Mona Azzam : Et soudain, le mistral (nouvelle)

          

 

Tempête au large. Vents violents. Vagues démesurées. Visibilité nulle en ce matin de novembre. Seul un inconscient se risquerait à prendre la mer.

Au loin, on ne discerne même plus le Mont Saint Clair, coulé dans une masse grisâtre.

Les conditions de navigations sont tellement périlleuses qu’aucun bateau ne s’est aventuré à quitter le port de Sète depuis que l’alerte rouge a été déclenchée ; pour une durée de 24 heures au moins.

Des phénomènes proches des tornades ont provoqué sur l’ensemble du département, des dégâts considérables. Sans compter les communes inondées.

Par ici, quand ça tombe, ça ne rigole pas. Et les phénomènes cévenoles sont de plus en plus violents. De plus en plus intenses.

Et, quand le mistral et la tramontane font alliance, nul ne peut se liguer contre eux.

À l’abri, derrière les vitres détrempées par le déluge de la Capitainerie, je suis en mission de surveillance.
Le Préfet nous a demandé la plus grande vigilance.

À l’aide de mes jumelles, j’embrasse, attentif, la mer déchaînée, à l’affût de la moindre embarcation en péril.

RAS.

LA mer est un désert de tourbillons creux où les oiseaux de mer règnent en rois, aujourd’hui.

Par endroits, les vagues viennent se fracasser contre  les rochers de la digue à l’entrée du port, créant des spirales d’écume blanche.

Je repose mes jumelles. Aucun marin n’est en danger. Et je replonge dans ma lecture du moment. La Vie tranquille de Duras.

Lecture appropriée. De saison, j’ai presque envie de dire.

“Il y a près de la mer des oiseaux que je ne connais pas. Ils passent très haut dans le ciel. Parfois ils descendent sur les rochers. Ils sont blancs comme le sel.”

On s’y croirait. Paysage ressemblant.

Soudain, une friture, à la radio. Ai-je rêvé ?

Non. Une voix grésille. Voix entrecoupée, hachée.

Affolé, je repose rapidement mon roman, me reprochant ma distraction du moment.

Et je me reproche du poste radio.

-Ici la base de Sète. Vous me recevez ? Je répète. Base de Sète. Vous m’entendez ?

-Il y a quelqu’un ? Au secours ! Il y a quelqu’un ?

-Oui ! Je vous entends ! Où êtes-vous ?

-Je ne sais pas ! Il n’ y a plus personne ! Tous, à l’eau ! Personne ! Tous !

Le capitaine…

Tétanisée. La voix est tétanisée. J’essaye de garder mon sang-froid. Essayer d’avoir le maximum d’informations, avant d’alerter les garde-côtes. Même si, vu les conditions extrêmes, j’ignore s’ils seront en mesure d’intervenir.

-Calmez-vous. Dites-moi dans quelle partie du bateau vous vous trouvez.

-Dans la cabine du capitaine.

-Très bien. De l’eau ?

-Pas encore. Mais ça ne va pas tarder. J’ai l’impression que le bateau est incliné.

-Très bien. Et le bateau ? Son nom ? Vous le connaissez ?

-Le Nautilus.

-Vous alliez où ? Dans quelle direction ?

-Marseille. Dans un premier temps. Puis l’Italie. Mais… c’est ici… on va tous y rester !

-Pas de panique. Vous voyez autour de vous des tubes rouges ?

-Euh… attendez. C’est bon. Je les vois.

-Il vous faut essayer d’en prendre deux ou trois. Ce sont des fusées. On les lance pour signaler un danger.

-J’ai déjà vu ça dans les films.

-Alors vous allez essayer de les prendre. De vous rapprocher du pont. D’en lancer une. Deux. Trois, s’il le faut.

-Je n’ai jamais fait cela. L’accès jusqu’au pont… C’est dangereux. Je risque d’être emporté par les vagues.

-Il faut bien une première fois. Vous avez un gilet de sauvetage ?

-Non…

-Dans la cabine où vous êtes, il y en a. C’est obligé.

-C’est bon. Je l’ai.

-À présent les fusées. Vous pouvez le faire. Je suis là. Vous n’êtes pas seul.

-Je n’ai jamais fait ça….

-Votre prénom ?

-Adrien.

-Adrien. Avancez jusqu’aux fusées. C’est notre seule chance. Pour déterminer où vous êtes. Et vous venir en aide.

Te parler du bon temps qu’est mort ou qui reviendra...

À trente ans, je croyais que j’avais encore toute ma vie devant moi. Que j’étais à l’âge idéal. Ni trop jeune ni trop âgé. À l’âge où l’on a perdu ses illusions ; où l’on a compris que certaines erreurs sont définitivement des erreurs.

Bref, à l’âge où le meilleur reste à venir. Un meilleur que l’on construit avec une certaine assurance, avec la certitude de savoir enfin qui on est. Et où l’on veut aller.

