La parution d’une nouvelle revue littéraire est un événement tellement important et bénéfique pour les amateurs de littérature qu’il faut le signaler sans hésitation et avec enthousiasme. C’est le cas de Littératures & Cie, un rendez-vous semestriel paru chez Christine Bonneton éditeur. L’écrivain et éditeur Joseph Vebret en est le créateur et le directeur. Nous l’interrogeons à cette occasion, tout en saluant la parution des deux premiers numéros tout à fait exceptionnels.
— En créant Littératures & Cie, vous vous inscrivez dans la continuité de votre activité de journaliste littéraire. Je pense surtout au Magazine des Livres que vous avez lancé en 2006 ou au magazine en ligne Le Salon Littéraire que vous avez dirigé entre 2012 et 2021. Quels ont été les ressorts à la fois culturels et personnels qui vous ont poussé à lancer cette nouvelle revue semestrielle qui est diffusée en librairie ?
Je ne suis pas journaliste ; je l’ai été. C’est en qualité d’écrivain, « à temps plein » depuis maintenant vingt ans, passionné de littérature – et notamment par l’histoire de la littérature –, que j’ai créé et dirigé plusieurs magazines, papier ou en ligne, dont Le Magazine des Livres, pour lesquels je faisais déjà appel à des amis écrivains, confirmés ou en devenir, afin qu’ils parlent des livres qu’ils ont aimés ou détestés, sans a priori ni parti pris, avec leur sensibilité d’écrivain, une sorte de salon littéraire à l’ancienne. J’ai quitté Paris en 2013 pour retrouver mes racines auvergnates, puis accepté en 2019 une mission de conseil éditorial au sein des Éditions Losange qui publient près de 500 livres par an à travers quatre labels : Artémis, Bonneton, Chamina et Grenouille.
Après avoir lancé de nouvelles collections, « recruté » de nouveaux auteurs, peaufiné les lignes éditoriales, notamment aux Éditions Christine Bonneton, ouvert le catalogue à la littérature générale, il m’est apparu, avec la complicité d’Hélène Tellier, directrice de Losange, que le temps était venu de compléter l’offre éditoriale avec une revue littéraire, ainsi que l’ont fait par le passé le Mercure de France, Gallimard avec la NRF, Quai Voltaire et quelques autres.
Quant aux ressorts à la fois culturels et personnels, ils se confondent. J’en parle rapidement dans mon « Bloc-notes » de la deuxième livraison. La littérature ne tient plus le haut du pavé. Le xixe siècle avait vu naître la figure du grand écrivain, adulé pour certains – deux millions de personnes suivirent le cercueil de Victor Hugo jusqu’à sa dernière demeure ! –, le xxe siècle célébra l’intellectuel. Qu’en sera-t-il du xxie ? Restera-t-il comme le siècle de l’avènement de l’« influenceur » – qui dégomme un livre en 240 signes –, des réseaux sociaux, des chaînes d’info en continu où les écrivains, souvent interrompus, ne disposent que de quelques minutes pour parler de leur travail ? Les réseaux diffusent dans l’immédiateté tout et n’importe quoi, sans filtre, et encore moins de recul. Un progrès pour certains, peut-être, mais qui n’a ni la profondeur ni la saveur de l’imprimé en général et du livre en particulier.
Car ce qui me passionne en premier lieu dans la littérature, c’est la création littéraire, le souffle créateur, l’écrivain à l’œuvre devant la page blanche : pourquoi écrire, et par quelle magie, quel miracle, l’écrivain réussit-il ce prodige de transmuter le réel et l’imaginaire ? Une question qui me taraude : d’où m’est venu ce besoin impérieux, nécessaire, vital, douloureux parfois, d’écrire, de me mettre à nu, au point d’avoir beaucoup sacrifié pour en faire mon activité principale ? Et, ne trouvant pas de réponse satisfaisante, je n’ai eu de cesse de poser ces questions à d’autres écrivains tout en me plongeant dans l’histoire littéraire. D’où les très nombreux entretiens réalisés ces quinze dernières années et quelques livres publiés sur la question…
En résumé, là où d’autres revues ou magazines traitent des livres à travers des critiques ou des reportages, Littératures & Cie s’intéresse d’abord à l’écrivain et au processus créatif.
— Le « Bloc-notes » que vous signez en introduction du premier numéro de Littératures & Cie porte le titre Donner à lire et à relire. Vaste programme ! Vous entendez « donner de la place et du temps à ceux qui la composent et à ceux qui la lisent ». Pouvez-vous nous en dire plus sur les ambitions qui reposent à la base de ce programme audacieux ?
