Interview. Jeanne Truong : « Ma contribution consiste à donner à voir l’univers psychique et le regard d’un enfant qui a vécu dans les camps »

 

Ceux qui sont restés là-bas publié par Jeanne Truong dans la collection Blanche des Éditions Gallimard, raconte de la hauteur de Narang, son narrateur âgé de 7 ans, le drame de milliers de Cambodgiens à la fin du régime des Khmers Rouges. « Je suis entré dans le noir qu’on appelle la survie » – écrit-il, en chargeant son récit de tout le poids du syndrome du survivant qui le traumatise.

Roman bouleversant où la vie se compte en instants uniques, où « le temps se succédait au temps », ce livre rouvre une blessure de l’Histoire et accorde à la mémoire une chance de plus pour nous rappeler les dangers dormants dans les souterrains de nos malheurs.

Après Les larmes interdites de Sophie Ansel et Navy Soth, L’élimination de Rithy Panh, L’utopie meurtrière de Pin Yathay et tant d’autres livres consacrés au drame du peuple cambodgien, vous publiez Ceux qui sont restés là-bas. Comment qualifieriez-vous votre contribution à cet acte mémoriel et dans quelle lignée pourriez-vous situer votre récit sur cet épisode tragique de l’histoire du peuple cambodgien ?

En réalité, je n’ai lu aucun roman ni aucune production littéraire ayant trait à la tragédie de Pol Pot. J’ai pris connaissance de ces livres après avoir publié « Ceux qui sont restés là-bas », notamment celui de Rithy Panh, sorti après que mon roman ait été accepté chez Gallimard. Bien sûr, je connaissais et appréciais le travail de reconstitution d’envergure qu’il a mené depuis des années. C’est un cinéaste essentiel, le premier à mener non seulement un travail mémoriel, mais aussi une enquête philosophique et intellectuelle, une réflexion artistique à travers ses films. Il a donné une visibilité internationale au drame cambodgien. Et nous sommes tous en un sens « des héritiers de Rithy Panh ». Beaucoup de réflexions déployées dans ses films résonnent avec ma propre histoire, mon vécu et les témoignages qui m’ont entourée depuis mon enfance.

Quant aux autres livres, je les ai découverts petit à petit après la publication de mon roman. Des gens m’en ont parlé ou ont voulu me donner des ouvrages qu’ils possédaient, au cours des rencontres et débats. Quant au livre de Pin Yathay, j’en ai pris connaissance grâce à l’émission de Hondelatte cette année.

À vrai dire, je me rends compte que j’ai évité de lire les autres ouvrages portant sur le sujet. La peur probablement de ne pouvoir supporter leur lecture. Aussi, c’était comme un tabou.

En revanche, deux livres m’ont fortement marquée : Si c’était un homme de Primo Lévi et Le grand cahier d’Agotha Krystof.

Il y a eu cependant peu de littérature qui a relaté la vision de la petite enfance dans les tragédies contemporaines (du moins je n’en connais pas). Pour ma part, je crois que ma contribution consiste à donner à voir l’univers psychique et le regard d’un enfant qui a vécu dans les camps. C’est le regard d’un garçon de six ans, que j’ai essayé de restituer au mieux. C’est la voix de cet enfant qui m’a importé de faire entendre.

Par ailleurs, mon roman révèle un épisode méconnu de l’histoire du génocide, celui de la deuxième tragédie survenue à la frontière thaïlandaise, qui n’a été relatée que dans un article du journal Libération en 1979.

Quelles ont été vos sources à la fois historiques et familiales dans l’écriture de ce roman dont l’action se passe en 1978 à la fin du régime des Khmers Rouges ?

Beaucoup d’enfants de la génération née en France qui n’ont pas vécu cette tragédie se plaignent à juste titre de ne pas avoir de témoignages de leurs parents ou de leurs grands-parents, du moins d’en avoir uniquement des bribes ; ce qui produit chez eux une forme de traumatisme. Sans représentation correcte et complète, en l’absence de témoignages suffisants, ils sont condamnés à recourir à leur imagination, ce qui leur permet plus difficilement de trouver un socle ferme pour effectuer un travail de mémoire et perpétuer une continuité entre eux et l’histoire de leurs ainés. C’est ainsi que se transmettent des souffrances et des troubles d’ordre psychique, en sautant parfois une génération (il n’est pas rare que la génération qui n’a pas vécu la tragédie développe des difficultés psychologiques de degrés divers).

