Regards croisés : Iulia Iordan et Sidonie Mézaize-Milon. Un livre en miroir qui met à l’honneur des femmes roumaines d’exception

 

Pour fêter le Centenaire de l’Union de la Grande Roumanie, signée le 1er décembre 1918, cinq écrivaines roumaines[1] ont eu l’idée de réunir dans un livre 100 portraits de femmes qui ont compté pour l’histoire du pays. Ce projet qui va les passionner pendant plus d’une année de travail va aboutir à la publication de 2 volumes qui porteront comme titre 100 de femei pentru 100 de ani de Românie modernă  [ 100 femmes pour 100 ans de Roumanie moderne].

Mais l’écho dépassera vite les frontières roumaines et arrivera en France grâce à l’intérêt et au travail de deux femmes, Sidonie Mézaize-Milon, cofondatrice de la Librairie française Kyralina[2] de Bucarest et Oana Calen, elle-même libraire dans cet établissement, qui vont publier en 2021 aux Belleville Éditions la traduction française sous le titre « Désobéissantes ».

Un aventure qui a mobilisé tant de compétences et d’enthousiasme méritait bien d’être racontée dans une perspective de la toute nouvelle rubrique « Regards croisés ». Côté roumain, nous avons invité Iulia Iordan, côté français, c’est Sidonie Mézaize-Milon qui a eu la gentillesse de répondre à notre invitation.

Dan Burcea : Chère Iulia Iordan, vous êtes écrivaine, connue en Roumanie surtout pour la littérature pour enfants. Avec quatre de vos collègues, vous avez décidé de publier les deux volumes dédiés aux femmes célèbres de Roumanie. Comment est né ce projet ?

Iulia Iordan : L’idée de publier ces livres que nous appelons des histoires inédites sur des femmes remarquables de l’histoire passée ou présente de Roumanie, est venue tout naturellement. Les enfants n’apprennent l’histoire nationale à l’école qu’à travers les actes courageux ou moins courageux des hommes. Les femmes sont absentes des livres d’histoire, absentes des événements culturels célébrant les moments importants du passé ou représentées dans les manuels scolaires pour enfants par des images stéréotypées. Un changement de paradigme était donc nécessaire, et nous pensons que nos histoires contribuent à ce phénomène. Aujourd’hui, notamment dans le domaine culturel, les femmes sont porteuses d’énergie constructive : elles créent des bibliothèques dans les campagnes où l’État ne fait rien pour alphabétiser les enfants des quartiers pauvres, elles inventent des projets culturels dans les zones défavorisées du pays, elles construisent des hôpitaux, elles créent, elles inventent, etc. Le contraste entre le discours et la réalité nous a amenées à nous atteler à cette tâche pas facile de mettre en lumière des femmes extraordinaires de notre passé ou de notre présent.

DB : Chère Sidonie Mézaize-Milon, vous connaissez très bien la Roumanie, vous y avez vécu pendant de nombreuses années, comme cofondatrice de la Librairie française Kyralina à Bucarest, et vous parlez parfaitement le roumain. Est-ce que les arguments de Iulia Iordan ont pesé également dans votre choix pour traduire ce livre ?

Sidonie Mézaize-Milon : Bien sûr, il y a eu cette envie de rendre hommage à cette extraordinaire énergie des femmes que les manuels d’histoire rendent si peu visibles, comme le dit Iulia. Il y a eu également le désir de faire connaître au public francophone un autre visage de la lutte pour les droits des femmes. En France, les théories féministes sont essentiellement portées par des textes francophones et anglo-saxons. Nous trouvions qu’il serait intéressant et utile de faire entendre des voix de femmes différentes, issues d’une zone culturelle par ailleurs souvent méconnue, l’Europe de l’Est.

DB : Comment avez-vous réuni les personnalités que contiennent vos livres ? Quels critères ont été utilisés pour faire vos choix ?