Effectivement, une revue qui s’adresse aux passionnés de livres et de littérature constitue aujourd’hui un pari audacieux, alors que nos contemporains s’adonnent de moins en moins au plaisir de la lecture ; une désaffection, si ce n’est une répulsion. Mais pourquoi ne pas essayer ? Nous aurions pu dès le départ opter pour une publication trimestrielle, comme la plupart des revues, mais deux parutions par an, avril et octobre, m’ont paru opportunes. La raison en est simple : afin que les auteurs, tous écrivains, aient le temps d’écrire et que les lecteurs aient le temps de lire.
— Pourquoi avoir opté pour le livre imprimé à la place des formes plus à la mode aujourd’hui, et comment entendez-vous inscrire votre nouvelle revue dans le paysage des mass-médias actuels, soumis plutôt à l’immédiateté de l’information qu’à l’approfondissement des sujets de réflexion ?
D’abord parce que j’aime l’objet en lui-même, le livre, ce parallélépipède rectangle constitué de feuilles de papier collées entre elles et agrémentées d’une couverture. Il m’a semblé ensuite que, pour parler d’écrivains et de leurs livres, il n’y avait pas mieux qu’un livre. Le livre, enfin, est un être vivant, au même titre qu’une bibliothèque qui respire au rythme de tous les personnages de fiction qu’elle renferme.
Plus prosaïquement, lorsque je me suis senti à l’étroit avec Le Magazine des Livres, j’avoue avoir succombé au chant des sirènes du web. J’ai alors abandonné en 2012 le papier pour internet, avec l’objectif d’aller plus loin dans ce concept « renouvelé » de salon littéraire : une auberge espagnole dans laquelle ma bande d’auteurs pourrait s’en donner à cœur joie, sans calibrage, sans contrainte de date de bouclage, en temps quasi réel, en flux tendu ; les internautes aussi pouvaient déposer leurs propres critiques. Mais, cet outil qui devait être technologiquement facile à gérer est peu à peu devenu contraignant. Appartenant à un groupe, CCM Benchmark puis Le Figaro, il fallait faire de l’audience et donc s’adapter aux algorithmes de Google, les fameux outils de référencement qui obligent à écrire d’une certaine façon, à ne pas dépasser une certaine longueur, à employer des mots clefs… Le site accueillait jusqu’à 400 000 visiteurs par mois. Ce qui peut paraître énorme, mais pas suffisant pour un retour sur investissement. Je m’y suis épuisé, au détriment parfois de ma propre production littéraire. Vous le savez, le temps est le pire ennemi de l’écrivain. J’ai abandonné cette aventure chronophage au bout de dix ans, jurant que l’on ne m’y reprendrait plus… J’ai la chance aujourd’hui d’être le seul maître à bord et de pouvoir offrir un vrai espace de liberté aux contributeurs de la revue.
— Vous assumez une certaine dose de subjectivité, en empruntant « des chemins de traverse » afin de hisser le contenu de votre revue au niveau de sensibilité et d’exigence de ceux qui participent à bâtir son contenu. Qui sont ceux qui ont participé à ce premier numéro, comment les avez-vous réunis et comment comptez-vous continuer à agrandir le nombre de vos collaborateurs ?
J’ai naturellement fait appel aux « anciens », ceux qui me suivent dans mes pérégrinations éditoriales depuis près de quinze ans, qui tous, pour mon plus grand plaisir, ont répondu présent, auxquels s’ajoutent certains des écrivains que j’ai publiés dans les différentes maisons avec lesquelles j’ai collaboré. Chacun a été choisi pour son domaine de compétence, ses goûts, ses écrits et sa proximité intellectuelle. L’équipe s’étoffe également au fil des rencontres, des échanges et des propositions de contributions qui me sont faites. Des personnalités parfois très différentes, mais toujours attachantes, des écrivains passionnés, des amoureux du livre et de la littérature.
— Concernant les rubriques de ce premier numéro de Littératures & Cie, comment ont-elles été établies ? S’agit-il d’un schéma figé ou allez-vous l’adapter au fur et à mesure des prochains numéros ?
J’ai établi un chemin de fer autour de ce désir d’aborder le livre et la littérature sous l’angle de l’écrivain et du processus créatif. D’où une colonne vertébrale constituée d’une dizaine d’entretiens sans limitation de taille – pour que l’auteur interrogé ait la place de répondre aux questions, de suivre le fil de sa pensée, sans être interrompu – et de chroniques récurrentes (la langue française, la poésie, le théâtre, le cinéma et la littérature, la musique et la littérature, un billet d’humeur et même la bande dessinée). S’ajoutent deux rubriques : les auteurs à relire et ceux qui sont tombés dans les oubliettes de l’Histoire. De la fiction, enfin, des nouvelles, des textes courts, voir une pièce de théâtre dans le numéro 2.
Mais rien n’est figé. Toute proposition est étudiée et pourra trouver sa place.