En ce qui me concerne, parce que j’ai vécu dans les camps avec ma famille, j’ai l’impression que malgré les silences, les trous et les non-dits, ça n’a pas arrêté de témoigner et de parler autour de moi. Je me rends compte aujourd’hui que le silence souvent reproché par la jeune génération à celle des rescapés n’existait pas pour moi du fait que je connaissais les implicites et les a priori.

Ainsi, mes sources sont multiples, c’est d’abord mon vécu, l’histoire de ma famille, et celle des gens qui vivaient avec nous, les rescapés que nous avons côtoyés au cours de notre traversée, ceux qui sont arrivés en France à la même époque que moi et les miens, et le fourmillement d’histoires et d’anecdotes que j’ai pu entendre ici et au Cambodge depuis mon enfance. Chacun d’entre nous possédait des bribes et des facettes de cette tragédie.

En France, je me suis retrouvée avec d’autres enfants miraculés. Nous parlions beaucoup entre nous. Nous avions à gérer les troubles et les souffrances de nos parents. De ce fait, il y avait de nombreuses confidences qui s’échangeaient entre nous. Par ailleurs, nous avions notre manière de nous raconter, différente de celle des adultes et qui nous soulageait de l’impossibilité d’échanger sur le sujet avec les Français de l’époque. Khieng est un personnage qui s’inspire de l’un d’entre eux. Tous mes personnages sont des recompositions de multiples personnages existants ou ayant existé.

Ensuite, lorsque j’ai commencé à publier des livres, des personnes de mon entourage m’ont contactée pour que je raconte leur histoire. J’ai été grâce à « mon statut » d’écrivain le dépositaire de nombreux témoignages.

Le livre s’est écrit en silence depuis mon enfance, si je puis dire. C’est celui de tout un peuple. Le déclic parce qu’il y en a toujours un, c’est l’histoire de la fuite de ma tante et de sa famille vers la Thaïlande à la fin du régime des Khmers rouges. C’est elle qui m’a donné le fil du récit. Mais la chair du roman est tramée par la foule de paroles directes que j’ai mentionnée plus haut.

En ce qui concerne la parole directe (que je considère essentielle, fragile, et en péril), il est évident que j’aurais voulu que ce soit mes tantes et mes oncles qui écrivent leur livre. Cela aurait été plus juste. Je suis à ce titre rassurée et heureuse de savoir que Yin Pathay, déjà adulte à la sortie des camps, ou Rithy Panh aient écrit ces livres. J’encourage tous mes ainés à le faire, car bien sûr cette génération qui me précède va bientôt disparaître et je peux déjà commencer à compter les années qui restent. Il y a urgence.

Enfin, j’ai consulté des ouvrages historiques, notamment sur la période qui a précédé l’arrivée de Pol Pot pour mieux comprendre ce qu’il s’était passé, comment on en était arrivé là. Je recommande par exemple la somme complète que constitue le livre de Philip Short. Il me fallait confirmer les ouï-dire et les témoignages sur les bombardements massifs, l’utilisation du napalm et de l’agent orange au Cambodge, de cette « guerre secrète » qu’ont menée les États-Unis sur le territoire cambodgien pendant la guerre du Vietnam, totalement passée sous silence, dont on ne garde aucune image ni représentation, contrairement aux combats qui se déroulaient au Vietnam. La prise de pouvoir de Pol Pot contrairement à ce qu’on aimerait faire croire n’est pas le fait d’un simple fou, mais bien un long processus d’enchainements historiques.

Le titre du roman n’est-il pas d’ailleurs la quintessence de cette partie de l’histoire ?

Le titre du roman est un hommage à la mémoire des morts de la tragédie de Pol Pot, en particulier ceux des montagnes thaïlandaises. Ceux dont la souffrance ne peut-être totalement restituée par ce livre et que ce livre faillit immanquablement à rendre. Le titre donnera j’espère un écho de cette déchirure au cœur coupable de celui qui essaie d’écrire et de parler.  

Ceux qui sont restés là-bas sont aussi des milliers de rescapés, miraculés qui ont eu la vie sauve, mais dont le cœur, l’esprit, la vision sont hantés à jamais par le passé, revenants d’une terre lointaine perpétuellement présente.

Vous avez expliqué dans une interview à TV5 Monde que vous aviez fait le choix du roman car il vous était impossible de raconter les choses sous forme de simple témoignage. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette crainte, cette pudeur ?