I.I : L’idée de départ était d’écrire cent histoires, pour célébrer le centenaire de la Grande Union. Au départ, nous nous sommes à juste titre demandé si nous avions suffisamment de noms de femmes à recueillir. Finalement, nous nous sommes retrouvées avec une liste de près de trois cents noms, ce qui nous a obligé à faire une sélection. Les critères de cette sélection ont été principalement la pertinence des découvertes, des créations, des actions de ces personnalités, l’impact qu’elles ont eu dans le temps ou l’espace roumain. Ce n’était pas une chose simple car nous nous sommes attachées à toutes ces femmes que nous avons découvertes ou redécouvertes. Une fois que nous avons commencé à nous documenter, notre étonnement a fini par dépasser toutes les limites. Nous voulions couvrir le plus grand nombre de domaines. Dès le départ, nous avons donc créé des catégories pour la période de documentation : art, politique, science, sport, littérature, militantisme. Chacune d’entre nous s’est occupé de deux ou trois sous-domaines. Moi, par exemple, j’ai surtout écrit sur les femmes artistes et les femmes de la résistance anticommuniste.

DB : Sidonie, on sait que la traduction de votre livre est en réalité un condensé des deux volumes publiés en roumain. Comment avez-vous procédé pour faire votre choix ?

SM-M : La traduction en français de Nesupusele sous le titre de Désobéissantes est un projet ambitieux, porté courageusement par Dorothy Aubert de Belleville Éditions. C’est un sacré pari que de vouloir trouver une place en librairie pour un livre consacré à des femmes roumaines, inconnues du public francophone pour la plupart, mêlant textes et illustrations, fiction et biographie. Néanmoins nous étions convaincues de l’intérêt du projet, de la pertinence de le faire connaître en dehors de la Roumanie, c’est pourquoi nous avons voulu le rendre le plus accessible possible, ce qui explique en grande partie le choix de réunir les deux volumes en un seul. De même, par souci de lisibilité, et pour ne pas perdre les lectrices et les lecteurs, en particulier les plus jeunes, nous avons choisi de supprimer certains textes très ancrés dans l’histoire roumaine, qui auraient nécessité tout un appareil critique pour les recontextualiser.

DB : Quelle attention avez-vous accordé à l’aspect littéraire de ces portraits et comment avez-vous réussi à faire de chacune d’elles l’héroïne d’une histoire, j’entends ici au sens esthétique du récit ?

II : Nous sommes des écrivaines, pas des historiennes, donc la qualité de l’écriture a été également très importante pour nous dans l’écriture de ces livres. Les histoires ont été écrites pour les enfants, c’est pourquoi nous nous sommes efforcées de rendre l’histoire aussi agréable à lire que possible. Les histoires de ces personnalités sont très riches et donc impossibles à les raconter en 300 mots, comme l’exigeaient les consignes qui étaient fixés. C’est pourquoi nous avons souvent choisi un épisode clé de leur vie et l’avons transformé en récit. Dans d’autres cas, nous avons fait appel à des récits basés sur les changements apportés à la société ou en nous arrêtant sur un épisode important de leur vie. Nous avons également utilisé la fiction à certains moments, mais uniquement pour rendre l’histoire aussi convaincante que possible.

DB : Que dire du travail de traduction, Sidonie ? Vous avez travaillé avec Oana Calen dans ce que l’on pourrait appeler une traduction à quatre mains. Iulia parlait tout à l’heure de l’importance de l’écriture des autrices. Comment avez-vous résolu quant à vous ces problèmes et quels ont été les défis les plus coriaces que vous avez eu à surmonter lors de votre traduction ?

SM-M : Pour nous le défi était double, puisqu’il s’agissait à la fois d’harmoniser nos traductions tout en rendant compte de la diversité des voix des écrivaines. Nous avons procédé simplement, avec méthode : nous nous sommes d’abord réparti les textes, puis nous avons fait un important travail de relecture des traductions proposées par l’autre, avec le souci permanent de restituer le ton et le style de chaque autrice. Cette seconde partie du travail a d’ailleurs été la plus conséquente et a soulevé de nombreuses questions. Nous avons beaucoup échangé tout au long de la traduction, malgré la distance (Oana était à Bucarest et moi à Paris). Il arrivait régulièrement qu’un message nous attende sur notre téléphone au petit matin, avec une question en attente de la part de l’autre.

