Portrait en Lettres Capitales : Corina Sabău

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née et où vivez-vous ?

Je suis née à Câmpulung-Muscel, une petite ville au pied des Carpates, et je vis à Bucarest.

Vivez-vous du métier d’écrivain ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

En Roumanie, il est impossible de gagner sa vie en écrivant. Je suis journaliste à la Radio Romania International.

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

De la perte d’une maison. J’avais terminé l’université, j’avais déjà un emploi, je vivais à Bucarest lorsque mes parents ont décidé de vendre l’appartement que j’habitais à Câmpulung. J’étais donc assez âgé pour ne pas en faire un drame, mais c’était quand même une expérience qui m’a fait un peu mal. C’est ainsi qu’est né mon premier livre, en essayant de m’accrocher à mon appartement du bloc 29, en essayant de récupérer cet espace où j’ai vécu mes 18 premières années à écrire une histoire.

Quels auteurs ou livres ont eu le plus grand impact sur votre vie ?

Il m’est très difficile de dire quel écrivain en particulier m’a le plus marquée. Il y a des livres qui m’ont marquée de différentes manières. Quand j’étais enfant, je lisais Le Petit Prince encore et encore, donc je suis sûre que c’est un livre qui m’a beaucoup influencée. L’une des images de mon bureau est celle d’Anne Frank. Son journal est l’un des livres qui m’ont le plus marqué, un livre qui me rappelle toujours que je n’ai aucune excuse pour mes petits griefs. L’un de mes écrivains préférés est Gustave Flaubert, il me semble être l’un des romanciers les plus accomplis, je veux parler de la façon dont il choisit ses thèmes, de la façon dont il les traite, du style qu’il utilise. Dans une lettre écrite à Croisset et adressée à Louise Colet, le 27 mars 1853, le dimanche de Pâques, à quatre heures, Gustave Flaubert utilise l’expression “la grande synthèse”. Je crois que c’est ce qu’il a réalisé dans ses deux romans, Madame Bovary et L’Éducation sentimentale. Voici la citation dont je parle : “Vous me dites que les intrigues de Rusciuk-Hanem vous dégradent ; c’est précisément ce qui me réjouit. Leur odeur nauséabonde se mêlait à celle de sa peau imbibée de bois de santal. Je veux en tout un goût amer, des sifflets éternels au milieu des triomphes, et la désolation même dans l’enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa, où, en entrant, nous avons humé ensemble l’odeur des citrons et des cadavres ; le cimetière désordonné laissait voir des squelettes à moitié pourris, tandis que les arbres verts balançaient leurs fruits dorés au-dessus de nos têtes. Ne sentez-vous pas à quel point ce poème est complet, et qu’il est la grande synthèse ?” Un autre écrivain que j’aime beaucoup est Elfriede Jelinek, cette mauvaise fille de la littérature, elle me semble être l’un des écrivains les plus audacieux, tant par sa vision que par son style. En ce moment, je lis de la littérature roumaine. Pour moi, il est très motivant que la littérature locale se soit enrichie d’écrivains de valeur au cours de la dernière décennie.

Quel genre littéraire écrivez-vous (roman, poème, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre à l’autre ?

Je n’ai écrit que de la prose et jusqu’à présent, je suis toujours très attirée par ce genre.

Comment écrivez-vous – d’un seul trait de plume, avec des répétitions, à la première ou à la troisième personne ?

Je choisis la personne en fonction des besoins du texte, j’ai écrit à la 1ère personne et à la 3ème personne. Il est très rare que je tire de mon premier essai des phrases sur lesquelles je n’ai pas besoin de revenir. Et puis, inévitablement, il faut encore réécrire, surtout si l’on veut fixer plus clairement ses scènes, les enrichir de nouveaux détails, donner une certaine musicalité au texte.

Où choisissez-vous les sujets de vos livres et combien de temps vous faut-il pour leur donner vie en tant que véritables œuvres de fiction ?

