Regards croisés : Theresa Révay et Nathalie Mathet nous parlent de La Course parfaite de François Mathet

 

 

Theresa Révay publie La course parfaite – François Mathet Portrait du maître-entraîneur aux Éditions Tallandier. Le livre intéresse les lecteurs et la critique pour de multiples raisons, à la fois au regard de son autrice, qui s’était illustrée jusqu’ici comme romancière et qui s’exerce pour la première fois à la biographie littéraire, et pour la personnalité légendaire de celui à qui elle redonne vie avec maîtrise et brio. On notera notamment le style lumineux qui donne à la narration une humanité sans fausses notes, apte à aller à l’essentiel d’une vie construite pourtant sur de nombreux silences et des secrets intérieurs bien gardés. Une chose est certaine et elle doit être redite, François Mathet incarne non seulement un modèle incontestable dans son métier d’entraîneur de pur-sang mais aussi toute une époque imprégnée par son illustre figure.

Cette biographie, nous dit Theresa Révay, n’aurait pas été possible sans l’initiative, la générosité et l’aide précieuse de Nathalie Mathet, la belle-fille de François Mathet.

Voilà pourquoi, nous avons décidé d’opter pour une discussion en Regards croisés pour parler de ce livre et de l’histoire de l’homme qu’il abrite dans ses pages.

 

Mesdames, permettez-moi de commencer notre discussion avec une question qui s’adresse à Theresa Révay. La course parfaite est votre première biographie. Comment êtes-vous arrivée à ce projet qui vous a sans doute demandé de sortir de votre zone de confort littéraire ?

Theresa Révay : « Il est possible que vous soyez en train de rencontrer votre destin. » Dans L’Espoir, André Malraux saisit en quelques mots ce qui demeure pour chacun un instant décisif. Il en fut ainsi pour moi le jour où j’ai croisé le regard de François Mathet. Sur une photographie noir et blanc des années quarante, un jeune officier français de retour de la campagne de Syrie fixe l’objectif. Son regard d’orages, empreint de colère et de désarroi, a transpercé la romancière que je suis. Dès lors, impossible de me détourner. J’apprends qu’il a dessiné une trajectoire unique dans une profession singulière. Un homme brillant, caustique, énigmatique, élu par ses pairs plus grand entraîneur de pur-sang du XXe siècle, qui déclarait au sommet de sa gloire : « Je déteste parler. » Comment résister au défi de le raconter ?

J’avais déjà publié une dizaine de romans. On m’avait souvent demandé pourquoi je ne réfléchissais pas à une biographie. À vrai dire, cela me faisait peur. Je sais dialoguer, tempêter, rire et pleurer avec des personnages nés de mon imaginaire. Mais oser partir en quête de correspondances – au sens baudelairien du terme – à propos d’un être de chair et de sang ? Je ne m’en sentais pas capable. Pas digne, peut-être. Jusqu’à ce que François Mathet entre dans ma vie. Et avec lui Nathalie Mathet, sa belle-fille, qui avait rassemblé de passionnantes archives familiales à son sujet. En l’écoutant évoquer son beau-père, un monde prestigieux et méconnu renaissait de ses cendres avec, en toile de fond, ce XXe siècle que je connais bien pour le camper dans mes romans. Elle et moi partageons une curiosité pour l’Histoire et les ressorts intimes des êtres, ainsi qu’une même rigueur lors de nos recherches. Aucune biographie de ce genre n’avait jamais été publiée en France. Il était écrit que cette aventure littéraire devait être unique pour moi. Unique, mais conduite à deux. Sans Nathalie Mathet, jamais je ne me serais jetée du haut de la falaise pour redonner vie à cet homme d’exception.

Nathalie Mathet, parlons de votre impressionnant travail d’archiviste concernant la personne de votre beau-père que Theresa Révay vient juste de mentionner. Est-ce que la nécessité de voir se réaliser cette biographie s’est imposée à vous comme une évidence, voire comme un devoir même d’honorer sa mémoire?

