Grand entretien. Alexandra Badea : « J’ai fait le deuil de pouvoir réparer complétement ce qui a été abîmé en moi »

 

Alexandra Badea est romancière, dramaturge et metteuse en scène au théâtre national de la Colline d’origine roumaine et de langues française et roumaine. Elle publie en ce début d’année son deuxième roman, Tu marches au bord du monde, un livre qui prolonge les questionnements présents dans sa dramaturgie sur les blessures de l’enfance et la manière de les guérir, sur « nos blessures communes, les endroits de trahison, de mensonge, de désillusion ».

Bonjour Alexandra, permettez-moi de commencer notre dialogue par vous interroger sur ce thème de la quête de soi. Comment est né votre roman et comment s’inscrit-il dans l’ensemble de votre réflexion sur ce sujet ?

Je me suis installée en France en 2003. Je venais depuis 1992 chaque année pendant un ou deux mois avec mon père qui collaborait avec des universités françaises. À travers le regard de l’adolescente que j’étais à l’époque, ce pays avait l’air d’un pays idéal. Trois ans après je découvrais les inégalités, les violences, les blessures de cette société. Le besoin d’écrire est venu de cette déception, mais aussi de mon besoin de comprendre qui j’étais vraiment. Dans mon premier texte Mode d’emploi il y a une scène qui raconte une expérience que j’ai vécu à Paris, deux ans après mon arrivée. J’étais à une fête des étudiants Roumains, un ami m’avait invitée, je ne fréquentais pas trop le milieu roumain. À un moment donné on a mis une chanson populaire patriotique (On est Roumains on est Roumains on est maîtres ici depuis longtemps) et tout le monde a commencé à danser dans une parfaite communion. Moi j’étais à l’écart, je ne ressentais rien. Eux ils étaient liés par quelque chose qui me restait étranger. Un étudiant Roumain est venu vers moi et m’a parlé en français pour m’expliquer ce qui se passait. J’ai compris que je n’appartenais pas à ce groupe. Chaque fois quand je rentrais en Roumanie on me renvoyait la même chose avec plus ou moins d’humour. «Toi tu ne peux pas comprendre, tu n’habites plus ici». En même temps en France on m’expliquait parfois des choses avec un sentiment de supériorité qui me faisait une violence inouïe et on continuait à me demander d’où je viens et à sortir tous les clichés qui vont avec. Je ne me sentais ni Française ni Roumaine et pendant un temps ça a été une souffrance. Jusqu’au jour où j’ai compris (après avoir écrit mon premier texte) que ce n’était pas un problème, au contraire c’est peut-être une force. En voyageant j’ai commencé à me construire en dialogue avec des gens très différents. Je crois que j’ai toujours cherché la différence plutôt que la ressemblance. Et plus tard j’ai lu un livre Radicant du critique d’art Nicolas Bourriaud. Et il y a eu cette citation :

« Un travail d’artiste se voit inéluctablement explicité par la « condition », le « statut » ou « l’origine » de son auteur. (…) Chacun se voit ainsi localisé, immatriculé, cloué à son lieu d’énonciation, enfermé dans la tradition dont il serait issu. « D’où parles-tu ? » demande la critique, comme si l’être humain se tenait toujours dans un lieu et un seul, et ne disposait que d’un seul ton de voix et d’une seule langue pour s’exprimer. C’est là l’angle mort de la théorie postcoloniale appliqué à l’art, qui conçoit l’individu comme définitivement assigné à ses racines locales, ethniques et culturelles. »

C’est à ce moment que je me suis dit que j’aimerais écrire un roman qui parle de ça, d’une construction identitaire à travers le déplacement, les rencontres avec des langues et cultures différentes. Bourriaud compare ces êtres nomades comme le lierre qui prend racine en traversant les territoires. Mon personnage est une telle plante.

Votre héroïne traverse continents, mers et océans pour se retrouver et se reconstruire. Et pourtant sa voix intérieure ne cesse de lui répéter «Tu marches au bord du monde». Que veut-elle dire par cette phrase qui donne d’ailleurs le titre de votre roman ?

Elle est toujours au bord. Elle va dans ces endroits où tout s’effondre, la violence du dehors la renvoie à cette violence vécue pendant l’enfance, dans son pays d’origine. À chaque fois quand elle touche à ça, elle s’enfuit, elle va ailleurs, portée par le hasard des rencontres. Elle aimerait ne plus s’arrêter, marcher encore plus loin, pour découvrir autre chose, dans l’espoir de trouver un jour une terre où la résilience soit possible. Elle cherche aussi un endroit où elle peut agir sur le monde, où on l’appelle, où elle aurait quelque chose à donner, à construire.

