précis de philologie, conscient que son époque était « un temps de misère communicationnel » favorisant la montée du nazisme. Oui, il faut protéger la langue et résister aux simplifications, a fortiori quand tout va mal. Négliger sa langue, renoncer à enrichir ses moyens de communication, peut menacer la paix sociale en accentuant les incompréhensions, en créant des castes clivées par niveau de langage. La langue est le facteur clivant d’une société, comme l’écriture a pu être longtemps un facteur d’exclusion. Le grec façonne et enrichit le français depuis toujours et nous devons veiller à ne pas l’oblitérer de nos apprentissages si nous voulons maintenir fraternité et égalité au fronton de nos édifices. La liberté, l’éleuthéria grecque, est conditionnée sans doute par ses deux consœurs.
Les heures sombres appellent à elles la lumière, quand l’esprit pourrait s’engourdir ou s’éteindre. Sous le coup des peines répétées, l’exercice intellectuel que suppose cette langue et l’exigence qu’elle suscite vous maintient la tête hors de l’eau. Mais au-delà même des bienfaits de la pure mécanique cérébrale, le grec ce sont surtout des textes. Qu’on se penche sur les tragiques pour éclairer les paradoxes de l’âme et l’éthique des puissances, qu’on ouvre les discours de Démosthène pour s’inspirer de son ressort face aux impasses politiques, qu’on relise l’oraison funèbre de Périclès pour mesurer le poids d’appartenir à une civilisation aux valeurs démocrates et humanistes, qu’on lise enfin chaque matin Marc-Aurèle pour s’assurer, en grec dans le texte, que chacun d’entre nous a un rôle à jouer, quel qu’il soit, chacun à sa mesure, remplissant humblement le devoir singulier d’honorer la vie !
Vous le voyez, le grec est une langue dans laquelle on pense bien. C’est une langue dans laquelle la pensée s’articule si brillamment qu’aujourd’hui encore ses textes sont pour nous d’incomparables ressources. Il faut donc apprendre le grec pour accéder non pas à l’eau seulement mais à la source. Je dirais qu’il faut apprendre le grec pour le lire plus que pour le traduire. La traduction est toujours merveilleuse car c’est un acte généreux, mais j’aime aussi l’idée de laisser le texte sonner avec sa musicalité propre, si forte, qu’on veuille la faire sienne, que le grec se distille en vous, poésie, musique, idées et sang mêlés. Les Guillaume Budé sont idéalement conçus pour cela car ces ouvrages bilingues, publiés aux Belles Lettres, permettent de prendre des appuis discrets sur le français tout en restant le plus longtemps possible sur le grec.
Alors, oui, le grec est plus que jamais d’actualité. Car ce sont des pensées de l’antiquité qui consolent et guérissent les âmes d’aujourd’hui, c’est avec les chants d’amour de Sappho que l’on se prête à rêver d’un nouvel amour, et c’est avec Epicure qu’on cabre le corps et l’esprit d’un même mouvement dans l’adversité. Le grec nous porte certes les enseignements des siècles passés, mais il consolide surtout notre présent en nous assurant de penser un monde plus riche, plus structuré, plus accueillant aussi. Le grec a toutes les qualités requises pour améliorer notre rapport au monde, il est urgent de le transmettre, d’en partager les bienfaits.
Parmi les plus grandes joies de la rentrée il y a sans doute l’acquisition des nouveaux manuels scolaires. Les toucher, les feuilleter, sentir leur odeur, les couvrir avec soin, quels délices renouvelés… À quel élan et à quelle intention répond celui que vous venez de publier ?
Il me fallait poursuivre ce que j’ai initié avec la création de l’association Eurêka : rendre le grec le plus accessible possible. Aujourd’hui la plupart des professeurs ne disposent que d’une ou deux heures hebdomadaires pour enseigner une langue qui en mériterait au moins quatre. Que faire ? Selon moi il ne faut pas réduire la voilure mais plutôt l’adapter. Le plaisir réside dans le défi : créer une méthode express et en faire aussi un livre où l’on puisse aimer naviguer à loisir, perdre son temps, c’est-à-dire en gagner.
À qui s’adresse-t-il ? Faut-il avoir des connaissances préliminaires de grec ancien ou peut-on aborder ce manuel même en étant débutant ?
« Grec ancien express » est conçu pour tous les niveaux. J’ai écarté les termes excessivement techniques qui confinent au jargon pour privilégier une pédagogie accessible aux grands débutants. Les hellénistes confirmés y trouveront la boîte-à-outils idéale pour aborder l’ensemble des notions, règles, tableaux complets des déclinaisons et conjugaisons auxquels s’ajoutent des enrichissements culturels bien précieux. J’aime l’idée qu’on cesse de trouver vulgaire ce terme de « vulgarisation » qui m’est si cher. Décloisonner, transmettre, initier, vulgariser, sont les aiguillons qui ont sans conteste guidé mon travail.
Comment a été reçu votre manuel ? Est-il déjà utilisé, rencontre-t-il le succès que vous lui souhaitiez ?
Ce fut une joie et une surprise. Je n’imaginais pas une seconde qu’un manuel de grec ancien susciterait un tel enthousiasme ! Les établissements d’enseignement se le sont procuré, les enseignants l’ont apprécié et s’appuient sur lui pour développer les cours de l’année, les anciens hellénistes curieux de se rafraîchir mémoire et méninges l’ont acquis pour s’y remettre. Mais surtout, et c’est là le point central : des gens qui n’en ont jamais fait tentent l’expérience. C’est un livre dont le succès a des effets immédiats sur les vocations. Les Belles Lettres, maison d’édition créée en 1919, réussissent admirablement à rester à la pointe du progrès en renouvelant les lectorats, en rénovant les voies d’accès aux langues anciennes.
J’en profite pour vous demander de nous parler à nouveau (nous l’avons déjà évoqué dans une interview précédente1) de l’Association Eurêka, fondé en 2018.
Nous initions les enfants au grec ancien dans des écoles élémentaires, publiques et privées, de Paris et régions. Notre réseau de professeurs s’enrichit peu à peu à la faveur des nombreux articles et interviews parus récemment autour des livres. Notre action est désormais mieux connue et des professeurs nous ont rejoints, conscients de l’importance d’aller très tôt lever tous les obstacles : le grec est exotique, le grec est utile pour mieux maîtriser le français, le grec développe chez les très jeunes de grandes qualités d’adaptation, de réflexion, une créativité bien appréciable pour aborder la société dans laquelle nous vivons et dont les enfants assureront demain le renouveau avec talent.
Association Eureka
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Propos recueillis par Dan Burcea
Caroline Fourgeaud-Laville, Grec ancien express, Éditions Les Belles Lettres, collection La vie des classiques, 2023, 308 pages, 15,90 euros.
[1] https://lettrescapitales.com/les-grands-entretiens-de-la-rentree-litteraire-2022-caroline-fourgeaud-laville-eureka-mes-premiers-pas-en-grece-antique/