Cette conviction, je l’avais. Ce matin. Je l’avais. Et je la savais inébranlable.

Puis ce rendez-vous. Prévu depuis une quinzaine de jours. Un rendez-vous banal.

Une simple visite médicale, après un simple bilan. Histoire de vérifier que la machine fonctionne bien. Comme tout le reste d’ailleurs.

Je revois encore cet autre moi. Qui se présente au secrétariat de la clinique. Le pas assuré. Le bonjour presque fanfaronnant adressé aux personnes installées dans la salle d’attente. Un bonjour tonitruant et qui semble vouloir dire aux autres patients, moi, je suis là pour la forme. Contrôle de routine. Je ne suis pas malade, moi !

Contrôle de routine ; visite de routine. Tu parles ! Plutôt une route qui bouscule la routine de la route toute tracée. Et chamboule tout ce que l’on avait prévu de faire.

Et que l’on ne fera pas. Parce que la visite de routine. Parce que le bilan, de routine.

Et soudain, le mistral. Qui enfle, enfle, persiste à enfler, balayant les non-illusions et les illusions qui, jusque-là relevaient de la certitude.

Tourbillonnant, le mistral, dont les rafales mettent des claques à gogo, même si au fond, on n’est pas une tête à claques.

On le devient. Par la force des choses. Inévitablement. Et ce, dès la première claque subie en silence, dans la blancheur aseptisée du cabinet du toubib.

On se tient, assis, les fesses posées au bord de la chaise en Plexiglas, le dos raidi, comme un écolier qui a peur d’être grondé par son instituteur. Parce qu’il a fait une bêtise. Et qu’il sait qu’il va être sanctionné.

Action, Réaction ; comme disait l’autre.

Pourtant, j’ai beau me remuer les méninges, je n’ai pas fait de bêtises. Aucune.

Et donc la sanction n’est pas méritée. Aucunement. C’est une injustice. Une gigantesque injustice, que celle de faire payer à quelqu’un, pour une faute dont il est innocent.

Et pourtant, la claque. Phénoménale. Comme un coup de mistral qui, par intermittences, souffle dans les airs, des bribes de mots dont aucune mer ne se souvient, tant la force du vent est monumentale.

Tumeur…phase terminale. Cancer généralisé.

Quelques semaines. Un mois. Deux mois. Trois, tout au plus. Avec un peu beaucoup de chance, quatre.

Et que ça souffle.

J’en perds le souffle. Je tente de retrouver une respiration normale. Même si plus rien n’est normal. Le coup d’Eole, ridant la surface de cet océan qu’est l’existence, relève plus du coup de grisou venu miner les lendemains et les surlendemains.

À trente ans, je suis une feuille. Une simple feuille sèche, portée par le mistral qui la fait virevolter dans les airs. Implacablement. Avant qu’elle ne finisse par s’échouer sur le sol, brusquement. Avant d’être foulée. Piétinée, brusquement. Impitoyablement.

Puis viendront d’autres feuilles mortes et qui s’amoncelleront les unes sur les autres.

Jusqu’à former un tas. Que l’on se décidera à ramasser un matin, paresseusement.

Ou peut-être un soir. Et qui finira en compost.

Réaliser, à trente ans, que l’on finira sa trajectoire en compost… C’est absurde.

C’est tout simplement absurde.

Un sentiment d’absurde qui, hélas, n’appelle aucune révolte. Parce que la vie a fait volte-face. Parce que cette absurdité est sans appel. Sans rappel non plus.

Elle est. Point final.

Et donc le mistral, qui s’emballe de plus belle, qui dénude les arbres millénaires, qui s’infiltre dans les plis de la chair et se joue de tout. Et se joue de moi. Moi qui chancelle, ballotté par les vents contraires de l’existence et de ses turbulences.

Quelques semaines. Un mois. Deux mois. Au petit bonheur de la chance !

Le mistral n’est pas gagnant.

 Il faut aimer la vie… même si… 

Foutaises ! Même si quoi ? Même si elle nous fuit ? Même si elle veut se débarrasser de moi ? Phase terminale. Où c’est qu’ils sont allés chercher cette expression morbide pour qualifier l’inqualifiable ?

 À quoi cela rime ? À rien, si ce n’est à ensevelir, à l’avance, celui sur qui tombe la sentence.

Et il a fallu qu’elle me tombe dessus.; alors que je n’ai rien demandé, si ce n’est de poursuivre ma route. Comme prévu. Et pourquoi moi ?

Fouetté par le mistral, je ne cesse de me poser cette question qui me tarde, entre deux rafales.

Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce à moi d’écoper d’une telle sanction ?

Je me revois, assis bêtement. Guindé, comme un cancre pris en flagrant délit, face au médecin qui vient tout juste de m’asséner la sentence, sur un ton froid. Sec. Limpide.

