Michael Uras : Le roi du silence

 

 

Je n’ai jamais été le meilleur élève de la classe. J’étais trop discret, caché au fond, tout au fond entre la porte de secours et l’armoire dans laquelle l’institutrice dissimulait, selon ses dires, les restes de ses anciens élèves les plus terribles. Barbe bleue en jupe de mauvaise qualité. Certains enseignants sont cruels car dans cette armoire, nul enfant ne reposait mais, sa remarque en début d’année avait eu le don de nous effrayer pour les premiers mois que nous devions passer ensemble. Quand le placard fut ouvert, la peur s’envola.

A la récréation, mes camarades adoraient un jeu dans lequel j’étais le maitre absolu : le roi du silence. Celui qui l’emportait était celui qui garderait le silence le plus longtemps possible. Le roi du silence, c’était moi ! Toujours. La partie débutait toujours par cette assertion :

« Le roi du silence commence ».

Comme une incantation. La promesse d’habiter un univers qui me convenait parfaitement. Et le jeu se poursuivait bien après le retour en classe. La maitresse, si elle avait le malheur de m’interroger, se trouvait face à un mur, face à un roi, face à moi. Mes camarades attendaient cette confrontation avec gourmandise car ils connaissaient mes capacités en matière de silence.

 – Baptiste, comment confectionnait-on les mosaïques que l’on trouve à Pompéi ?

On apprend n’importe quoi à l’école. Les mosaïques de Pompéi.

– Baptiste, je répète, comment confectionnait-on les mosaïques que l’on trouve à Pompéi ?

Silence. Je la regarde droit dans les yeux. Je ne cligne pas. Silence. Je sens que les regards des élèves alternent de la maitresse à moi, à intervalle régulier, comme dans un match de tennis. Sans filet.

– Baptiste, comprends-tu ma question ?

 Silence. Je mène largement la partie. 40/0

– Baptiste, dis quelque chose, enfin !

 Je n’y tiens pas mas je ne lui dis pas. J’ai une réputation. Le roi du silence. 1Er set gagné.

– Les autres, aidez-moi, faites-le réagir.

Mes camarades sont mes complices, ils disent qu’ils ne savent pas et que cela m’arrive parfois, de garder le silence et de ne pas le rendre. Parce que je ne le rends que lorsque je suis acculé, quand toutes les issues sont bouchées. Un camarade, le plus volubile, le moins gêné par la prise de parole, même la plus insignifiante, se lève et dit tout haut en me désignant du doigt :

– C’est le roi du silence !

La classe m’applaudit. Mes oreilles tremblent mais la douleur est annihilée par la satisfaction d’avoir retenu l’attention. Et le silence. Jeu set et match. La maitresse est furieuse.

– C’est un jeu, c’est ça, tu me prends pur une imbécile, Baptiste ! Je vais chercher le directeur !

Il y a toujours un directeur. Elle part à toute vitesse après avoir demandé à la meilleure élève de la classe, Jeanne et son sac bleu, de nous surveiller. Nous restons calmes car Jeanne nous surveille. Nous la regardons. A l’autre bout du couloir, la maitresse crie sa rage. La tempête se rapproche.

Le directeur arrive, petit homme maladroit et bruyant. Il est directeur pour qu’on l’écoute parce que dans la vraie vie, c’est-à-dire, en dehors de l’école, personne ne l’écoute. Un jour, il est venu à la cordonnerie, papa n’a même pas remarqué sa présence. Le petit homme a dû parler fort pour faire réparer ses chaussures de directeur. Pointues. Minuscules. Presque des chaussures d’enfant que l’on aurait achetées pour un mariage. Il est transparent. La maitresse, elle, le voit. Elle lui raconte tout. Le

jeu, le Roi du silence. J’entends tout. Je suis le Roi.

– Baptiste, viens avec moi.

J’acquiesce d’un geste de la tête et je suis le directeur. Dans son bureau, j’ai droit à la leçon de morale qui correspond à mon forfait. Il faut respecter la maitresse, elle a beaucoup travaillé pour en arriver là, elle nous aime beaucoup, elle fait tout pour nous, elle prépare des cours extrêmement intéressants car

elle se soucie de notre avenir, elle nous apprend des choses E-SSEN-TIELLES. Je suis toujours le Roi, je ne réponds pas. Je ne veux pas devenir carreleur. Je n’ai rien à faire des mosaïques de Pompéi. Le directeur me tend une feuille pour que j’écrive une lettre d’excuse à la maitresse. Je la débute par ces

mots : La technique de l’opus vermiculatum…

C’était ça, la réponse.

Michael Uras ©

 

 

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