— En parlant du contenu de ce premier numéro de votre revue, permettez-moi d’évoquer avant tout le dossier consacré à la découverte des manuscrits de Louis-Ferdinand Céline. Déjà évoqué dans votre introduction, ce sujet ô combien sensible bénéficie de deux contributions d’exception de la part de David Alliot, spécialiste de Céline, et de l’avocat Emmanuel Pierrat. Pouvez-vous nous en parler de ces deux participations, surtout sur le plan de la nouveauté de leurs analyses et de l’actualité de l’œuvre célinienne ?
Ce n’est pas à proprement parler un dossier, mais un débat autour d’un sujet ; la question du plagiat, par exemple, abordée dans le numéro 2. Et, en l’occurrence, la question de la « miraculeuse » réapparition des manuscrits de Céline que l’on pensait perdus à tout jamais.
David Alliot est un fin connaisseur de la vie et de l’œuvre de Céline et Emmanuel Pierrat l’avocat bien connu de l’Édition, avec lequel j’ai d’ailleurs cosigné un livre, se sont retrouvés au cœur du feuilleton. L’un, Pierrat, représentant le détenteur des manuscrits, l’autre, Alliot, proche de la partie adverse, les ayants droit. Cette affaire des manuscrits retrouvés est tellement énorme que je les ai sollicités pour la raconter, chacun de son point de vue, ce qu’ils ont accepté, donnant ainsi au lecteur les clefs d’analyse et de compréhension de cette incroyable affaire à rebondissements.
— Stéphane Maltère publie dans la rubrique Relire un article sur Pierre Benoit, écrivain aujourd’hui presque oublié. « Que reste-t-il de Pierre Benoit, soixante ans plus tard ? », se demande Stéphane Maltère qui est vice-président des Amis de Pierre Benoit. Allez-vous continuer à publier ce type d’articles censés remettre au goût du jour des écrivains ou des œuvres tombés dans l’oubli ?
Oui, dans chaque livraison. Dans la rubrique « Relire », mais également dans la rubrique « Perdu de vue » : Pierre Benoit et Henry Céard dans le n°1, George Orwell et Maxime Du Camp dans le n°2. Beaucoup d’écrivains qui ont contribué à forger l’histoire de la littérature ne sont plus lus aujourd’hui ou, pire, ont disparu des radars. Notre ambition est de donner envie de les lire, relire, découvrir ou redécouvrir.
— Dans les pages de ce numéro de Littératures & Cie, vous publiez plusieurs interviews avec différents écrivains. Citons ici Patrick Tudoret, Astrid Eliard, Cécilia Dutter, Marc Villemin, Chantal Forêt. Quelle importance revêt la rubrique Rencontre dans le contexte de la revue que vous dirigez ? Que représente pour vous le fait d’interroger, comme vous avez l’habitude de le faire, les écrivains sur leur manière d’écrire, sur leurs motivations et sur l’actualité de leur œuvre littéraire ?
Comme je vous l’ai dit, la rencontre, l’interview constitue la colonne vertébrale de la revue : donner de la place aux écrivains pour qu’ils puissent s’installer dans une argumentation, se raconter, se livrer, parler du processus créatif, du mystère de l’inspiration, de leur vie d’auteur, de leur vision du monde, etc. Comme je l’écris dans mon « Bloc-notes » : « Cette part de l’intime, du vécu, du ressenti, du moi, de la descente aux enfers autant que de la clairvoyance, l’œil du romancier qui voit et donne à voir l’invisible ; et cette impérieuse nécessité d’écrire qui est à la fois une souffrance et sa sublimation. » Car je reste persuadé – et c’est tout le débat Proust vs Sainte-Beuve – que pour apprécier un écrivain à sa juste valeur, comprendre son génie et s’en imprégner, lire entre ses mots pour s’aider à vivre, il ne suffit pas de fouiller son œuvre de fond en comble, mais aussi sa vie, au plus près de l’intime. Et qui mieux que le principal intéressé peut en parler ?
— Cette revue est disponible en librairie. Nous l’avons déjà évoqué tout à l’heure, la version papier permettrait de donner de la place et du temps à la lecture et à la réflexion. En plus de cet aspect, quels seraient, selon vous, les arguments majeurs pour convaincre les lecteurs de l’acheter ?
En vrac et dans le désordre : la variété des sujets traités, les rencontres avec des écrivains de tous horizons, connus, moins connus, parfois confidentiels, l’ouverture d’esprit, la bienveillance, la redécouverte d’anciens talents aujourd’hui oubliés, les passerelles entre musique, cinéma et littérature, la défense de la langue française, la liberté de ton, la découverte de nouveaux talents. Je pourrais aussi parler du prix de vente, 17,90 €, deux fois par an, soit 3 € par mois… Ajouter que c’est un bel objet qui a toute sa place dans une bibliothèque… Et je ne reviendrai pas sur le bonheur et les bienfaits de la lecture.
Propos recueillis par Dan Burcea
Photo de Joseph Vebret : © Valentin Uta