L’omniprésence de cette voix intérieure me donne l’occasion d’évoquer la manière très originale et peu utilisée dont vous construisez votre narration à l’aide du style indirect libre à la deuxième personne. Pourquoi avez-vous confié ce rôle de narratrice à la deuxième personne du singulier ? Est-il, selon vous, plus proche et tout aussi pertinent que le langage dramatique ?

J’ai commencé à utiliser le « tu » dans ma pièce de théâtre Pulvérisés. Je l’ai utilisé car je ne pouvais pas écrire à la première ou à la troisième personne. La deuxième personne a débloqué quelque chose. J’ai compris dans un deuxième temps pourquoi. Les personnages de cette pièce, perdus dans les mécanismes de la mondialisation, happés par leur travail, n’arrivaient plus à dire « je », ils étaient déconnectés de leur intériorité. J’aurais pu raconter tout à la troisième personne, mais j’ai un blocage avec cette forme de récit, peut-être parce qu’elle me fait penser à ce que les profs de littérature nous racontaient à l’école sur « l’auteur omniscient, omnipotent et omniprésent ». En écrivant plusieurs pièces de théâtre à la deuxième personne j’ai compris que j’écrivais le monologue intérieur du personnage (souvent quand je me parle à moi-même j’utilise le « tu ») où une partie s’adresse à une autre en créant une dialectique permanente. Ça produit aussi quelque chose de magique. Le lecteur (ou le spectateur au théâtre) s’identifie sans savoir au personnage. À un moment donné il a l’impression que c’est à lui qu’on parle et c’est de lui qu’on parle. J’ai voulu créer ça dans mon roman : la possibilité de perdre un peu les lecteurs, qu’ils se disent à un tournant de phrase : «Attends, là on parle de moi ou du personnage. C’est moi le personnage ? C’est moi qui aurais pu ressentir tout ça même si je n’ai pas vécu la même histoire ?»

La célérité de votre récit impressionne par son rythme soutenu, vivant, cinématographique, caméra à l’épaule, prête à saisir tout frémissement de la vie intérieure de votre personnage et du monde qui l’entoure, usant souvent des analepses. Que pouvez-vous nous dire sur ce choix narratif ?

Le cinéma a une grande influence sur mon écriture, mon théâtre mais aussi sur ma vie. Parfois je vois la vie même comme un film. A chaque fois que quelqu’un me raconte quelque chose j’imagine un film, avec son découpage, ses mouvements de caméra, ses travellings, ses plans séquence ou son montage en champ contre champ. En écriture je reproduis le même schéma. Je ne saurai pas faire autrement. Après, indépendamment de ça, d’un point de vue dramaturgique, dans ce roman, les références cinématographiques avaient du sens, car le personnage est une actrice inaccomplie, une jeune femme qui voulait faire du théâtre car elle ne pouvait pas se raconter autrement, elle n’arrivait pas à écrire son propre scénario, alors elle avait besoin de créer autour d’elle un monde artificiel, emprunté, à jouer dans les histoires des autres, à prêter son corps à des personnages. Comme elle n’arrive pas à atteindre cette possibilité, elle reste à l’endroit de spectatrice, se nourrit de ce qu’elle voit et surtout de ce qu’elle interprète dans la vie des autres, et regarde sa propre existence d’une manière passive. Il y a aussi deux films qui lui changent la vie. Bleu de Kieslowski, vu au cinéma Elvire Popesco de l’Institut français de Bucarest la sort de sa torpeur (si l’héroïne de Bleu porte un deuil impossible, elle, elle porte comme Macha de La Mouette de Tchekhov le deuil de sa propre vie). C’est un peu grâce à ce film qu’elle décide de partir pour Paris. Il y a ensuite un deuxième film qui m’a beaucoup marquée aussi et je voulais lui rendre hommage quelque part : Sans soleil de Chris Marker et cette phrase magnifique : « Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures, il voudrait bien dire que le temps vient à bout de tout sauf des blessures, avec le temps la plaie de la séparation perd ses bords réels, avec le temps le corps désiré ne sera bientôt plus et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre ce qui demeure c’est une plaie sans corps. » Cette phrase que son ancien amour lui dit en la retrouvant, la poursuit tout au long du roman, et c’est cette phrase qui la fait prendre une décision qui lui changera à nouveau le destin.

