Simona Ferrante publie Promesses , un roman écrit à la première personne sous forme de journal qui suit en parallèle le chemin personnel d’Adina, son héroïne, et l’évolution historique de son pays natal, la Roumanie. Deux destins qui s’entrecroisent pendant presque 30 ans et se prolongent dans les promesses du présent.
Bonjour Simona Ferrante, vous venez de publier un roman à fort caractère autobiographique. Pouvez-vous nous dire comment est-il né et qu’est-qui vous a poussé à l’écrire ?
J’ai commencé à écrire ce roman pour répondre à une question que les gens me posaient de manière obsédante, les premières années après mon arrivée en France : pourquoi j’avais quitté mon pays natal, la Roumanie.
Au début, je voulais témoigner des dégâts sociaux, moraux, psychologiques que la vie sous l’emprise d’une dictature peut produire, du traumatisme que cela peut infliger, à toute une génération parfois, et expliquer ainsi mon départ.
Puis, au fur et à mesure que j’avançais dans l’écriture, une dimension inhérente s’est imposée au texte : à la tourmente politique du pays s’est rajouté mon histoire personnelle. En écrivant, nombreuses questions ont surgi du passé et je devais y répondre.
Dans le préambule de ce roman, vous mettez en exergue l’image symbolique de Loup qui traverse le siècle bravant les vicissitudes de l’Histoire. La pièce de théâtre « Forêts : le Sang des promesses » de Wajdi Mouawad d’où vous tirez cette citation pose en effet la question de l’héritage générationnel. Que veut signifier pour Adina, votre héroïne et alter ego, cette métaphore d’un être qui affronte « la marche du temps » avec un « cœur (qui) a traversé le siècle » ?
Bien sûr que Adina est mon alter ego. Néanmoins, j’avais besoin d’un personnage, d’abord par pudeur, mais surtout parce que son histoire, qui est la mienne, est aussi celle des nombreuses femmes de ma génération.
Le personnage de Wadji Mouawad, Loup, est une adolescente perdue qui refuse de vivre. Elle fait le chemin du présent vers le passé pour retracer son histoire et celle de ses ancêtres.
Mon personnage, Adina, nous fait voyager en sens inverse, de son enfance en Roumanie jusqu’à son émigration en France. Dans les deux sens, renouer les liens et accepter la transmission, récupérer et comprendre le passé ouvre la voie vers la résilience. Comprendre d’où on vient c’est comprendre qu’on porte en nous le passé, qu’on n’a pas surgit de nulle part. C’est aussi aimer et appartenir, ce qui est à l’opposé de haïr et se couper de son passé ou de son pays. Adina comprend que l’amitié, l’amour, la violence de son destin et de celui de ses prédécesseurs n’ont pas été vains. Parce que tout cela a un sens, celui de former dans le temps et dans l’espace un lien fort, indissoluble avec ceux qui vont suivre. Continuer la lignée signifie vouloir vivre. C’est ce qu’elles font à la fin, Loup et Adina. « Papa est parti et ne reviendra jamais. Mais moi je suis là. Je peux encore tout faire. Je peux changer ma vie ! », dit Adina. Elle comprend qu’elle est vivante et qu’elle peut tout accomplir. Son père est parti mais lui a transmis sa force.
Il y a ensuite ce titre, Promesses, qui ouvre en grand l’espace narratif de votre récit. Pouvez-vous nous expliquer ce mot ? Que signifie-t-il et pourquoi est-il au pluriel ?
Il y a plusieurs sortes de promesses.
Il y a celles qui nous ont été allouées à la naissance, comme les talents artistiques ou les qualités physiques. Dès la naissance de l’enfant, dans les contes, trois fées, les devineresses, se matérialisent autour du berceau pour tracer le canevas de notre vie future en nous augurant le caractère, le destin et les qualités pour l’accomplir. C’est une belle métaphore des propositions que la vie fait à chacun d’entre nous, des atouts et aussi des limites que nous aurons à franchir.
Il y a ensuite les promesses que le destin nous fait en nous gratifiant avec des qualités comme la confiance, l’espoir, le pouvoir de rêver et d’aimer.