Je choisis des sujets auxquels je veux consacrer du temps, que je veux approfondir, qui me semblent pouvoir m’aider à comprendre au moins un peu la vie. Mon premier livre était un livre dans lequel je voulais comprendre quelque chose de mon enfance, bien que ce ne soit pas un livre autobiographique, ou du moins un livre qui m’aiderait à me souvenir. Je l’ai écrit, mais l’enfance est restée un âge tout aussi mystérieux pour moi, en fait, plus je vieillis, plus elle devient mystérieuse, maintenant je ne pense pas que j’oserais écrire un livre sur l’enfance. Mon dernier livre, And the Crickets Were Heard (Humanitas Publishing, 2019), qui est également paru cette année aux éditions Belleville, traduit par Florica Courriol, sous le titre Et on entendait les grillons, portait sur la condition des femmes dans la Roumanie communiste, et plus précisément sur les implications dramatiques que le décret anti-avortement de Nicolae Ceaușescu de 1966 a eu sur la vie des gens. Selon les statistiques officielles, environ 10 000 femmes en sont mortes, mais le décret n’a pas seulement touché les femmes, des enfants orphelins ou mutilés sont restés à vie, pour ne citer que les effets les plus dramatiques. J’ai voulu saisir une époque, j’ai voulu comprendre, en écrivant ce livre, comment un régime politique et, plus précisément, un décret, influence les relations entre les personnes.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’œuvre avant d’en développer le récit ? Quel rôle le titre d’une œuvre joue-t-il pour vous ?

Ce n’est que dans le cas de mon premier livre, dont j’ai déjà dit qu’il était né du sentiment que m’inspirait la perte de l’espace, que j’ai su assez tôt que je voulais lui donner le nom de cet espace. Je n’avais probablement pas écrit cinq pages, je ne savais pas quelle histoire j’allais écrire, je ne savais pas si j’étais capable d’écrire une histoire, mais ce dont j’étais sûr, c’est que j’aimerais écrire un livre dont le titre serait Bloc 29, Appartement 1. Il me semblait très important de me réapproprier cet espace et, surtout, de le conserver dans un livre. Il est évident qu’il est extrêmement important pour moi d’avoir un bon titre, mais le premier critère que je prends en compte pour choisir un titre est qu’il représente en quelque sorte l’ensemble, qu’il soit honnête par rapport à l’histoire.

Comment vous attachez-vous à vos personnages et comment les inventez-vous ?

Lorsque j’écris un livre, je ne commence pas avec un plan très élaboré. J’ai le personnage principal et quelques scènes en tête. J’aime construire l’histoire au fur et à mesure que j’écris, j’aime que l’histoire soit imprévisible pour moi aussi, même si elle comporte des risques, des incertitudes et surtout, encore et toujours, la question de savoir si la façon dont vous choisissez d’avancer est la bonne.

Parlez-nous de vos derniers travaux et de vos projets futurs.

Le roman sur lequel je travaille actuellement, intitulé provisoirement Qu’est-ce qui te rend spéciale, Stela ?, raconte l’histoire d’une jeune femme qui tente de survivre dans la Roumanie d’aujourd’hui. Quand j’étais enfant, on disait que la génération de mes grands-parents était celle du sacrifice, quand j’étais adolescente, j’ai réalisé que la génération de mes parents était aussi celle du sacrifice. Il y a eu des années, juste après la Révolution, où l’espoir était dans l’air, les gens n’avaient pas d’argent mais ils espéraient aller dans une bonne direction. Aujourd’hui, les gens n’ont plus d’espoir, ils doivent laisser leurs enfants seuls et partir travailler à l’étranger, ils sont humiliés et on leur dit qu’ils sont aux mains de l’État après avoir travaillé toute leur vie. L’école est de plus en plus chère, si on n’a pas d’argent et qu’on ne vit pas dans une grande ville, il est très difficile d’étudier, de garder ses esprits, de ne pas tomber dans le piège des idées extrémistes de plus en plus promues en politique. J’espère que mon prochain livre parviendra d’une manière ou d’une autre à capturer la fragilité et la vulnérabilité des personnes vivant à cette époque. Je voudrais également mentionner la publication du livre Le livre des villes coordonné par l’écrivain Andreea Răsuceanu et publié par Humanitas à la fin de cette année. 16 écrivains roumains ont été encouragés à écrire sur leur ville natale ou sur les villes auxquelles ils sont attachés, et j’ai écrit sur ma petite ville, Câmpulung-Muscel, que j’ai mentionnée au début de l’interview.

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

 

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