L’héroïne de votre roman est une jeune femme roumaine qui décide de quitter son pays pour la France. Elle vit mal l’échec aux examens d’entrée au conservatoire de théâtre, son quotidien est « blafard » et son histoire d’amour avec un jeune encore plus paumé qu’elle bat des ailes. Quel portrait feriez-vous à ce stade de cette jeune femme oppressée par l’asphyxie du présent et l’insignifiance de soi ?

Elle n’arrive plus à respirer. C’est pour ça qu’elle part. Elle cherche de l’air et un autre décor. Elle ne part pas à la recherche de l’aventure, de nouvelles rencontres, d’un autre horizon culturel comme moi je suis partie en quelque sorte, elle part car elle ne peut plus faire autrement. Tout l’étouffe autour : sa vie sans perspective autre qu’un travail ennuyant, une relation qui se délite dans un état de lassitude, la précarité, ses échecs répétés, l’absence du père, les névroses héritées de sa mère, la violence de la société roumaine plongée dans un capitalisme sauvage, l’ambiance concurrentielle, le manque d’amitié, de chaleur, d’empathie. Elle est bloquée à l’intérieur d’une toile d’araignée qu’elle a tissée toute seule autour des piliers qui la conditionnent et ça l’empêche de voir clair. Son problème c’est qu’elle s’obstine à trouver les réponses et les solutions à l’extérieur et ne comprend pas encore que tout se passe à l’intérieur. C’est un paradoxe car elle est en dialogue continu avec elle-même, mais elle est aussi coupée d’elle-même. C’est comme si elle voyait en elle juste la partie fantasmée ou celle qui lui est renvoyée par le regard des autres. Son vrai moi, elle n’arrive pas encore à l’atteindre. Ça vient aussi de ses peurs, peurs héritées dans la famille, mais aussi crées par le contexte politique.

Un autre repère est celui de la famille qui joue un rôle essentiel dans l’architecture intérieure de votre personnage. Vous touchez ici un point qui vous est tout aussi cher lié à l’absence du père et, plus généralement, de l’amour dont se nourrit tout enfant. Quelle place occupent ces absences dans votre roman ?

Peut-être que tout commence là. On ne vient pas tous au monde dans les mêmes conditions. C’est la première discrimination qu’on subit. On ne nous donne pas la même quantité d’amour au début de nos vies et ça vient de là, la déchirure. On essaie toute une vie de remplir ce vide qui n’a pas été rempli par nos parents. L’absence des parents est un thème qui m’intéresse beaucoup même si moi personnellement j’ai eu la chance d’avoir quatre parents : les grands-parents maternels qui m’ont élevée parallèlement avec mes parents. Deux couples qui ont passé toute leur vie ensemble. Mais le pays d’où je viens (la Roumanie) est confronté surtout après la révolution à un phénomène assez inquiétant. Beaucoup d’enfants grandissent seuls, livrés à eux-mêmes car leurs parents sont obligés de partir travailler à l’étranger pour gagner leur vie. Il y a beaucoup de suicides créés par cette absence et par le fait que les grands doivent prendre en charge toute la fratrie. Je ne parle pas de ça dans mon roman, et pourtant l’absence des parents du personnage, qui ont été déchirés par les problématiques de cette société en transition et par leur divorce, constitue un des nœuds qu’elle essaie de défaire.

Élevée dans une dictature où la surveillance est omniprésente, la peur, «une peur de tout» devient «le point névralgique» de son existence. Diriez-vous que cette peur a fini par s’infiltrer dans le regard des Roumains, «ce regard où la peur, la frustration, l’autoflagellation, l’agressivité, le manque de confiance, la victimisation, la paranoïa le sentiment d’infériorité est une tentative échouée de dominer les autres pour cacher ses failles» ? Une liste si longue et parsemée de tant de blessures …