Et il y a les promesses que l’homme fait autour de lui. Comme disait Aristote, l’homme est un « animal politique », il est appelé à vivre en société. Ses promesses ont une force perverse, car à petite ou à grande échelle, il sera capable d’apporter le bonheur ou de semer la mort.
Le déclencheur du récit est un souvenir d’enfance de Adina, une promesse qui lui est faite par un vieux gitan diseur de bonne aventure, qui lui prédit une heureuse rencontre amoureuse dans l’avenir.
L’histoire d’Adina commence à l’âge de huit ans, en 1974 sous les auspices déjà évoqués dans notre discussion autour du titre de votre roman. L’innocence lumineuse qui transparaît de cette première page du journal donne le ton de la suite de votre livre. Quel regard portez-vous sur cette période dans une Roumanie qui semble permettre à une enfant comme Adina de croire en ses rêves ?
Le regard de l’enfant est par nature bienveillant et confiant. Dans mes souvenirs d’enfance, les sentiments qui prévalaient étaient la gaieté et la légèreté. Comme moi, Adina est une petite fille insouciante et heureuse. Sa famille vit confortablement et de manière stable. Dans les années ’70, le peuple a connu une période fleurissante, où le pays s’est développé, l’industrie était en plein essor, des quartiers et même des villes entières ont été construites. Mais, il y a eu un début et une fin au communisme. Comme on dit, l’enfer est pavé des bonnes intentions ! Au même âge que Adina enfant, sa fille Maren a déjà vécu les privations, le manque et les sacrifices en tout genre.
Ces rêves s’arrêtent brusquement lorsqu’elle va avoir seize ans. Le décès prématuré de son père va l’obliger à se jeter brusquement dans l’arène de la vie. Que pense une adolescente comme elle de son avenir à ce moment ?
Pour l’adolescente, la perte du père est un traumatisme qui clôture une époque heureuse. D’un côté parce que Adina est face à une promesse brisée : le parent promet de par son rôle de ne jamais abandonner son enfant. Mais cela se produit tragiquement puisque le père meurt quand Adina a seize ans. C’est une première blessure. D’un autre côté, sa vie change parce qu’elle ne peut pas faire son deuil. Face à la médisance de sa tante qui refuse un avenir aux deux filles orphelines, Adina s’interdit de pleurer et se promet d’être courageuse. Un jour elle deviendra quelqu’un d’important pour rendre fière sa maman ! La jeune fille s’inflige une responsabilité qui ne devrait pas être la sienne. En grandissant, elle prend la place du père à la tête de la famille, en subissant l’injustice et la rudesse de la tâche.
À quel moment la situation politique du pays change pour Adina et comment vit-elle ce basculement dans un régime plus autoritaire ?
La rencontre avec Kostas a sur Adina un effet miroir, car il lui fait prendre conscience des différences qui existent entre leurs deux pays. En Roumanie communiste, elle se heurte aux cloisons qui endiguent sa liberté, pendant que l’activiste Kostas bénéficie d’un capital de privilèges qui lui permettent de vivre, de se déplacer et de s’exprimer librement. Adina ne peut pas l’aimer librement, ne peut pas lui écrire, lui parler, ne peut pas le suivre dans son pays, sans craindre des répercussions pour elle-même et pour sa famille. Elle décide de ne pas donner suite à leur relation et ce choix la poursuivra pendant des années.
Nous avons chacun le pouvoir de choisir. Quand un chemin s’ouvre, c’est le destin qui nous invite à l’emprunter. Parfois nous refusons et choisissons un autre chemin. En faisant ce choix, nous changeons notre destin.
Comment va se construire Adina comme jeune étudiante d’abord et jeune femme mariée ensuite ?
Adina est tributaire des coutumes de sa famille et des mentalités de la société totalitaire. Elle met fin à la relation heureuse avec Kostas par peur de représailles venant du parti communiste, mais aussi pour ses propres raisons idéologiques. En revanche, en dépit des conseils de sa mère, qui a un mauvais pressentiment vis-à-vis du jeune homme, elle tombe amoureuse d’un collègue de faculté, en croyant reconnaître dans leur rencontre fortuite les signes du destin.