Dans mon roman qui n’est pas que du récit direct, j’y ai mis aussi mes souvenirs d’enfance. Ce que Narang traverse par exemple dans la scène de l’étang de lotus ou la scène de dé-corporation de l’enfant ou la sortie de son corps liée à une trop vive douleur sont des états que j’ai vécus moi-même. Pour pouvoir raconter, j’ai dû transposer sur d’autres personnages des émotions ou des événements qui me sont arrivés. Le mutisme de Narang par exemple ou la peur, l’attente à la frontière thaïlandaise… Il y a eu une redistribution qui m’a permis de supporter l’écriture. Vous parliez de pudeur. Je crois qu’il y a de cela mais aussi quelque chose d’éminemment ancré et que je ne parviens pas à extraire du noir, une souffrance que je ne parviens pas à dire. Et plus profondément une culpabilité difficile à surmonter de projeter la souffrance des autres, que j’estimais être bien pire et plus cruelle que la mienne puisque je suis partie avant la fin, que je ne suis pas morte dans les camps. Dès les premiers jours d’écriture, j’étais confrontée à un échec fondamental, celui de ne pouvoir dire la souffrance réelle, la mienne, celle de mes parents, encore davantage celle de ma tante, celle des Chams… L’écriture n’était pas à la hauteur de ce réel là. Faire de la littérature me répugnait. Je tombais de fatigue, mais aussi dans une sorte de commotion chaque fois que j’écrivais. Je sentais physiquement la trahison. J’ai finalement renoncé à écrire le livre pendant sept ans, tout en y pensant sans arrêt, parce que malgré tout il fallait raconter ce qui était arrivé aux Chams, à tous ces pauvres gens. Et puis, le fait que mes tantes m’aient donné leur histoire à raconter, était aussi une manière de dire que j’avais le droit d’écrire sur le génocide. Ensuite, le meilleur moyen d’en finir car c’était arrivé à ce point de stress mental, c’était de l’écrire. Ce qui m’a aidée, ça a été de me dire que ce ne sera pas un récit mais un roman. Cela m’a réconciliée avec moi-même. J’avais le droit de faire simplement de mon mieux. Ce qui m’a autorisée à combler les trous par l’écriture. En effet, une chose miraculeuse s’est produite en racontant régulièrement à mes tantes ce que j’étais en train d’écrire. Tout ce qu’elles n’avaient pas dit (parce que j’appréhendais de raviver leurs souvenirs, douloureux, en leur demandant des précisions qui n’auraient pas manqué de faire venir leurs larmes ou de les empêcher de dormir la nuit) se retrouvait dans ce que j’avais écrit. De manière fantastique, l’écriture avait réécrit les événements manquants. Par ce biais, mes tantes m’ont livré de nouveaux détails de ce que j’avais soi-disant imaginé. Ce fut le cas de l’histoire de Sok. J’en ai conclu que la littérature possédait les structures du réel et que le réel était écrit.

Dès le début de votre roman, Narang retrace le cadre idéologique dans lequel le régime de Pol Pot s’est installé. Il parle de « mots indigents » comme ceux de « Marxisme, Prolétariat, Parti communiste », des mots qu’il met en majuscules et qui ont blessé les oreilles du peuple cambodgien, incapable de comprendre ce langage, « des mots dont nous n’avons pas reconnu la couleur, ni la matière, ni l’odeur ». Sommes-nous par ce malheureux tour de passe-passe idéologique à la source même du drame qui a suivi cette « ère de l’acier », ce bruit de la « ferraille cacophonique et coupante des armes » ? Autrement dit, pourriez-vous situer l’action de votre roman dans ce cours tragique de l’Histoire ?

L’histoire de la fuite de Narang et de sa maman se situe à la fin de 1978, à la chute du régime de Pol Pot, lorsque les troupes vietnamiennes sont entrées au Cambodge. La tragédie Khmère rouge est à la confluence de la guerre de décolonisation, menée par les pays de l’ancienne Indochine, et de la guerre froide qui s’en est suivie, opposant notamment le Vietnam et les États-Unis. La tragédie cambodgienne est l’extension de la guerre au Vietnam. C’est pour empêcher le soutien logistique des troupes vietnamiennes au Cambodge qu’ont eu lieu les bombardements massifs et secrets au Cambodge, qui ont fait plus d’un million de morts et mis plus de huit cents mille réfugiés sur les routes.