C’est plutôt le regard que mon personnage pose sur ses compatriotes, tout en s’incluant là-dedans. Moi personnellement je ne pense pas qu’on puisse généraliser, il y a bien sûr des Roumains qui ne peuvent pas être inclus là-dedans. Par contre, la peur je pense que c’est un point névralgique commun. On a hérité cette peur de nos parents et de nos grands-parents et on continue à la transmettre. Une des images fondatrices de mon enfance que mon père invoquait c’est la valise de son père posée à côté de la porte dans les années ’50. C’était la période des arrestations des opposants politiques et comme plusieurs de ses oncles étaient déjà en prison, son père avait préparé sa valise pour être prêt au cas où ils viendraient aussi les chercher. Un souvenir personnel de l’âge de six-sept ans m’a également marquée. La Securitate est venue à l’appartement de mes grands-parents maternels, suite à la dénonciation d’une de nos voisines, qui a dit avoir entendu à travers les murs des voix en anglais. Les hommes de la police politiques sont donc venus chercher un éventuel lecteur VHS caché (c’était interdit d’en posséder un pour ne pas voir des films américains, mais il y avait un marché clandestin et il s’avère que mes parents en avaient un et qu’ils l’avaient apporté un soir chez mes grands-parents où j’habitais à l’époque pour qu’on regarde des dessins animés pour mon anniversaire.) Je me souviens de ces hommes habillés en noir qui essayaient d’intimider mon grand-père. Lui il s’est énervé et il les a affrontés en ouvrant fébrilement tous les placards en leur disant : « Allez y fouiller ». Lui il savait bien sûr que l’appareil n’était plus là, mais moi je l’ignorais et j’ai eu très, très peur. J’aurais aimé qu’il fasse profil bas. Quelques années après j’ai eu honte de ma réaction, c’est donc un cercle vicieux qui entraîne des émotions destructives pour un enfant et qui laisse des traces. La même peur était transmise à l’école, même longtemps après la révolution. L’enseignement, le contrôle se faisait dans un climat de tension permanente. Malgré le fait que j’étais assez bonne élève, j’ai été marquée et même aujourd’hui quand j’entre en France dans un lycée pour faire un atelier d’écriture avec des élèves je sens ce souvenir remonter. Mon blocage avec la langue roumaine vient aussi de là. Longtemps j’ai été incapable d‘écrire en roumain. J’ai commencé il y a trois ans, suite à l’invitation du Théâtre National de Sibiu de venir faire un spectacle. C’était l’année de l’anniversaire des 100 ans de l’unification de la Roumanie et il y avait beaucoup de spectacles autour de l’Histoire. C’était un peu commémoratif. Moi je me suis dit que si on veut parler de notre Histoire on doit commencer par les non-dits, par les blessures et j’ai voulu parler du pogrom des Juifs de Iasi, dont personne ne m’a parlé en Roumanie, j’ai appris ces atrocités en France d’un rescapé et pour la première fois dans ma vie j’ai eu peur de parler devant lui pour qu’il ne devine par mon accent roumain. Lui il avait refusé après son arrivée en France de parler la langue roumaine et j’avais peur que mon accent lui fasse mal, en revivant des souvenirs douloureux. Pour parler de ce sujet je devais écrire un texte moi-même. Longtemps j’ai essayé de l’écrire en français, mais je n’avais pas vraiment le temps de le faire traduire alors je me suis forcée et j’ai réussi finalement. Ce n’est pas la même écriture, ça ne peut pas être la même. Je pense qu’on m’a tellement dit à l’école comment écrire et quoi écrire et répété que je ne sais pas écrire que j’ai intégré l’idée que je ne serai jamais à la hauteur de cette langue.

Est-ce pour cela que votre héroïne se voit sans cesse obligée de s’adapter au réel, malgré ce qu’elle appelle « la nostalgie du vide »? Que signifie cette confrontation ? Et de quelle urgence est-elle le nom ? Peut-on identifier ici une des causes de ses futures pérégrinations à travers la France, Le Mexique, Le Japon et le Congo ?

Il y a un livre qui m’a beaucoup marqué L’éloge de la fuite de Henri Laborit. Laborit était microbiologiste. Il faisait toutes sortes d’expérimentations sur les souris pour comprendre la structure biologique des êtres humains. Il dit que face à un blocage ou à une situation extrême on a deux choix : la fuite ou la lutte. Si on ne peut faire ni l’un ni l’autre on entre en inhibition d’action et notre structure se désintègre. C’est comme ça qu’il explique le développement de certaines maladies. Ce concept a libéré quelque chose en moi et je m’en sers pour mes personnages. L’héroïne part car elle a atteint cette inhibition d’action dans sa vie en Roumanie. Bien sûr qu’elle ne maîtrise pas ces concepts, mais inconsciemment elle sait qu’elle doit fuir pour se sauver. Dans la première partie du roman c’est ce qu’elle fait. Elle se heurte à des réalités encore plus dures, qu’elle ne maîtrise pas et à chaque fois sa réponse est la même. Petit à petit elle commence à agir, à apprendre à lutter, elle trouve la force intérieure dont elle a besoin pour le faire.