DB : Quelle place avez-vous accordé dans vos livres à l’aspect testimonial, au témoignage historique et même au rôle de modèle pour les générations d’aujourd’hui ?

II : C’était en fait l’objectif de ces deux volumes dès le départ : fournir aux lecteurs des repères culturels et historiques autres que ceux qu’ils trouvent dans les manuels scolaires ou qu’ils voient à la télévision. Je crois que la manière dont l’histoire atteint le public jeune ne leur offre pas les meilleurs informations pour comprendre le présent de manière nuancée. Une histoire patriotique trop appuyé débouche à terme soit sur le nationalisme soit sur l’indifférence au passé, sur un fatalisme qui tue d’emblée tout esprit d’action civique. En fait, nous pouvons le constater dans la société roumaine d’aujourd’hui : les effets d’une histoire tronquée ou partielle, d’une histoire nationale qui ignore la réalité des lieux finit par être dépourvue de contexte et enseignée sans aucun esprit critique. Les histoires des femmes que nous présentons sont sans doute incomplètes, mais c’était notre intention assumée dès le départ : nous n’avons jamais voulu créer des portraits exhaustifs de ces femmes incroyables, mais seulement piquer la curiosité des lecteurs à leur sujet.

DB : Pensez-vous, Sidonie, que l’exemple de ces femmes rencontre des similitudes avec l’histoire de France ? Est-ce que votre traduction peut conforter cette exemplarité et ce besoin de témoignage pour ériger des figures de femmes au rang d’exemples pour les générations actuelles ?

SM-M : Les Désobéissantes du livre partagent avec de nombreuses françaises qui ont milité pour la reconnaissance de leurs droits le désir de se faire entendre, de faire valoir leur singularité et leurs talents. En cela toutes ces femmes se font écho, en même temps qu’elles se complètent du fait de leurs parcours individuels. Notre souhait à travers cette traduction était d’élargir la galerie des portraits de femmes remarquables, en l’enrichissant d’histoires issues d’un pays que l’on connaît pourtant peu pour son engagement féministe, la Roumanie. Parmi les femmes présentées dans le livre, certaines appartiennent au passé, d’autres sont nos contemporaines. Il est ainsi possible de s’identifier facilement à celles qui nous inspirent le plus.

DB : Comment avez-vous appris la nouvelle de la traduction de ce livre en français ?

II : Ce fut une surprise de voir nos histoires traduites en français, mais aussi une grande joie. Nous sommes heureuses que ce soit la première langue dans laquelle notre livre a  été traduit, car les destins de beaucoup de ces femmes ont été liés à la France à certaines étapes de leur vie. Nous sommes très curieuses de savoir comment notre livre sera accueilli par les lecteurs français et nous espérons qu’à l’avenir nous pourrons connaître de près ce nouveau public.

DB : Quant à vous, comme traductrice, quel avenir souhaitez-vous à ce magnifique livre ?

SM-M : J’espère qu’il attisera la curiosité du public francophone et lui donnera l’envie, non seulement de découvrir ces femmes au destin hors du commun, mais aussi de mieux connaître l’histoire de la Roumanie. Le livre roumain a été accompagné de nombreux ateliers menés par les autrices à travers le pays, je trouverais formidable qu’une initiative de ce même type, mêlant portraits de femmes roumaines et françaises, puisse avoir lieu en France. 

[1] Adina Rosetti, Victoria Pătrașcu, Iulia Iordan, Laura Gründberg et Cristina Andone.

[2] https://www.kyralina.ro/

Propos recueillis et traduction du roumain des réponses de Iulia Iordan par Dan Burcea

Collectif, Désobéissantes, Belleville Éditions, 2021, 173 pages, traduction de Sidonie Méeaize-Milon et Oana Calen.

 

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