Le prestigieux Prix des cinq continents 2022 a été décerné à l’écrivaine et scénariste québécoise Monique Proulx pour son roman Enlève la nuit (Ed. du Boréal) qui vient de paraître en roumain chez Editura Casa Cărții de Știință de Cluj, dans la traduction de Rodica Bakonsky et Alina Pelea.
Invitée à cette occasion par l’Institut français de Cluj, Monique Proulx rencontrera les heureux gagnants du concours Mot-à-monde, et aura à Bucarest la joie de présenter son roman lors d’une réception à l’Ambassade du Canada et à la Librairie Kyralina.
Bonjour Monique Proulx, avant toute chose, permettez-moi de vous féliciter pour le très précieux Prix des cinq continents 2022 dont vous êtes l’heureuse lauréate. Que représente pour vous cette recompense en tant qu’écrivaine et membre de la grande famille de la francophonie ?
Bonjour à vous, et merci de m’accueillir dans vos pages, et sur votre sol si hospitalier (que je connais déjà un peu!) Deux mots pour réagir à cette récompense: Surprise et Joie.
Bien sûr, lorsqu’on peaufine ses romans pendant 5 ans et qu’on tente d’y mettre le meilleur de soi-même, il y a cette certitude du travail accompli. Mais atteindre d’autres francophones, à l’extérieur de la bulle québécoise, faire vibrer des sensibilités qui ne connaissent pas notre paysage social et nos particularités langagières procure une grande émotion. Il y a donc une universalité dans l’écriture et dans la création, il n’y a donc pas de frontières géographiques quand on touche à l’essence, c’est ce qu’il faut se rappeler sans cesse quand on écrit dans un petit pays comme le Québec.
Votre visite en Roumanie a une double raison : d’abord, parce que l’epreuve du concours Mot-à-monde concerne directement la traduction d’un fragment de votre roman Enlève la nuit, et ensuite parce que votre livre paraît en roumain, ouvrant ainsi son chemin vers le cœur des lecteurs de ce pays. Est-ce que c’est la première fois que vous visitez la Roumanie ?
Je suis allée en Roumanie en 2016, suite à la traduction et la publication en roumain (chez la maison Editura Univers) de deux de mes romans précédents (Champagne, Ce qu’il reste de moi). J’ai été emballée par l’accueil et l’ouverture de vos concitoyens, je le dis en toute sincérité. Et permettez-moi de profiter de l’occasion pour saluer Virgile – qui était directeur de la librairie Kyralina – et Diana Crupenschi et Sergiu, l’éditeur de la maison d’édition d’alors, qui m’ont reçue comme une reine – et qui ont peut-être respectivement bougé depuis, mais leur souvenir reste ancré en moi.
Je me réjouis au plus haut possible de revivre ce contact avec les Roumains, autant les traductrices talentueuses et les traducteurs en puissance que les officiels et les lecteurs, qui me semblent incroyablement proches de notre sensibilité.
Lors d’un entretien en mars 2022 au journal montréalais Le Devoir, vous avez qualifié votre roman Enlève la nuit de « livre écrit en état de grâce ». Le sujet de ce récit, si on peut le résumer ainsi, est la capacité de Markus Kohen, le personnage principal, de renaître de ses cendres, dans une sorte de geste capital, essentiel exprimé par cette magnifique requête (enfantine, dites-vous) de se débarraser de l’obscurité et de revenir à la vie. S’il fallait donner goût à la lecture à vos futurs lecteurs roumains, que diriez-vous de ce livre ? Quelle place occupe-t-il dans votre univers romanesque ?
Ce roman m’a avalée toute entière – ou plutôt c’est Markus, le héros involontaire, qui m’a avalée dans son aura et sa grandeur d’âme. Je l’ai écrit dans un état second (et cet état second a duré des années…), parce que la mission de Markus m’emmenait à fréquenter des territoires non seulement littéraires, mais transcendants et régénérateurs. Je porte ce livre en émissaire, je dirais. C’est la première fois que le personnage d’un de mes romans prend ainsi la place, MA place, et que je le présente aux autres comme on présente un ami cher qu’on estime énormément. Ce livre est la parole de Markus – l’évangile de Markus, j’irais jusqu’à dire! – et il faut la lire parce qu’il se pourrait bien qu’elle nous libère du poids de nos vies.
Markus Kohen, ce personnage central dans Enlève la nuit, apparaissait déjà, en tant que personnage de second plan, dans Ce qu’il reste de moi (Boréal, 2015). Pourquoi en avoir fait le héros dans Enlève la nuit ?
C’est lui qui s’est imposé à moi.
Ce sont sans doute les personnages qui choisissent les écrivains, et non l’inverse.
Tout s’est passé comme si Markus ne m’avait pas laissé le choix, qu’il était revenu me hanter et me presser de ne pas l’abandonner ainsi, sur le trottoir d’une ville hostile, de lui donner une destination, une vie véritable.