Trois mots contiennent les « paramètres » de son existence : Attendre. Atteindre. Éteindre. Peut-on les appliquer comme paradigme à ses histoires amoureuses dans une cyclicité qui résonne comme une prédestination, comme une solitude annoncée ?

Je ne sais pas si c’est une prédestination, mais c’est une répétition de scénario de vie. Elle s’est enfermée dans cette boucle dans ses relations amoureuses. Elle apprend aussi à aimer et à se laisser aimer tout au long de son parcours. Elle apprend à vivre ces histoires au présent, comme elles viennent, sans les réécrire constamment dans sa tête, sans vouloir modifier l’autre ou se cacher derrière un masque pour espérer d’être aimée. Et surtout elle accepte l’impermanence de l’amour et la possibilité d’aimer sans avoir besoin forcément de la structure classique du couple.

Permettez-moi de conclure en m’arrêtant sur deux images qui sont autant de métaphores de l’existence qui s’imposent à votre héroïne.

La première tient en ces mots : « On a l’impression qu’il faut construire des montagnes pour marquer notre passage sur terre, mais souvent les montagnes s’effondrent et tout ce qui nous reste ce sont ces courts instants où on a regardé les autres dans les yeux ».

Peut-on affirmer avec votre héroïne que très souvent tout ce qui nous reste n’est que cette fulgurance du regard ?

J’en suis convaincue. On reste avec ces échanges furtifs et avec les moments de contemplation des paysages ou des villes qui nous ont émus. J’ai vérifié ça pendant le premier confinement. Quand je fermais les yeux je voyais les images de mes voyages ou ces moments de complicité avec des inconnus croisés à l’autre bout du monde qui ont pu m’atteindre avec une phrase ou une histoire. Je voyais les gens que j’ai aimés et ceux que j’aime, ceux qui ne sont plus de ce monde. Je ne les voyais pas parler ou faire des choses extraordinaires, je les voyais juste me regarder et ça me berçait. Ça me consolait, ça me redonnait la joie et la force de continuer.

La deuxième métaphore est celle du vase en porcelaine cassé reconstitué par le kintsugi que votre héroïne aperçoit dans un musée à Tokyo.  Réparer tout en gardant les traces des fêlures, son histoire et son passé semblent correspondre à la définition qu’elle se donne d’elle-même. « Tu es un être à réparer », lui dit sa voix intérieure.

Croyez-vous dans cette vertu dont le vase japonais est l’illustration ?

Peut-on dire que votre roman a cette vocation à servir à cet acte rédempteur contre cette « fuite en avant incessante, salvatrice pour échapper à ses douleurs, à ses failles, à ses actes manqués » ?

Il y a eu une histoire qui m’a beaucoup émue. Une histoire racontée par l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad. À l’époque, je ne le connaissais pas encore et je ne savais pas qu’il allait devenir si important pour moi. Je l’ai entendu à une conférence. Il disait : « Parfois les enfants cassent un jouet qu’ils aimaient bien et ils essayent de remettre les bouts cassés ensemble, mais ils n’arrivent plus à le faire. L’artiste, c’est cet enfant qui continue à vouloir remettre ces bouts ensemble et à chaque fois qu’il le fait il y a une œuvre qui se crée. » Je me suis reconnue dans cette image. Je pense qu’on ne fait que ça toute sa vie et on a raison de le faire. Quelques années après, j’ai vu un tel vase à Tokyo dans un musée et j’ai été frappée par sa beauté. Je pense que c’est à ce moment que j’ai compris l’importance des imperfections. J’ai fait le deuil de pouvoir réparer complètement ce qui a été abîmé en moi, mais je continue à regarder les traces de ces fêlures et je commence à les aimer.

Entretien réalisé par Dan Burcea

Crédits photo : Richard Schroeder

Alexandra Badea, Tu marches au bord du monde, Éditions des Équateurs, 6 janvier 2021, 314 pages.

Plus d’informations sur l’auteure sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandra_Badea

 

 

 

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