Elle consent à un avortement provoqué dans des conditions périlleuses, parce qu’elle a honte du « qu’en dira-t-on ? ».
Ses réflexions et ses décisions s’attachent à des croyances, à des superstitions et à des injonctions qui lui ont été inculquées depuis l’enfance.
Une fois que le régime omnipotent lui a ôté la liberté de mouvement et la liberté de penser, il ne lui reste à Adina que la vie. Mais une vie sans identité est une vie aliénée.
Après ses études à l’université, Adina deviendra professeur de français. Quel rôle joue dans sa vie cette connaissance de la langue française ?
Après un traumatisme, il faudrait inventer une autre langue pour pouvoir exprimer le mal-être. Parce que celle qu’on a l’habitude de parler est trop empreinte de notre souffrance. La langue française est pour Adina une promesse de délivrance et d’espoir. En lui chantant des chansons en français à l’enfant qu’elle porte, elle lui fait la promesse d’une vie meilleure. La langue française est aussi un lien secret, intime et complice entre mère et fille.
Une autre marque de votre héroïne est sa grande fragilité. Comment vit Adina au milieu des conventions qui veulent faire d’elle une femme soumise, elle qui note « Je me sens vide, amère et blessée au plus profond de moi ».
Les épreuves de la vie sont une étape nécessaire dans la vie d’une jeune personne. Nous passons tous par là. Dans les contes, le héros doit franchir des épreuves pour montrer qu’il mérite d’être considéré en tant qu’adulte. La guérison aussi passe par la douleur. On ne peut pas briser les chaînes sans s’entailler les mains. Adina prend conscience de la profondeur de ses blessures et a l’impression d’avoir tout perdu. La seule guerre qu’elle a encore la force de mener est pour le bonheur de sa fille.
Vous décrivez dans votre livre la montée du mécontentement et de la révolte du peuple roumain contre le régime. La figure protectrice du communisme telle qu’Adina voyait dans son enfance montre brusquement son vrai visage. Comme vit-elle ces événements de fin 1989 ?
Avec peur, bien sûr ! Timișoara a été la ville où la révolution a commencé quand Ceaușescu était encore au pouvoir. Pendant les quelques jours qui ont précédé sa chute, la ville a eu conscience d’être proscrite et en danger d’être rayée de la carte, comme l’avait ordonné le dictateur. Cependant, la peur n’a pas empêché les citoyens de s’allier et de sortir dans la rue. C’est l’esprit de fraternité spécifiquement roumain qui a réuni des millions de gens et qui leur a donné la force du cri, le cri qui a fait éclater en mille morceaux les interdits instaurés par l’autocratie.
Et comment accueille-t-elle les événements qui von suivre ?
Plus fort que la peur, a été pour Adina, l’espoir que sa vie prendra enfin une tournure différente. Elle était prête depuis longtemps pour un changement, car après avoir été blessée, après avoir souffert, elle a compris l’étendue des dégâts que le communisme a opéré sur sa vie et sur celle de ses proches.
Ça n’a pas été le cas pour tous les Roumains. Certains ont regretté l’ancien régime, d’autres se sont faufilés dans les brèches et d’autres ont bâti sur les débris.
Adina choisit de croire en la promesse que la culture française lui a faite et décide de poursuivre la prédiction du vieux diseur de bonne aventure.
Sans vouloir dévoiler le dénouement de votre histoire, permettez-moi juste une petite question pour conclure. Faut-il croire malgré tout dans son destin, dans son bonheur et même dans la chute des régimes aussi puissants soient-ils ? Le destin d’Adina n’est pas en fin de compte un beau conte de fée ?
Je vous réponds par une question : que faut-il faire, faut-il se contenter de ce qu’on possède déjà ou faut-il chercher le bonheur à tout prix ?
L’être humain est ainsi fait, en perpétuel mouvement, jamais satisfait, toujours à la recherche du bonheur. Une fois qu’il l’a atteint son but, il part à la conquête d’un autre but. Et si le bonheur résidait dans l’espoir, dans le rêve et non pas dans l’aboutissement ?
Propos recueillis par Dan Burcea
Simona Ferrante, Promesses, Rafael Éditions , 2020, 172 pages.