Nathalie Mathet : Une curiosité naturelle m’a toujours portée vers les travaux de fourmi et lorsque mon mari m’a avoué ne pas savoir grand-chose sur les origines familiales de son père, je me suis plongée pendant deux ans dans les archives familiales, une mine de correspondances et de photos. Sans le remarquable travail de numérisation des Archives départementales – pour la plupart accessibles en ligne –, je ne serais jamais arrivée à remonter la généalogie familiale, pierre angulaire de toute recherche. Les heures passées sous les lustres de la Salle de Lecture Louis XIV du Service historique de la Défense m’ont aussi apporté la découverte de témoignages émouvants et enrichissants sur la Seconde guerre mondiale. Lorsque Theresa Révay s’est intéressée à François Mathet, ce sont surtout les archives du monde des courses qu’il a fallu éplucher. Nous en possédions beaucoup mais, là encore, ce sont les archives numérisées de la Bibliothèque nationale de France, du New York Times et de Sports Illustrated aux États-Unis, d’une presse spécialisée pléthorique en Angleterre, ainsi que des échanges avec des spécialistes allemands, qui m’ont permis de creuser, et de creuser encore.

Mais, étonnamment, il ne s’est jamais agi de « vénération » pour mon beau-père. D’honorer sa mémoire ne s’est donc pas imposé à moi. En revanche, la fougue avec laquelle Theresa s’est lancée dans cette écriture et son enthousiasme pour le personnage que je lui livrais m’ont encouragée dans ma démarche. Ce que je réalisais, moi aussi, puisque je n’ai pas connu François Mathet, c’est qu’il n’aurait pas souffert que sa belle-fille accomplisse son travail sans rigueur. Je lui devais, ainsi qu’à mon mari, à mon beau-frère et à nos enfants, de communiquer tous les éléments qui permettraient à Theresa de brosser un portrait juste et fidèle.

Theresa Révay, on connaît l’importance que vous accordez au travail de documentation surtout lorsqu’il s’agit de vos romans historiques. Que pouvez-vous nous dire de vos travaux de recherches dans les archives mises à votre disposition par la famille Mathet, comme le dit Nathalie Mathet?

TR : La liberté du romancier demeure entière pour composer ses personnages. Au cours de mes recherches, j’affine les rebondissements puisque je privilégie un cadre historique véridique, mais eux et moi y évoluons libres comme l’air. Une biographie, en revanche, impose un chemin balisé. La vie du sujet est contenue entre deux dates, celle de sa naissance et celle de sa mort. Et tout ce qui le concerne s’inscrit dans la réalité de faits intangibles. L’écrivain Pierre Assouline affirme : « Un biographe est en quête d’exactitude et un romancier de vérité. » Son aphorisme est merveilleusement juste.

Les archives classées par Nathalie ont été pour moi une mine de découvertes et d’informations. Il me fallait toutefois les trier. Je devais conserver l’essentiel pour dépeindre le personnage au plus près de sa vérité. Si l’on en croit Assouline, je renouais ainsi avec ma nature de romancière…

Nuit et jour, au cours de plus d’un an d’écriture, j’ai été portée par une seule obsession : être fidèle à cet homme tel que je le découvrais à travers ses lettres, ses poèmes, ses exposés professionnels, ses discours, ses interviews, mais aussi grâce à ses regards et à la gestuelle de son corps saisis sur les photos de famille. J’ai ressenti une émotion intense lorsque j’ai tenu entre mes mains ses précieux Cahiers de galops. Effleurer l’encre et le papier, étudier son écriture, m’ont transportée, sans doute parce que tout ce qui relève de l’écrit me touche depuis l’enfance.

Lorsqu’il me fallait des précisions, Nathalie dévoilait des trésors de patience et d’efficacité pour dénicher des articles de presse enfouis dans le labyrinthe d’internet ou vérifier un détail. Une précision d’horlogère. Une exigence qui nous a animées de la même manière, aussi bien au cours de la documentation que lors de notre réflexion sur la psychologie de François Mathet. Toutefois, il me fallait surtout offrir à ce personnage un écrin littéraire digne de lui. Trouver le style, le ton, le rythme narratif, la symphonie des mots pour lui permettre de s’y épanouir pleinement. Les lecteurs allaient le découvrir à travers moi. Ce travail littéraire diffère de celui d’un roman, puisque le biographe se doit également à celui dont il retrace la destinée. Et cette responsabilité n’est pas à prendre à la légère.

Vous citez dès le début de votre livre l’adage « On peut tout sonder, sauf le silence d’un homme ». Vous voici devant le premier défi – car il en aura d’autres – de votre ouvrage : celui de cerner la vérité d’un homme derrière des secrets bien gardés par pudeur ou « méprise de l’ostentation » qui cache « la satisfaction, la fierté ou la joie ». Quel a été votre angle d’approche pour sonder ce que vous appelez en fait les « feux intérieurs » de François Mathet?

