Virgil Tanase : « Lire le texte de Saint-Exupéry avec le cœur lui donne la simplicité biblique des vérités fondamentales »

 

Le 6 avril 1943, paraissait aux États Unis l’édition originale du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. À l’occasion de la 70e anniversaire de cette parution, les éditions Gallimard ont publié en 2013 une édition anniversaire intitulée La belle histoire du Petit Prince, contenant le texte original français et un dossier inédit, richement illustré de photographies et de dessins autographes de l’auteur, ainsi que des articles et analyses sur la genèse, la signification et l’héritage de ce livre qui détient le record de l’œuvre littéraire française la plus traduite au monde. Parmi les contributeurs au dossier critique se trouve l’écrivain et metteur en scène Virgil Tanase, auteur d’un texte intitulé Les thèmes du Petit Prince, véritable inventaire thématique sur le dialogue entre le monde de l’enfance et celui des adultes, entre le temporel et l’intemporel, entre l’espace mesurable et l’espace sans dimension, le sens visible et caché des choses et du monde.

Afin de nous aider à décrypter en profondeur les multiples facettes de la personnalité et de la prose d’Antoine de Saint-Exupéry, nous avons sollicité Virgil Tanase qui a bien voulu nous accorder cette interview.

Dans un entretien avec Sylvain Lecointe, vous avez déclaré que votre passion pour l’œuvre de Saint-Exupéry remonte à votre adolescence, lorsque vous avez lu Vol de nuit, un livre que vous avez trouvé dans la bibliothèque de votre père.

En effet, lorsque j’étais lycéen, je fouillais régulièrement dans la bibliothèque de mon père à la recherche de livres autres que ceux que j’achetais dans les librairies de l’époque pour constituer déjà ma propre bibliothèque. Comme tous les jeunes de ma génération, j’avais compris, sans qu’on ait eu besoin de me l’expliquer, que, pour des raisons idéologiques, les autorités communistes nous privaient de toute une littérature dite « bourgeoise », et donc incapable d’expliquer le « matérialisme historique » et la « lutte des classes », c’est-à-dire les fondements « objectifs » de notre destin dans le monde. Et encore, sans que personne ne nous l’explique, nous avons compris par instinct (mais aussi grâce la littérature, peut-être) que la vision simpliste qui nous était proposée était au moins partielle, qu’elle «  minéralisait » l’homme, dont la réalité intérieure était infiniment plus complexe, énigmatique et surtout vivante. Dans la bibliothèque de mon père, ces livres en langues étrangères, étaient rangés sur les étagères situées en hauteur. Mais puisque on m’avait donné l’autorisation d’y fouiller… j’ai trouvé Vol de nuit dans la collection blanche des Éditions Gallimard. Je lisais déjà le français et, en plus, l’écriture était simple, directe, les images particulièrement suggestives, c’étaient des faits de pensée clairs, même si, à l’époque, je ne percevais pas en profondeur les subtilités de la langue française. Dès les premières pages, j’ai compris que ce livre sur le courage et le sacrifice, sur le sens du devoir, sur «  ce que j’appelais autrefois l’honneur » (c’est le leitmotiv de la biographie de Saint-Exupéry que j’ai publiée plus tard), ce livre sur la façon dont on se construit face aux aléas des événements, m’a aidé à me construire.

Plus tard, à l’université, j’ai lu les autres livres de Saint-Exupéry, j’ai traduit et publié quelques extraits. Puis, bien sûr, la vie m’a amené à d’autres occupations jusqu’à ce que, par hasard (mais un genre de « hasard » qui finit par se conjuguer avec une telle précision qu’il semble l’articulation d’un destin), j’ai à nouveau rencontré Saint-Exupéry, d’abord au théâtre et maintenant en écrivant sa biographie. Se retrouver, c’est connaître (reconnaître) la personne que l’on croise dans la rue. Nous nous sommes vus, nous nous sommes reconnus et le voyage que nous avons fait bras dessus bras dessous semble fructueux : la représentation du Petit Prince, qui a tourné pendant cinq ans en France et dans le monde a été appréciée, comme elle l’est aujourd’hui, à en juger par les tirages et le Prix que nous avons obtenu, par la biographie de Saint-Exupéry que j’ai écrite avec la gratitude de celui qui se laisse guider par les conseils de son aîné.