Historiquement, il se trouve que l’idéologie qui incarne le combat contre la colonisation à cette époque a été le communisme. Ho Chi Minh en est la quintessence héroïque, qui a permis à son pays d’accéder à l’indépendance et de se réunifier (au prix de nombreux sacrifices). Pol Pot suivra aussi la voie du communisme après ses études en France, mais avec une interprétation du communisme complètement dévoyée. La greffe qu’il imposera au Cambodge a été extrêmement brutale. Les racines culturelles bouddhistes du pays étaient totalement éloignées de cette idéologie. Et de surcroit, le Cambodge était un pays agricole ne possédant aucune structure industrielle ni capitaliste. La manière dont Pol Pot a importé ce modèle exogène dont il n’avait pas une compréhension complète est d’évidence le signe d’un esprit profondément colonisé. Le communisme qu’il a mis en place est, à mon avis, une entreprise coloniale par essence. Et ces concepts se sont imposés comme de nouveaux dieux prophétiques.

Revenons, si vous le voulez bien, à Narang, de votre héros. « J’avais sept ans. Si ma mère m’avait parlé, elle aurait su que ne croyais ni en la vie ni en la mort » – dit-il. C’est un aveu d’un poids très lourd pour ces épaules fragiles. Qui est ce garçon qui dit encore de lui : « Mon cœur était si fiévreux que je sentais qu’il se consumait à l’intérieur de ma poitrine » ?  

Narang est un enfant mutique qui a passé son enfance dans les cabanes de Pol Pot. Contrairement aux adultes, il n’a pas connu une autre existence que celle-là. Mettre une frontière entre la vie et la mort, c’est déjà avoir un attachement pour une vie enviable, une vie que l’on peut regretter. Or, Narang ne possède pas ce genre de référence. Au cours de son enfance, il vit constamment avec la mort. Celle de son père et de sa sœur d’abord, ensuite, celles de ses compagnons de route. La vie et la mort sont intrinsèquement liées. La mort n’a rien d’abstrait pour Narang. Il vit avec. De sa confrontation au quotidien, il relativise la sienne.

« Croire en la vie et en la mort », c’est commencer à avoir peur de sa propre mort, ce contre quoi Narang se rebelle instinctivement. Il y a une révolte profonde dans son aveu, qui est une affirmation vitale de continuer à protéger sa mère et les autres au détriment de sa propre sécurité. Narang n’est pas un enfant ordinaire. Il a une maturité exceptionnelle. Il est spirituellement élevé, et il est lié à une transcendance naturelle. Il sait qu’il est là pour sauver les adultes. Dépourvu de peur, sa foi supérieure en des principes altruistes lui permet de prendre la souffrance des autres.

La mort des Chams provoque chez l’enfant une douleur immense et aigüe parce que c’étaient des innocents. Il ne peut supporter cette absurdité.

On peut dire qu’il a un rapport relatif à sa propre mort et un rapport absolu à la mort des autres.

À travers l’exemple de Narang, l’on peut se demander si les gens naissent égaux en termes d’attributs moraux. Cet instinct de compassion et de fraternité ne se trouve pas à des degrés identiques chez chacun des enfants. Nait-on réellement à l’instant de notre naissance, telle est la question que pose aussi la destinée de Narang ?

Narang forme avec sa mère un couple d’une saisissante beauté, mettant en pleine lumière l’image d’une maternité sur la crête de la survie, asséchée, épuisée et dépourvue d’amour. Comment avez-vous construit cette image mère-fils ? Que représente-t-elle pour vous ?

Tout d’abord, il est bon de rappeler le chaos politique et économique introduit par le régime de Pol Pot : tous les citadins ont été sortis des villes pour être mis dans des unités de travail forcé à la campagne, la terreur des khmers rouges masquait une incapacité totale à gérer et à organiser une société pérenne avec des structures et un fonctionnement viables, en offrant ne serait-ce que la possibilité aux gens de manger à leur faim. Le pays entier a été transformé en un gigantesque camp de mort, la population a été frappée par une impression de sidération complète. Du jour au lendemain, sous l’effet de la peur, les gens ont été comme sous hypnose, incapables de penser et de réfléchir.

Ainsi, la mère de Narang représente le peuple hébété par le changement brutal et radical opéré par le régime.

Dans une telle situation, les relations entre enfants et parents étaient inversées. Les enfants venaient souvent en aide à leurs parents. Narang n’échappe pas à cette règle devant la souffrance et la détresse de sa mère. Il voue un amour inconditionnel et incommensurable à cette dernière. Il doit son endurance, sa force et son courage à ce lien viscéral qu’il a pour sa mère. Il cherche à la sauver à tout prix, à la protéger et à atténuer sa souffrance sans jamais la juger.