TR : Jamais je n’aurais pu tenter de cerner François Mathet si je n’avais pas eu accès à ses écrits, ainsi qu’aux anecdotes que me rapportaient les uns et les autres. La complexité d’un être humain dépassera toujours celle d’un héros de roman. Le poète américain Walt Whitman se défend avec vigueur : «Do I contradict myself ? Very well then, I contradict myself. I am large, I contain multitudes.» Le défi du biographe est précisément de révéler ces contradictions. Il m’est apparu d’emblée que François Mathet « recelait des multitudes ». Sa discrétion et sa pudeur ne le rendaient que plus passionnant. J’ai réfléchi à tout ce qu’il révélait de sa personnalité dans ses lettres à sa mère comme à son amour de jeunesse, mais aussi dans ses poèmes ou ses écrits à son épouse. Sous l’armure de l’homme farouchement secret, ce sont ces failles qui m’ont émue.

L’une des composantes essentielles de cette biographie fut aussi la rencontre avec ses fils. Lorsque je prépare mes romans, des entretiens enrichissent toujours mon propos. Cette fois, ils me furent indispensables. Melchior et Hubert Mathet m’ont permis de comprendre la réussite remarquable de leur père sans omettre de décrire les aspects ombrageux de son caractère. Je me dois de saluer ici leur sincérité. Leurs regards sur lui constituent parmi les couleurs les plus émouvantes de ce récit, parce que ces deux hommes incarnent quelque chose qui les dépasse : la quête d’un fils vers son père. Une quête universelle.

François Mathet s’inscrit dans son époque. Il partage l’éducation, les ressorts, les déchirures et les aspirations de ses contemporains. Pour le déchiffrer, il fallait donc le situer dans le temps et l’espace. Mais pas seulement. Un biographe se fie aussi à son intime conviction, à ses résonances propres, à sa connaissance des êtres. Il répond en miroir à celui qu’il choisit de dépeindre car comprendre autrui, c’est d’abord se comprendre soi. Aussi, le biographe sincère se met à nu. Sans doute que les « feux intérieurs » de François Mathet reflètent certains des miens. Mes craintes sont fondées : écrire une biographie n’est pas un acte anodin. On peut s’y brûler.

Nathalie Mathet, il ne fait aucun doute que la personnalité de votre beau-père est profondément ancrée dans ce silence intérieur qui l’habite et qui, hélas, ne jouera pas toujours en sa faveur. Plus tard, il sera surnommé « le Sphinx de Gouvieux ». Theresa Révay écrit à ce sujet : « Il est l’un de ces hommes aux tendresses muettes et aux entêtements orgueilleux, qui choisira toujours le silence comme pour conjurer le sort et tous les maléfices, au risque de tout perdre ».  Comment interpréter ces mots, cette pudeur excessive, cet enfermement, alors que rien en lui ne cache aucun ressentiment ou volonté suspecte, mais un profond respect de soi et des autres ?

NM : De s’être livré, que ce soit à des sentiments éperdus pour une femme, ou à la confiance de l’armée, et d’avoir été trahi par eux l’a certainement transformé. La traversée de la Méditerranée après la funeste campagne de Syrie en 1941 est finalement celle de son Rubicon ; lorsqu’il débarque à Marseille, il n’est plus le même homme. La décision qu’il prendra d’abandonner la carrière militaire et de se rendre à Maisons-Laffitte pour tenter une carrière d’entraîneur est au fond la prise en main de son destin. Il ne devra pas décevoir et son silence, assourdissant pour certains, n’est que détermination.

Au-delà de ce caractère secret, vous pointez très rapidement du doigt un certain nombre d’« incompatibilités » avec l’ordre établi qui vont bâtir son caractère. Que pouvez-vous nous dire, Theresa Révay, de la manière dont s’est construit cet homme qui affronte la vie comme une «course en solitaire» et qui sera un éternel insatisfait, voulant toujours la perfection et mettant toute son énergie pour l’obtenir ?

