Regards croisés : Sic transit gloria mundi… Le Palais des Arts de Bucarest et L’Exode de Valia

 

Il n’y a pas de meilleures images évocatrices de la fragilité des êtres et de la ruine des édifices que la disparation des uns et la démolition des autres. L’avalanche du temps et les vicissitudes de l’Histoire érodent nos certitudes et rendent vaine toute gloire. Et même si hier cette gloire s’écrivait en majuscules, elle s’incline et s’efface à présent devant l’évidence de la loi de la finitude de toute chose.

Nous publions en Regards croisés deux textes qui illustrent la relation unique, rare de par son intensité, puissante par le déchirement qu’ils imposent à la mémoire, comme une trace indélébile d’un passé perdu à tout jamais. Nous parlerons ici de deux destins qui, sans le vouloir et sans se douter de rien, se croisent et subissent les affres de l’Histoire.

Il s’agit d’un bâtiment et d’une femme, du Palais des Arts de Bucarest et de Valia, l’héroïne de roman L’Exode de Valia.

Tamara Magaram : Mon arrière-grand-mère, héroïne de mon roman, et sa photo devant le Palais des Arts de Bucarest

La photo de couverture de L’Exode de Valia suscite de nombreuses curiosités, nous l’avions choisie innocemment avec mon éditrice ( Ermira Danaj). Valentina mon arrière-grand-mère ( qui a inspiré la Valia fictionnelle du roman) y apparait droite, affirmée, sûre d’elle, on ne voit pas la dureté et la misère provoquées par l’exil sur ce cliché.

Lorsque mon ami Dan Burcea m’a questionnée sur cette photo, j’ai tout de suite réalisé qu’elle avait été prise dans son pays, en Roumanie, mais je doutais malgré moi, c’était pourtant inscrit à l’arrière du cliché. Valentina a laissé peu de place au hasard, ses souvenirs sont étiquetés.

Bucarest 1923, était écrit soigneusement en russe.

Valentina et Alexandre (Valia et Sacha) venaient de quitter Istanbul pour Paris (1922), et ils avaient encore quelques deniers pour voyager et mener une vie de riches aristocrates russes. Je ne sais pas pourquoi elle a choisi de poser devant ce sublime bâtiment, sans doute l’inspiration française, l’ancien palais des arts, monument phare de la culture de Roumanie avait dû la toucher. 

Ce qui est troublant: symboliquement la vie de ce lieu et l’existence de mon ancêtre se ressemblent.

Ce lieu fut construit pour l’exposition, tragiquement il a été attribué au monde militaire par la suite, il a donc subi les mouvements politiques et les usurpations de fonction, puis il fut ravagé par un incendie en 1928 et disparut tragiquement dans le tremblement de terre en 1940 avant d’être totalement détruit en 1943.

Mon ancêtre était une juive russe, elle a fui la Russie post révolutionnaire en 1920, laissant derrière elle, sa vie, ses souvenirs, sa maman, une partie de son identité d’origine… elle s’est adaptée et assimilée au monde des Russes blancs, elle devint veuve et pendant l’occupation a pu voir sa jeune fille de seize ans se marier. Elle a connu la richesse, la survie, la pauvreté, le déclassement, les aléas monstrueux de l’exil, l’humiliation… et comme un monument elle a su mener paisiblement sa vie jusqu’à sa mort en 1972, aujourd’hui je ne sais même pas où se situe sa tombe, elle ne fut pas enterrée avec mes autres ancêtres.

La dureté de cette existence tourmentée et sublime à la fois, tout a été mené avec grâce et esthétisme comme en témoignent ses nombreuses photos laissées, résonne fortement avec la vie de ce monument, aux inspirations françaises qui a illuminé sa ville avant d’être détruit après la violence des époques, des hommes et d’une catastrophe naturelle. 

Avec l’existence de Valentina (Valia) ce sont les mondes disparus des Russes blancs et des juifs russes qui se dessinent comme témoignage de l’histoire. Toute la vie de mon ancêtre, par ses origines, me manifestait que les mondes, les civilisations, les époques disparaissent, s’évanouissent, se détruisent mais laissent en nous des stigmates immortels que nous transmettons, et qui viennent sublimer la vie. 

Ce bâtiment nous apprend la même leçon, cette importance de saisir et de vénérer l’impermanence qui réside en toute chose, toute création, tout monde. Ce bâtiment, vestige du passé, n’existe plus, aucune pierre de lui n’aura perduré, et pourtant nous en parlons maintenant, Valia l’a immortalisé par ce cliché, mon roman lui donne vie et des lecteurs le contemplent sans le connaître en regardant mon livre.

C’est l’apprentissage que j’ai pu faire récemment, les mondes s’évanouissent, ils demeurent quelque part et nous les maintenons en vie, par la littérature et les arts.

Lorsque je regarde la couverture de mon roman, je vois ce doux et délicat portrait de Valia, elle avait vingt-six ans, elle ne reverra plus jamais sa terre natale, sa Russie adorée, elle mènera une existence tragique et riche à la fois, je l’imagine poser devant celui qui deviendra son mari, elle déambule dans les rues de Bucarest, le soleil illumine son visage, le bâtiment est immense, chacun souligne sa proximité avec le Palais Garnier de Paris, l’entre deux guerre signe l’apogée d’une Europe où pullulent la beauté, les arts, l’intelligence et la diversité…Bucarest est un des plus beaux témoins du monde européen. 