Je me sens un peu Meursault, face à mon juge.

Pourtant, je m’entends lui demander, honteux de cette déconvenue dont je suis innocent, s’il existe des remèdes. Et pire, si l’on aurait pu éviter cela.

Sans tarder, sa réponse, du tac au tac, telle une enflure de mistral qui vient tout anéantir, dans la platitude stérile d’un jargon médical qui ne laisse place à aucune touche de poésie. Et encore moins d’espoir.

Ce « trop tard, pour les remèdes ». Ce « il aurait fallu anticiper ».

Meursault aurait-il pu anticiper son piteux jugement ?

Ce médecin, a-t-il seulement conscience qu’il se moque de moi ?

Pourquoi les autres ont droit à des remèdes ?

Pourquoi n’ai-je pas droit à une seconde chance ? Parce que je n’ai pas anticipé ?

Et donc, tant pis pour moi ?

Sur le perron de la clinique, après avoir parcouru, tel un automate, les couloirs, suivant les flèches qui indiquent la sortie – comme si c’était un jeu de pistes – comme s’ils voulaient être sûrs que je ne me trompe pas de sortie, je comprends que je ne suis plus qu’un sortant.

À trente ans, j’emprunte la Sortie. En coup de vent.

Sortie de route. Voie sans issue. Impasse, au bout de la route. Impasse que ce prévisible quasi-certain de l’imprévu. L’imprévu inexorablement prévisible. Et réalisable.

Le compte à rebours est en route. La machine ne sait plus rouler en marche arrière.

« Il aurait fallu anticiper ».

J’ai donc pêché par défaut d’anticipation. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Je ne me suis pas arrêté aux différentes phases. J’ai accéléré trop vite. Jusqu’à parvenir à la phase terminale.

Terminus. Tout le monde descend. Et sous les abribus de la vie, ouverts à tous vents, se protéger des assauts du mistral relève désormais de la mission impossible.

Reste la mer. Reste l’immensité de la mer. Prendre le large, puisque phase terminale. Prendre le large qui ne se termine pas.

Voguer sur les eaux infiniment étendues dépourvues de terminal.

Défier le terme. Défier le finissante et la finitude.

Se laisser emporter par le vent qui féconde les voiles, les porte en avant et entraîne encore plus loin que le lointain.

La mer. Qui seul déchiffre et assimile tout des traversées, des remous, et des vagues de l’existence.

À trente ans, Je croyais, à tort, avoir toute la vie devant moi. À tort.

Devant moi, il y a la fin de vie qui se profile, image tenace, à l’horizon.

Finis, les projets à long termes. La vie à deux, les enfants à venir, la baraque qui résonne des rires des bambins, le boulot où l’on s’évertue à grimper les échelons.

Finis, les copains. Les moments de partage, les apéros. Finies les soirées arrosées et les dragues sans lendemain.

Finis les plus tard et les lendemains à venir.

Fini, le futur qui, d’un coup de mistral, fut. Passé. Pas simple. Très compliqué.

Que faire ? Que faire du temps qui reste ? Attendre que sonne l’heure en espérant un miracle de dernière minute ? Une rafale d’espoir ? Du vent ?

Encore faut-il croire aux miracles ! Appeler les copains ? Les réunir autour d’un ultime pot d’adieu qui porte bien son nom ? Trinquer avec eux une dernière fois, avant de leur annoncer, entre deux hoquets, que c’est la der des der ?

Cela fait trop de mise en scène. Cela ressemble trop peu à une fin de partie à la Beckett.

Non. Trop absurde. Irréalisable. ET puis, je n’ai pas su anticiper.

Et la tragédie est déjà en route. Plus rien ne peut enrayer sa progression. Ni son dénouement.

Le rideau est déjà tombé. Avant que la pièce ne commence.

Scène finale. Y aura-t-il des applaudissements ? Des messes basses ? Des rappels ?

Est-ce que l’on se souviendra de moi ?

Et soudain, le mistral, charriant les échos lointains. L’appel de l’océan. Insidieux. Entêtant.

Soudain les clameurs de la houle qui résonnent. Soudain les effluves iodés qui parfument les haleines du mistral.

Et soudain, la décision, arrêtée.

Meursault a laissé la décision se décider sans lui.

Je prends la décision. Ultime.

Face à l’arrêt de vie, se tenir face au vent. Le défier. Tenter cet ultime coup.

Tout quitter. Puisque la vie veut me quitter.

Tout quitter et suivre la voie océan. Pour s’en aller un jour ;  peut-être un matin calme, peut-être un soir de tempête en mer ;  emportant avec soi, la voix de la mer qui gronde furieusement. Rageusement. Voix rauque, caressée par le mistral.

Qui sait ? À force de gronder, la voix finira-t-elle par l’emportera, se déjouant des vents contraires. Et du mistral, aussi.

Mona Azzam©

 

 

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