Pour un écrivain, suivre un personnage comme Markus (au risque de disparaître, comme je disais) est une chance inouïe: la chance de s’abandonner à la quête la plus importante qui soit (‘Qui suis-je?’), mais aussi de voir sa propre société avec des yeux neufs, de constater que dans le monde dit libre, il y a énormément de servitude et de désespoir.
Il faut dire aussi pour la petite histoire que j’habite depuis 30 ans dans le quartier hassidique orthodoxe de Montréal, que je suis depuis toujours fascinée par leur retrait du monde et leur refus du modernisme, et surtout par la résilience de ceux d’entre eux qui ont osé s’enfuir de ce milieu très étanche.
Peut-on lire Enlève la nuit comme une suite de l’histoire que vous racontez dans Ce qu’il reste de moi ?
En quelque sorte, oui.
Mais on pourrait dire ça de toute ma production littéraire: la lire dans l’ordre qu’elle a été écrite (même si ce n’est absolument pas nécessaire) dresse un tableau chronologique de l’évolution de mon monde, et donc fatalement aussi du monde tout court.
Envisagez-vous de faire de l’énigmatique Charlie Putulik le héros / le narrateur d’un roman à venir ?
Ne me tentez pas.
J’aime Charlie Putulik d’amour, parce que son humanité est trouée de faiblesses, mais qu’il laisse coexister en lui la duplicité et la générosité, parce qu’il résiste à sa façon aux remèdes qu’on assène aux itinérants (lieux fermés, médicaments, etc…) , parce qu’il s’invente tous les jours dans un total dénuement et une joie féroce.
Mais lui aussi existait déjà, et avec plus d’importance, dans mon roman précédent (‘Ce qu’il reste de moi’ -que vous pouvez d’ailleurs lire en roumain, quel bonheur!) , et je crois que son parcours est en quelque sorte complet, même si je pourrais élaborer sa vie à l’infini, tant elle est riche et porteuse de sens. Mais je serais dans l’appropriation culturelle complète -très décriée sur notre sol nord-américain- avec la culture inuite que je serais forcée de m’approprier.
Le français de Markus, narrateur d’Enlève la nuit, est bien particulier : c’est une langue apprise assez tard dans la vie, associée à une vie toute nouvelle et que le personnage réinvente en quelque sorte en essayant de se dire. Il crée de nouveau mots – tout à fait vraisemblables et transparents d’ailleurs, mais inexistants dans les dictionnaires –, on soupçonne que sa syntaxe est parfois tributaire à sa langue maternelle, la conscience d’écrire dans une langue qu’il ne maîtrise pas parfaitement est permanente… Comment avez-procédé pour façonner la voix de Markus ?
Nous nous sommes bien amusés, tous les deux.
Depuis toujours, la langue est en fait le personnage principal de mes romans. La langue est la glaise avec laquelle je tente de sculpter de la beauté, de transmettre de la beauté. Les romans tels que les conçois s’arc boutent d’abord sur l’écriture, même s’ils racontent une histoire.
Avec Markus, le terrain était d’une fertilité inouïe, puisqu’on ne peut que lui pardonner d’inventer et de travestir les mots, lui qui est un total néophyte en la matière -mais un néophyte doué, entendons-nous: c’est un écrivant, sur le point de donner naissance à une vraie production littéraire (celle de Maître K…).
Il fallait d’abord que je trouve sa musique à lui. Chaque roman commande sa propre musique.
Je ne peux pas vous dire comment on trouve la musique d’un roman, car ce n’est pas un procédé qu’on peut comprendre et commander, c’est une grâce qui nous échoit.
La musique trouvée, l’inventivité de Markus m’a emportée malgré moi. Son inventivité, et son honnêteté totale: les mots ne sont pas acquis pour lui (et ne devraient jamais l’être pour personne) , il les sonde donc sans cesse, leur fait régurgiter leurs paradoxes et leur délinquance.
Oui, nous nous sommes bien amusés.
Vos romans jouent avec le paysage canadien, les grands espaces, la montagne, les couleurs. Vous avez un don particulier pour les faire revivre à travers les mots. Où en est le secret ?
Là encore, je suis obligée de me réfugier derrière le mystère de l’écriture. Les thèmes qu’un écrivain visite ont certes à voir avec ses préférences comme femme ou homme, comme citadin ou campagnard, comme être social, doué d’esprit contemplatif ou actif, sans compter les traumatismes personnels qu’il peut avoir à régler.
Mais là s’arrête la responsabilité.
Mon seul « secret », c’est de me rendre complètement disponible à l’univers que je m’apprête à écrire, de museler tout ce que je suis anecdotiquement, pour laisser l’espace vierge à ce qui veut bien pénétrer en moi. Après, l’artisane que je suis ordonne et sculpte ce qui s’est présenté comme une inspiration, peaufine les phrases, en un mot fait laborieusement son travail d’architecte, en prenant le temps – les années! – qu’il faut.