Un monde englouti ne meurt jamais, il renaît, vous le verrez un jour apparaître au détour d’une photo, d’un souvenir, d’une phrase laissée.

Aujourd’hui il ne reste rien de Valia, rien de ce Palais, rien de Sacha… mais nous savons qu’ils sont encore là, éternellement. 

***

Dan Burcea : Le Palais des Art du Parc Carol à Bucarest

Lorsque mon amie Tamara Magaram m’a parlé pour la première fois de la photo qu’elle avait choisie pour la couverture de son roman « L’exode de Valia », en me disant qu’elle avait été prise à Bucarest dans les années 1920 et qu’elle représentait son arrière-grand-mère, je me suis mis à la recherche du cadre de cette prise de vue, car elle ne me semblait pas familière à ma mémoire architecturale de la capitale de mon pays natal que j’avais moi-même quittée il y a une trentaine d’années. Le côté monumental du bâtiment en arrière-plan m’envoyait vers l’image du Petit Paris, nom donné comme tout le monde le sait bien à la ville de Bucarest. La ressemblance avec l’architecture de la capitale française sautait aux yeux, la façade de l’édifice roumain rappelle bien celle de l’Opéra Garnier. Mais la végétation et le lac qui l’entourent renvoient vers d’autres endroits qui n’abritaient en aucun cas un bâtiment de la taille de celui que l’on voyait dans cette photo. Je commençais à avoir des doutes sur son origine et j’en ai reparlé à Tamara. Sur le dos de la photo, me disait-elle, il y a une inscription en russe avec le lieu et la date. Et s’il ne s’agissait pas de Bucarest, mais de Budapest ?, avais-je pensé, en lui demandant de me les envoyer, car je lis le cyrillique. La notice sur le verso de la photo est formelle : il s’agit bel et bien de la Ville de Bucarest et la date de 1928 en chiffres arabes ne fait aucun doute.

Ne pouvant pas résoudre cette énigme par mes pauvres connaissances, je me suis décidé à chercher de l’aide auprès des spécialistes, en m’adressant à un groupe roumain des passionnés d’Histoire que je remercie ici vivement. Quelle ne fut ma surprise de recevoir très rapidement d’autres photos et des informations historiques complètes sur ce lieu. Je les ai transmises à Tamara dès que je les ai eues et je sais la surprise qu’elles lui ont procuré. Car l’histoire qui va suivre dépasse l’imagination.

L’image qui figure sur la couverture du roman « L’exode da Valia » représente Palatul Artelor [Le Palais des Arts] construit dans le Parc Carol I à Bucarest. Ce parc avait été aménagé sur 41 hectares dans les années 1900-1906, selon les plans du paysagiste français Édouard Redont[1] sur la colline du Trocadéro, connue en roumain sous le nom de Filaret. La Palais des Arts qui surplombe le lac naturel situé au centre de ce parc a été construit à l’occasion de l’exposition de 1906 pour fêter les 25 ans du règne de Carol Ier et de la proclamation du Royaume de Roumanie. Il est construit en un temps record, quasiment un an d’après les plans des architectes Victor Ștefănescu et Ștefan Burcuș par l’ingénieur Robert Effingham Grant. L’inauguration a lieu en juin 1906 en présence du Roi Carol Ier et de la Reine Elisabeth, du Prince Ferdinand et de la Princesse Marie. Il va s’appeler « Le Musée de notre passé » et abritera « tout ce qui concerne le peuple roumain depuis sa naissance et jusqu’à présent ». Il y a, entre autre, des tableaux des artistes-peintres roumains renommés comme Nicolae Grigorescu, Theodor Aman et Ion Andreescu. La salle centrale est dédiée à « deux figures majeures de la nation » le Roi Carol et l’Empereur Trajan.

La gloire de ce bâtiment fut de courte durée, 10 ans après, en 1919, il fut cédé au Ministère de la Guerre qui le transforma en Musée militaire. En 1929 fut placée devant ce bâtiment la tombe du Soldat inconnu.

Un incendie ravagea le palais en 1928 et le terrible tremblement de terre de 1940 d’une magnitude de 7,4 degré lui donna un coup mortel. Il fut démoli en 1943 sans être épargné par les fantômes des régimes fascistes et communiste qui se succédèrent rapidement. L’exemple du monument du Soldat inconnu est révélateur. Conçu selon les plans de l’architecte Emil Willy Becker le monument comportait une croix et une inscription à la gloire des héros de l’unité nationale gagnée en 1919. Pendant la nuit du 23/24 décembre 1959 le régime communiste roumain procéda à sa translation secrète à Marasesti, lieu de mémoire des combat de la Grande Guerre. En 1991, il fut ramené à Bucarest, où le soldat inconnu repose aujourd’hui en paix.

Pour combien de temps ?  On ne le sait pas. Les temps peuvent changer à tout moment…

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Redont

 

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