Aujourd’hui, après toutes ces années d’expérience littéraire et après avoir publié les biographies d’Anton Tchekhov, de Fiodor Dostoïevski et d’Albert Camus, quelle place réservez-vous à la biographie d’Antoine de Saint-Exupéry ?

Chacune de ces biographies a son propre schéma et mon rapport à chaque auteur est si différent que toute tentative de les réunir dans un seul cadre pour les comparer semble vouée à l’échec. Deux d’entre eux (Tchekhov et Saint-Exupéry) sont devenus écrivains par hasard ; pour Dostoïevski et Camus, la voie a été choisie dès le départ et sans hésitation. Sauf que Dostoïevski, condamné à mort, conduit au peloton d’exécution pour entendre les balles qu’il ne savait pas être aveugles, et qui a ensuite passé quatre ans dans la cellule de la mort avec des chaînes aux jambes (le tsar Nicolaï Ier ayant rejeté la proposition du directeur de la prison de les enlever en raison de la bonne conduite du prisonnier)…, Dostoïevski est devenu quelqu’un d’autre, comme il l’avait prévu : « Peut-être qu’un jour nous nous souviendrons ensemble des jours ensoleillés d’antan, de notre jeunesse et des désirs que j’arrache aujourd’hui de mon cœur, que j’ensanglante et que j’enterre à jamais », écrit-il à son frère Mikhaïl à la veille de son départ pour l’Orangerie. Et Camus se demande dans ses Carnets comment il a pu s’éloigner à ce point de l’objectif qu’il s’était fixé dans sa jeunesse, de l’homme qu’il voulait devenir – et que, en fait, il a réussi à être, et qui est encore honni (c’est le mot juste) par presque toute l’intelligentsia française. En fait, à chaque fois, ce qui me fascine, c’est la façon dont chaque « caractère » (je ne sais pas si le terme est approprié) réussit à transformer le hasard en destin. Ce qui me fascine chez Camus, c’est l’opiniâtreté avec laquelle il est resté fidèle au serment qu’il a fait quand, en allant au lycée, il a quitté le monde des pauvres (des très pauvres) pour entrer dans celui des « nantis » : il sera toujours le porte-parole de ceux à qui l’Histoire ne donne jamais la parole. Saint-Exupéry (descendant d’une famille dont l’histoire remonte au moins aux Croisades) est un homme dont la vie est guidée par le sens de « l’honneur », du devoir envers les autres. Mon ami le plus cher, cependant, reste Tchekhov. Lorsque vous les avez rencontrés, ces personnes, disparues depuis longtemps, restent vos amis pour la vie, et vous vous abstenez d’être mauvais car ils seraient attristés d’apprendre que vous avez perdu votre humanité.

Le portrait que vous dressez dès les premières pages révèle un Saint-Exupéry plein de contradictions, un homme dont le destin semble avoir été décidé en dehors de sa volonté : un homme « qui n’était rien de ce qu’il allait devenir », après avoir tenté plusieurs voies et carrières, et qui accède même à la carrière d’écrivain, disons-le, par hasard.

C’est vrai. Saint-Exupéry postule pour une place dans une académie navale – et échoue. Il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts, où il prend des cours de peinture et aimerait devenir architecte. Mais il se trouve que certains écrivains qui ont fondé La Nouvelle Revue Française et les Éditions Gallimard se réunissent dans le salon d’un de ses proches à Paris, qui est aussi son hôte temporaire. Saint-Exupéry, qui n’a jamais rêvé de devenir écrivain et qui était aviateur dans l’armée, leur raconte ses expériences d’aviateur avec un tel talent qu’on lui conseille de les mettre par écrit. Il le fait aussi pour épancher son chagrin : sa fiancée, une mondaine aux airs littéraires, le quitte (non pas tant parce qu’il risque sa vie en tant qu’aviateur que parce que, bien qu’étant d’une naissance illustre, il est d’une pauvreté crasse). La nouvelle aux allusions biographiques écrite à cette occasion devient un roman, Courrier Sud, et Saint-Exupéry se découvre une vocation qui relève moins du sens littéraire que de la richesse d’âme de celui qui cherche à donner un sens à son passage dans le monde, qui veut savoir ce qu’est l’homme et quel est son destin. Pour lui, la littérature est moins un « art » qu’un espace privilégié où l’esprit se confronte au sens, où l’esprit prend conscience de lui-même et se débat avec un monde que seule la parole peut faire sortir du néant, l’ordonner pour qu’il abrite l’homme, clé de voûte de la création.