Sa mère a payé un lourd tribut en perdant son mari et sa fille. L’amour qu’elle éprouve pour son fils demeure dans le seul fait de rester vivante, de continuer à affronter le lot de malheurs chaque jour. Et malgré son manque de résilience, elle se montre capable de sauver un petit bébé qu’une inconnue lui tend sur la route. L’amour et la tendresse dont elle fait preuve à ce moment-là, Narang les prend pour lui. Il s’abreuve des moindres signes de vie que donne sa mère.

Cette image mère-fils a été construite à partir de mon propre vécu et de celui de la plupart des enfants que j’ai côtoyés au Cambodge et en France. Coïncidence de la vie, je me suis souvent liée d’amitié avec les enfants qui assumaient ce rôle dans les fratries. Nous échangions et échangeons encore sur cet aspect de notre enfance.

Pour rester sur cette même interrogation, disons ontologique, permettez-moi de citer ces paroles de Narang : « L’homme est à la fois cruel et sentimental (un frère et un assassin). Qui pouvait dire qui il était vraiment ? » Votre récit confirme ces deux côtés oxymoriques de l’être humain : la cruauté des oppresseurs et la solidarité des prisonniers pris dans la tenaille de la politique criminelle du régime. Comment concilier ces deux réalités humaines dans le contexte cruel de l’Histoire dans lequel il se trouve ?

Le roman est raconté du point de vue d’un enfant, qui pose un œil neuf sur le monde, puisqu’il a six-sept ans au moment du récit. Quasiment né dans les camps, sa réalité est celle du régime de Pol Pot. Mon personnage décrit ce qu’il vit dans un sens phénoménologique, basique et primaire, sans réflexion ontologique. Lorsqu’il dit que « L’homme est un frère et un assassin », c’est un simple constat, non une réflexion métaphysique, même si son énoncé est métaphysique en soi. Narang prend acte de l’absurdité du monde sans jugement, comme s’il enregistrait une simple loi de la nature : il n’y a pas d’explication à donner au fait que deux réalités aussi opposées coexistent ou soient juxtaposées. Il ne cherche pas à combler son effarement par un commentaire. Cette vérité constitue pour lui le fondement irrationnel de l’humanité. Lorsqu’il est émerveillé par la personnalité de Preah, il juge moins les autres que la rareté d’un tel tempérament. Narang n’est pas dans une condamnation ontologique des êtres humains. Les enseignements qu’il tire de son observation sont comme des constats pragmatiques. Ce qui le différencie radicalement de la folie de Pol Pot qui catégorisait les gens, les mettait dans des cases ontologiques, pour les condamner et les éliminer. Pol Pot ne cessait d’essentialiser l’accessoire : Celui qui porte des lunettes est un intellectuel, celui qui parle chinois est un capitaliste, celui qui pratique la médecine est un opposant bourgeois, celui qui cueille une mangue sur un arbre est un rebelle au régime…

Le regard soi-disant naïf de Narang plaide en faveur de la tolérance et de la compassion. La pureté angélique fantasmée par Pol Pot n’existe pas. L’homme est imparfait. Il a des aspects multiples. Il peut être un jour un assassin et un autre jour, un frère. Aussi révoltante que soit cette contradiction, elle réside au cœur même des réalités humaines. Il s’agit plutôt de se demander pourquoi tel aspect négatif s’exprime et tel autre positif se tait chez un homme. La question est celle des conditions d’apparition des penchants, meurtriers ou altruistes.

Un autre personnage lumineux de votre roman est celui de la tante, la sœur ainée de la mère de Narang. Elle est le contraire de la mère épuisée, elle est volontaire et pleine d’énergie. Sans elle, ils n’auraient jamais pu être sauvés. Que représente pour vous ce personnage ?

Le personnage de la tante est un personnage solaire qui incarne le principe de vie triomphant dans les pires moments de l’Histoire. J’avais voulu appeler mon livre « Les vainqueurs silencieux », la tante aurait été l’un d’entre eux comme Narang et Preah d’ailleurs. C’est une héroïne dans le sens classique du terme.

Ce qui les rassemble c’est leur capacité à prêter secours aux autres, à témoigner d’une compassion spontanée. Après avoir perdu les siens, la tante de Narang met toute son énergie à retrouver sa sœur adoptive, puis à sauver les victimes prisonnières des montagnes thaïlandaises.