TR : Le tempérament de François Mathet est celui d’un rebelle, mais d’un rebelle d’une droiture sans faille. Rien ne le conduit à se conformer aux normes s’il les juge ineptes. Tour à tour écolier, saint-cyrien, officier de cavalerie, gentleman-rider, maître-entraîneur, éleveur, homme amoureux ou père de famille, il marche en dehors des sentiers battus. Il possède l’orgueil blessant des solitaires et des êtres doués d’une intelligence supérieure. Mais aussi la flamme irrésistible des passionnés. Il porte en lui une quête platonicienne de la beauté et d’un équilibre qu’il ne cessera de rechercher toute sa vie. Sa détermination d’être le meilleur est une partie intrinsèque de son être. Il ne peut concevoir sa vie comme moyenne ou médiocre. Il tend vers le meilleur. Toujours. Une exigence implacable, parfois cruelle, difficile à vivre pour son entourage, qui fait de lui un être qui mérite une biographie autant par ce caractère aux aspérités tranchantes que par l’exemplarité de sa carrière. Il a su demeurer fidèle à sa nature profonde sans jamais céder à la complaisance ni à la facilité. Mais pour cela il a dû traverser bien des tempêtes et se forger à la flamme des épreuves. Sa nature «  intranquille » fait de lui cet homme en perpétuel mouvement qui aspire pourtant au repos, ainsi qu’il l’écrit à son épouse. Encore une contradiction.

Pour compléter ce portrait on pourrait ajouter à la liste des valeurs qui lui importent au plus haut niveau, celles de  la fidélité et de la droiture. En parlant de son travail de bâtisseur, au propre et au figuré, on découvre chez cet homme « un besoin d’équilibre et d’harmonie ». Que vous suggère, chère Nathalie Mathet, l’évocation chez-lui de cette sorte de « reflet d’un ordonnancement divin nécessaire à son bonheur », selon la formule de Theresa Révay ? D’où vient ce besoin d’équilibre et quel rôle ont joué ses proches, son épouse, ses amis ?

NM : Si François Mathet ne tend que vers le meilleur et s’impose fidélité et droiture, nous pouvons penser que ses déceptions passées – l’infidélité de son amour de jeunesse, une hiérarchie militaire qui ne tient pas parole et, surtout, la tristesse de ne pas avoir réussi financièrement avant la mort de sa mère pour lui apporter un certain confort – l’ont forgé et, indéniablement, endurci. François Mathet était un solitaire. C’était sa nature profonde. Il n’accordait toute sa confiance qu’à son épouse. On ne peut pas dire que son entourage l’ait influencé ni joué un rôle prépondérant. Avec sa mort, l’édifice et l’équilibre de vie qu’il s’était construit se sont écroulés, mais pas le souvenir de son œuvre.

Pour vous, Theresa Révay, la loyauté est un autre trait essentiel de caractère de votre héros. Elle s’illustrera tout au long de sa vie envers les hommes comme envers les chevaux. Nous voici devant le sujet essentiel de votre biographie : la relation de ce gentleman-rider et ensuite de cet entraîneur avec les chevaux. Comment est née chez-lui cette passion, et comment s’est-elle illustrée durant toute sa vie ?  En quel type de lettres de noblesse s’écrira-t-elle dans l’histoire des compétitions auxquelles il a participé ?

TR : « Le cheval m’a perdu, mais je lui dois tout. » François Mathet et le pur-sang ? Une évidence. Un cœur à cœur. Chacun reconnaissait son don particulier pour comprendre l’animal. Depuis son coup de foudre pour le pur-sang, à l’âge de seize ans, lors d’une course sur l’hippodrome de Longchamp, rien ne l’a détourné de cette passion intime. Il devient d’ailleurs officier de cavalerie dans le but de monter à cheval. Puis, il s’illustre comme un excellent gentleman-rider, le meilleur de sa génération pendant plusieurs années, et notamment lors des courses d’obstacle qui requièrent un courage physique particulier.

Devenu entraîneur, il entraîne comme nul autre mais refuse de considérer sa profession comme un art. « L’entraînement est fait d’observation, de présence quotidienne, de sentiments et de nuance (…) » On retrouve ce merveilleux paradoxe : l’homme implacable est doué d’une vraie sensibilité. Aussi exigeant envers les hommes que doux avec les bêtes, il consacre sa vie au pur-sang avec un souci permanent : préserver l’animal, d’où son combat incessant contre le doping et les traitements.