Pour revenir à l’art littéraire d’Antoine de Saint-Exupéry, comment le définiriez-vous, sachant que, comme vous l’avez souligné à plusieurs reprises, ses livres sont, pour la plupart, le résultat de remaniements, de ratures, de transformations, prenant l’aspect d’un véritable patchwork, comme une irradiation multicolore de son génie ?

Le rôle de Saint-Exupéry dans l’histoire de la littérature est si particulier qu’aujourd’hui encore, me semble-t-il, les chercheurs (eux aussi perturbés par l’importance accordée à l’ « aviateur ») n’ont pas été capables de le définir de manière précise. Peut-être parce que Saint-Exupéry ne savait pas non plus très bien où il allait en littérature. Autour de lui, dans les milieux littéraires qu’il fréquentait, les grands écrivains de l’époque étaient des auteurs de romans épiques : Proust avait publié À la recherche du temps perdu, Romain Rolland Jean Christophe et Georges Duhamel Vie et aventures de Salavin ; Roger Martin du Gard avait reçu le prix Nobel pour Les Thibault, Prix qui avait déjà été attribué à Thomas Mann pour Buddenbrooks et à Galsworthy pour The Forsyte Saga ; les autres auteurs français de l’époque (Malraux, Aragon, Mauriac, Bernanos), qui n’avaient pas réussi à concevoir des partitions d’une telle complexité, se sont néanmoins illustrés par des romans symphoniques et amples. Cultivé, intelligent et doté d’un sens littéraire particulièrement perspicace, Saint-Exupéry ne pouvait que constater que, malgré son succès auprès du public (qui ne signifie rien pour un homme de goût), malgré ses prix (qui récompensent des qualités mondaines plutôt que littéraires) et malgré ses adaptations cinématographiques (dues à la nouveauté du sujet), ses livres (Courrier Sud et Vol de nuit) ne sont pas « à la hauteur » des romans qu’il admire. Saint-Exupéry, véritable écrivain qui ne cherche pas la notoriété, mais en même temps gêné d’être considéré comme un auteur mineur, abandonne le roman. S’étant presque retiré de la littérature, à laquelle il ne reviendra que si les circonstances l’y obligent, il écrit un livre d’un autre genre « pour lui-même » – si original qu’il décide dès le départ qu’il ne sera publié qu’à titre posthume (ce qui devrait lui éviter les morsures venimeuses des journalistes littéraires). Il s’agit de Citadelle (titre donné par l’éditeur), un livre non seulement inachevé, mais dont on ne peut savoir ce qu’il serait devenu : le lecteur ne reçoit qu’un tas de briques. Elles sont loin d’être la « cathédrale » que l’architecte aurait construite s’il en avait eu le temps : dans une correspondance à son amie Nelly de Vogüé peu avant sa mort (en juillet 1944), Saint-Exupéry écrit : « Je ne poursuis aucun intérêt. Je ne cherche pas à ce que l’opinion publique me rende justice. Il va sans dire que j’ai atteint un point où les choses se passent pour moi. Ce livre sortira après ma mort car je ne le finirai jamais. Il fait déjà 700 pages. Si je n’y travaillais que de la même manière que je travaille sur mes articles de journaux, il me faudrait encore au moins dix ans rien que pour le mettre sur pied ». Citadelle n’est pas un livre inachevé. C’est un livre qui n’existe pas encore. Nous le savons d’autant plus que, d’un tel « tas » (articles, notes disparates, notes diverses, fragments non reliés), placé dans les bras de l’éditeur américain par besoin d’avance, est né, sous sa pression, Terre des hommes, un livre qui contient toutes ces « briques » mais qui est tout autre chose, comme un mot est tout autre chose que les lettres qui le composent. En fait, Saint-Exupéry n’était pas conscient qu’il construisait déjà sa littérature d’après-guerre, car il avait un complexe vis-à-vis de la littérature de son époque. Une nouvelle littérature qui rassemble les éléments les plus disparates, les fragments d’expérience les plus divers, pour les réunir en un tout à travers la subjectivité de l’auteur… Ce n’est pas le lieu, ici, d’expliquer en détail ce que j’entends par cette « nouvelle littérature » qui correspond, me semble-t-il, à une nouvelle mentalité (étrangère, malheureusement, à la littérature roumaine d’aujourd’hui – à l’exception des auteurs dits « oniriques »). Je me contente de souligner que la conception de Saint-Exupéry de l’acte littéraire a dépassé celle de ses contemporains – ou, comme je le dis dans le livre qui est le prétexte de cet entretien : « Saint-Exupéry doute de lui-même parce qu’il perd au lancer du javelot sans se rendre compte qu’il fait partie des rares auteurs à avoir inventé ce sport ».

