
Le Vietnam était sans doute la contrée poétique par excellence, elle dont les légendes s’achevaient si souvent sur une note de profonde mélancolie. |
Le livre de Minh Tran Huy, Ma grand-mère et le Pays de la poésie, renferme dans ses pages une histoire si sensible et si délicate que l’on a peur de lui abîmer la grâce, comme on le ferait avec une poudre dorée envolée par mégarde à cause d’une respiration haletante. Et même si les thèmes qui nous sont proposés s’inscrivent dans le registre abondamment fréquenté par la littérature – ceux de l’enfance, du déracinement, de la nostalgie et de la mélancolie, de la complicité et de la séparation, du temps qui s’en va, de l’identité et de la mémoire –, tout cela prend ici une forme littéraire cohérente qui interroge l’art et l’utilité de l’écriture comme ultime moyen de lui donner corps et d’essayer de la sauver de l’oubli.
Dès lors, le grand défi de ce livre consiste à scruter l’érosion du monde pris dans l’engrenage d’« une machine ivre d’elle-même » et de tenter de lui redonner vie, malgré le peu de souvenirs, de traces épuisées, de « l’ombre d’ombre » devant laquelle tout ce qui reste à faire est de s’incliner « à chaque cérémonie anniversaire, des bâtons d’encens entre les mains et une prière entre les lèvres ». Écrire devient pour la narratrice un geste mémoriel impératif, comme un itinéraire « de chemins qui vont de pair » en compagnie de Bâ, la grand-mère adorée, afin de ne pas laisser l’anonymat engloutir les figures familiales du passé, comme « une deuxième mort ».
Du haut de son âge enfantin, la narratrice ne rêve à ce stade que d’un présent éternel, bercée par l’amour de cette grand-mère « aux yeux calmes, à la physionomie paisible, au sourire [qui] ne laisse rien deviner », si ce n’est « ce mélange de douceur et de précaution » avec lequel celle-ci l’entoure dans un lien fusionnel et rassurant. « Pour moi, tu étais juste ma mamie, ma Bâ – écrira-t-elle plus tard. Une vieille femme aux mains douces et au parfum délicat, qui appartenait à mon quotidien, voire m’appartenait tout court. »
Mais persévérer dans cette voie de la liaison immuable entre la grand-mère et la petite-fille ne serait pas sans risque. Elle finirait par conduire l’héroïne du roman dans une impasse où la seule analyse perceptible serait celle du cercle vicieux de sa dépendance affective comme seule manière d’exister, d’un indicible amour secret. Or, nous sommes loin de la démarche envisagée par Minh Tran Huy. Son récit polychrome cherche à exhumer des plus profondes strates de la mémoire l’aura de son aïeule, ce nimbe de lumière que seuls les héros et les saints possèdent.
De ce fait, le récit se construit sur des coordonnées diégétiques multipolaires, faites des allers-retours dans le pays d’origine, le Vietnam, avec toutes ses surprises inhérentes, surtout pour la jeune génération à laquelle appartient la narratrice, mais aussi avec de part et d’autre des renoncements, d’oublis, de pertes, de rendez-vous manqués avec soi-même ou avec l’Histoire. La plus douloureuse est la perte de la langue comme moyen à la fois de communication et de communion. À juste titre, alors que la petite-fille apprend le français et oublie le vietnamien appris pendant son enfance auprès de sa grand-mère, celle-ci reste figée dans cette langue paternelle, démunie de partager la complicité, voire la réalité de vie, avec ses petites-filles.
Se pose ainsi la question de la reconstruction de soi, ainsi que celle de l’être aimé à travers le langage, de la capacité énonciative des mots pour dire la personnalité et le mystère enfermé dans l’autrui. C’est ce que l’héroïne de ce roman ressent dans sa tentative de redonner vie à une mémoire défaillante : « Il me fallait recomposer l’image que j’avais de toi, la redéfinir au fil des confidences glanées dans les conversations ou distillées par mon père, dont le retour au pays libérait par instants la mémoire. Comme si je grattais une surface lisse pour mettre au jour un temps sédimenté, l’épaisseur des années superposées, le relief et le mouvement d’une vie avant qu’elle ne se fige. »
Au fond, il ne s’agit pas seulement d’une passagère incapacité de communication, mais d’une impossible transmission des réalités simples, insignifiantes, jusqu’aux secrets enfuis qui sédimentent tout être humain. À défaut d’un possible dialogue, la narratrice fera appel à une sémiotique des objets dont la valeur signifiante servira à définir les étapes de l’exil et à jalonner les sentiers qui l’ont construit : une bague vaut, dans l’économie du roman, plus que tout un discours.
Bien-sûr, il y a chez Bâ, l’exilée, des choses immuables, commune à tous ceux ayant vécu cette expérience. Elle garde des tics et des habitudes, « la crainte obsessionnelle du froid et des microbes, la manie de fermer les portes à triple tour » et d’autres superstitions et peurs. Mais elle préserve aussi des trésors culinaires, des contes et des histoires et une sagesse qui vient de loin et surtout des souvenirs immuables, souvent indicibles. De cette confrontation, naît le fil difficile à rompre des illusions, comme le dit le titre même du roman en parlant de cette idéalisation nécessaire pour se construire une source, une fondation, un socle. « Le Pays de la poésie » ne veut pas dire autre chose que ce territoire dans lequel la réalité se confond et s’unit à la métaphore, pour dire le territoire idéal, le paradis perdu. « Le Vietnam dont je rêvais – nous dit-elle – n’avais jamais existé qu’en moi, nourri de mes fantasmes d’ailleurs, des légendes que j’avais lues, des bribes d’histoire familiale affleurant à la surface d’une mémoire indécise et mouvante quand elle n’était pas niée »
Ce n’est pas étonnant de voir remonter à la surface l’immuable question de la raison de l’écriture que chaque auteur se pose à un moment de sa vie d’écrivain. Minh Tran Huy ne fait pas exception et nous livre un émouvant compte-rendu de sa secrète mission réparatrice, confiée à l’écriture comme double lien, entre les générations d’abord et entre les cultures, ensuite. « J’écrivais – nous dit-elle encore – parce qu’ainsi, je n’avais plus besoin de me demander ce qui s’était passé, mais ce qu’il fallait qu’il se passe, ce que je devais imaginer pour que les quelques faits qui m’étaient parvenus, absurdes et terribles, prennent un sens enfin. » L’hommage à la langue française surgit à l’aune de ces confidences comme une majestueuse déclaration d’amour dont les termes ne tarissent pas à rendre visibles les bienfaits : « Ce n’est ni mon passeport ni mon lieu de naissance qui ont fait de moi une Française; mais la langue dans laquelle je réfléchis et réagis, dans laquelle je vois et ressens ».
Enfin, il y aura le saut dans la réalité, mélange de bonheur et de douleur, pour la petite-fille devenue adulte et mère de famille. De cela, seuls les contes pour petits et grands seront capables d’en parler, car le merveilleux sait mieux que quiconque pénétrer le secret des âmes.
Dan Burcea
Minh Tran Huy, Ma grand-mère et le Pays de la poésie, Éditions Flammarion, 2025, 192 p.