Montréal est une ville magique, mais également celle de toutes les dérives, une ville « tentaculaire ». Comment vivez-vous le rapport à votre ville ?
Montréal n’a pas toujours été ma ville. Je suis née à Québec et y suis demeurée 30 ans, ce qui a gravé en moi des images de ville harmonieuse et jolie, disciplinée en quelque sorte, à portée humaine, sorte d’extension amicale de la famille. Arriver à Montréal a été pour moi un choc, et un choc salutaire. J’ai dû composer avec le chaos d’une ville cosmopolite, débridée, inesthétique, une sorte de foutoir où miraculeusement la paix entre les différences régnait. Ça a donné un coup de fouet à mon écriture. La désorganisation apparente et la richesse vivifiante de Montréal ont été mon sujet pendant des années: « Les Aurores montréales », entre autres, que j’ai mis 10 ans à écrire, est une sorte de portrait kaléidoscopique de Montréal. ‘Ce qu’il reste de moi’ en est un autre.
Et maintenant, ce qui me fascine à Montréal, et me désole, c’est la quantité effarante de sans abris et d’itinérants de toutes origines qui y pullulent, qui errent sans but, qui mendient, qui nous projettent sans vergogne leur dénuement en pleine face. Je ne m’y habitue pas, car il ne faut pas s’y habituer. Je sais que toutes les villes du monde ont leur quantité de citoyens éjectés de la dignité minimale, mais dans une ville nordique comme Montréal, où on avoisine les -20 pendant des mois, c’est intolérable.
Markus est bien entendu né, entre autres, de cette indignation-là. Je lui fais connaître l’itinérance, car c’est aussi le sort que la vie réserve à la plupart des jeunes hassidiques montréalais qui s’enfuient abruptement de leur communauté.
Romancière et scénariste, voilà au moins deux manières d’appréhender le monde. C’est laquelle que vous préférez ?
Je suis une romancière qui a écrit des scénarios de films pendant 25 ans, pour gagner sa vie entre autres mais aussi en y trouvant de vastes plaisirs -car j’adore le cinéma- tout en déplorant sans cesse l’avidité, le narcissisme et la cruauté du milieu. J’ai fini par abandonné la scénarisation en tant que créatrice, mais je continue d’accompagner en tutorat bien des scénaristes, jeunes et chevronnés, qui font appel à moi.
Le cinéma est une industrie, et on ne peut pas attendre des industries qu’elles donnent à leurs créateurs de la liberté et du temps -deux éléments que je chéris comme essentiels dans ma vie de romancière.
La critique affirme souvent que la « grande question » qui hante vos textes est celle de la transcendance. Comment le héros de Enlève la nuit l’envisage-t-il ?
La réalité EST transcendance, qu’on le découvre ou non. Si on ne le découvre pas, tant pis, on mène quand même notre vie, en vase clos dans notre petit moi étriqué, torturé par une tranquille désespérance qui dans le pire des cas se change en hostilité envers le monde.
Je ne peux qu’évoquer sans cesse ces frontières douloureuses que l’être humain a érigées autour de lui sans le savoir et qu’il passe sa vie à tenter d’oublier -en se réfugiant dans toutes les dépendances et drogues inimaginables, y compris l’amour et la religion. Pourtant, il lui suffirait de voir que rien de véritable ne l’emprisonne, rien qu’il n’ait bâti lui-même, qu’il est connecté à tout ce qui l’entoure, que la joie est dans cette circulation ouverte entre tout, le visible et l’invisible.
Markus a été en quelque sorte forcé de le découvrir, en raison de son passé hassidique où on lui a entré du religieux dans le crâne toute sa jeunesse. En arrivant dans le Frais Monde, il a beau balancer le religieux, il a été moulé dans une sorte de profondeur, il est donc aussitôt touché par la réalité, la réalité qui est ouverture, il est frais et nu comme un nouveau-né, il perçoit les choses et les êtres dans leur immédiateté, sans y ajouter de conditionnements ou de jugements.
C’est ainsi qu’il remet en question la pertinence de tous les choix humains que l’ambition impose, qu’il décide que l’amour et la solidarité sont les seules voies viables, que donner, finalement, est bien plus gratifiant que recevoir.
C’est d’ailleurs grâce à cette totale ouverture qu’il peut rencontrer son Maître K…
Pour la traduction, le titre du roman pose déjà problème. Quels conseils donneriez-vous à vos traducteurs à propos du langage inouï qui est celui de votre héros ?
Je ne suis qu’admiration et gratitude pour celles et ceux qui s’attaquent à la traduction de mes romans, en particulier ‘Enlève la nuit’, marqué si fortement par une langue délinquante et jouissive. Je ne peux que leur dire de tenter, elles aussi, eux aussi, la jouissance et la liberté, de s’approprier le texte et de jouer avec lui, avec le plus de plaisir possible.
Propos recueillis par Dan Burcea et Rodica Baconsky
Crédit photo : Gata