Au regard du thème du Petit Prince et surtout de la capacité de son auteur à « radiographier le squelette de l’existence », c’est-à-dire la définition même du mythe, que doit retenir le lecteur contemporain face à ce chef-d’œuvre aux significations si multiples qu’il est difficile de le classer : un livre pour enfants, un livre pour adultes ou un livre pour chacun de nous ?

En fait, Le Petit Prince, en allant droit aux questions fondamentales de l’existence, est, précisément pour cette raison, un livre très simple : plus on s’approche de l’essentiel, plus les problèmes de notre vie deviennent clairs – et moins les réponses sont évidentes. En adaptant puis en mettant en scène Le Petit Prince, je me suis vite rendu compte qu’en choisissant la forme d’un conte de fées, il y avait la possibilité de construire un dialogue entre l’auteur et lui-même – ce qui m’a amené à construire la pièce comme un « jeu » entre deux personnages (un homme adulte et un enfant) qui sont une seule et même personne. L’une inscrite dans le temps, l’autre intemporelle. Car, en fait, Saint-Exupéry sous-entend que l’homme est une créature double et que cet « enfant qui nous habite », ce Mozart qui existe en chacun de nous et que les règles stupides de l’existence sociale empêchent de s’accomplir (voir Terre des hommes) est le fil de lumière qui traverse notre chair périssable, accrochée à ce fil comme un linge pendu à dessécher. Il est la permanence, il est notre part d’immortalité. Soucieux de nourrir le mortel qui est en nous, nous « trahissons » le petit prince qui cohabite en nous-mêmes dès la naissance. Dans des circonstances exceptionnelles, le petit prince parvient encore à se faire entendre dans le brouhaha de notre vie sociale. Il nous rappelle que « l’œil ne peut pas voir l’essentiel » et que « seul le cœur peut voir les choses telles qu’elles sont ». Lire le texte de Saint-Exupéry « avec le cœur », en le dépouillant ainsi du poids de la narration, lui donne la simplicité biblique des vérités fondamentales. J’ai donc toutes les raisons de croire qu’il s’agit d’un mythe – ce qui explique l’extraordinaire succès auprès du public d’un texte dont ceux qui l’ont publié (les autres éditeurs l’ont rejeté car il était « idiot ») espéraient vendre au mieux quelques milliers d’exemplaires, et qui s’est vendu à ce jour à quelque cinquante millions d’exemplaires, traduit dans plus de 200 langues et dialectes. Un livre pour enfants ? Ou un livre pour adultes ? C’est précisément la marque d’un mythe – celui d’un « rusé » comme Ulysse, celui d’un « fou » comme Don Quichotte, celui d’un « malheureux » comme Faust, celui du berger mythique roumain ! Le mythe est si élémentaire qu’il est… à hauteur d’enfant ! Il est aussi si élevé que, comme l’étoile polaire, qui est si visible que même un enfant peut la reconnaître, il peut servir de repère aux navigateurs les plus audacieux.

Entretien réalisé et traduit du roumain par Dan Burcea

Crédits photo de Virgil Tanase : ©DR

  • La Belle histoire du Petit Prince, (Textes et documents réunis par Alban Cerisier et Delphine Lacroix, avec les contributions d’Olivier Odaert et Virgil Tanase et les témoignages inédits de Quentin Blake, Michael Morpurgo, Mark Osborne et Pef), Éditions Gallimard, 2013, 224 pages.
  • Virgil Tanase, Saint-Exupéry, Éditions Folio, 464 pages.
Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article