Des êtres comme elle sont rares. Il en existait cependant dans mon propre vécu. Et j’ai voulu rendre hommage par mon livre à ces hommes et ces femmes d’exception, animés non pas par la spirale noire de la survie, mais par la clarté de l’amour et du courage, qui ont pu continuer à agir, n’étant pas pétrifiés par la peur de la mort. Contrairement à la pauvre mère de Narang, la tante garde sa lucidité et son sang-froid. Elle ne perd pas la tête car la folie de Pol Pot est un tourbillon qui entraine tout le monde dans une profonde sidération. Le principe de vie est paradoxal car il suppose non pas d’être attaché à sa vie, mais au contraire de ne pas avoir peur de la perdre à tout moment. La définition de la force réside pour moi dans le fait de pouvoir prendre sur soi dans les pires contextes. Ce fut le cas de la tante et de Preah.

Permettez-moi de citer pour conclure un autre passage de votre livre. « Les génocidaires ne soutiennent aucun idéal, ne croient en aucune idéologie. Ils ne poursuivent que leur but trivial, leur intérêt criminel, leur logique froide et mécanique». Peut-on dire qu’il s’agit là de l’idée majeure que vous proposez dans votre livre, idée digne de tous les réquisitoires contre le totalitarisme des auteurs dont nous parlions au début de notre discussion et jusqu’à un Soljenitsyne ?

Oui, c’est une des leçons que je retire de cette période. Si l’on regarde l’histoire des différents régimes totalitaires, on s’aperçoit que les idéalistes qui ont participé à l’avènement d’une révolution ont été éliminés par ceux qui étaient motivés principalement par l’appât du pouvoir. C’est le cas de la Révolution française, le cas de la Révolution russe. Les génocides sont des sacrifices de masse pour permettre à des gens sans scrupule, sans aucun sens de l’altérité d’asseoir leur suprématie. Les génocidaires sont avant tout des criminels qui utilisent les discours et la manipulation de masse comme moyens pour arriver à leur fin. Ils possèdent bien sûr une intelligence basique, qui leur permet d’appuyer sur les points faibles des peuples, qui sont souvent les mêmes : haine de l’autre et des différences, racisme, jalousie, penchant à trouver des boucs émissaires lorsque la situation économique est difficile… Ce sont des affects qui demeurent en chacun de nous, et qui se manifestent de manière hystérique quand ils sont manipulés.

Lorsque je dis qu’ils sont motivés par « leur logique froide et mécanique », je parle de cette absence totale d’altérité. Ce sont des gens « malades » en ce sens. Ils sont par ailleurs menés par leur logique pulsionnelle et froide. Si vous vous souvenez du film de Rithy Panh, Dutch le maitre des forges de l’enfer, il y a une confession glaçante du bourreau de SS21, qui avoue avoir torturé à mort une femme qu’on lui a amenée, qu’il désirait ardemment, et qui s’était refusée à lui. Cela s’apparente à un comportement de pervers narcissique qui détruit ce qu’il désire et qui ne se soumet pas, bien sûr dans un contexte de violence extrême.

La folie du génocidaire n’est pas à comprendre comme un en-dehors de l’humain, mais bien comme ce qui sous-tend les fondations même de l’humain. Contrairement à la tante ou à Preah, ces criminels ne sont pas capables de se retenir, encore moins d’éprouver de la compassion. Ce sont les plus faibles et les plus médiocres d’entre nous. Et ils doivent avancer masqués, avec de beaux discours et de belles idéologies, telles de riches capelines en velours, ricanant de la naïveté des autres, alors qu’ils sont incapables de se contrôler eux-mêmes.

D’après les témoignages, Pol Pot était un être intellectuellement médiocre avec une grande capacité de séduction (il était doux et toujours souriant). Je me demande si l’irrationalité du régime de Pol Pot, qui était aussi une fuite en avant à son incapacité à construire une vraie société, incarnait le désordre qui se trouvait dans sa propre tête. Sous son régime, la ruse menait tout, prenant la place de l’intelligence, se reposant sur le simple opportunisme et son cortège d’absurdités, obligeant quasiment tout le monde à faire de même pour sa propre survie.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Jeanne Truong : Francesca Mantovani © Editions Gallimard

Jeanne Truong, Ceux qui sont restés là-bas, Éditions Gallimard, janv. 2021, 272 pages.

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