Il faut souligner que François Mathet s’est élevé dès le premier jour contre tout abus qui nuirait à l’intégrité physique et psychique du cheval. Il fera date dans l’histoire du monde hippique pour ce combat permanent qui lui attirera bien des inimitiés tant il se dresse avec fermeté – et jusqu’à faire preuve d’insolence envers les instances dirigeantes – pour imposer sa voix. Son combat restera une victoire morale de la plus haute importance, reconnue comme telle à sa disparition.

Nathalie Mathet, une autre relation tout aussi unique et complexe est celle que François Mathet entretient avec Yves Saint-Martin, son fils spirituel, le jockey de génie qu’il a formé et avec qui il a partagé de nombreuses victoires. « Il est vrai que les jockeys émérites – écrit Theresa Révay – tiennent de l’artiste par l’intelligence du corps et l’intuition du moment ». Chez Saint-Martin, ajoute-t-elle, « les deux confinent au génie ». Que pouvez-vous nous dire de la relation entre ces deux hommes ? Quel souvenir garde aujourd’hui Yves Saint-Martin de son maître ?

NM : Lors d’une interview dans les années soixante, François Mathet dit à propos d’Yves Saint- Martin qu’il est « un peu comme mon fils, bien que j’en aie deux maintenant». Je ne me risquerais pas à m’exprimer à la place d’Yves Saint-Martin, mais je pense que cette relation fut, en effet, celle d’un père avec son fils. Tellement forte qu’elle subit les mêmes tensions, la même rébellion de la part du « fils » que dans beaucoup de familles. Retenons leurs magnifiques retrouvailles et une estime, voire une affection, réciproques mais tues, comme depuis leurs débuts. Yves Saint-Martin, comme S.A. l’Aga Khan, ont tous deux dit à propos de François Mathet : « Il m’a tout appris. » C’est un bel hommage.

Dans un domaine où l’exigence, le travail et la volonté de réussir côtoient le respect de l’adversaire et des règlements, la carrière mouvementée de François Mathet s’est construit sur une légitimité incontestable, ce que lui confère une connaissance parfaite de l’art de maîtriser et mener à la victoire un pur-sang. Comment pourriez-vous, chère Théresa Révay, nous décrire cette carrière commencée par son expérience de gentleman-rider et consacrée par celle d’entraineur ? S’il fallait en retenir quelques victoires de la carrière de François Mathet, lesquelles choisiriez-vous d’évoquer ici ?

TR : La constance. Le maître-mot de la carrière de François Mathet est la constance. Il fut tête de liste des entraîneurs de plat au titre du nombre de victoires pendant vingt-six ans d’affilée, de 1957 à sa mort. Une prouesse. Parce qu’il veillait avec la même attention sur le moindre de ses pensionnaires, aussi modeste soit-il. L’une de ses qualités d’entraîneur était ce que j’ai nommé « l’intelligence des engagements ». Lorsque François Mathet engage un cheval dans une course, il le fait pour gagner, conscient que chaque course est une épreuve pour l’animal qu’il a amené à la quintessence de tous ses possibles, faisant preuve « d’un soin quasi-mystique » dans sa préparation. Les turfistes lui sauront gré de ce sérieux. Il sera le seul entraîneur à être acclamé par la foule après certaines de ses victoires, qui ne sont pas nécessairement les plus prestigieuses mais certainement les plus glorieuses. Aimé des turfistes les plus humbles pour son honnêteté, détesté par certains de ses pairs pour son arrogance, François Mathet fut respecté de tous.

Son palmarès est exceptionnel : plus de quatre mille victoires, dont cent dix-huit classiques. Évoquer ses victoires emblématiques ? Il y en a tant. Celle du Prix du Jockey Club en 1977 qui ouvre la biographie défait une malédiction avec un cheval promis à l’abattoir ; celle de Sassafras en 1970 à l’Arc-de-Triomphe consacre le triomphe d’un cheval discret qui bat l’un des pur-sang légendaires du siècle. Mais je préfère laisser la parole à François Mathet. Lorsqu’on lui demande de citer sa victoire préférée, il répond : « Le second Arc de Tantième, et la victoire du quotidien parce qu’elle prouve que l’on dure. »

La transmission de cette expérience que nous venons d’évoquer, cette fois vers ses deux enfants, Melchior et Hubert, occupe une place sensible dans cette biographie. Sur ce sujet tellement complexe Theresa Révay écrit : « La transmission d’un père à son fils peut donc triompher de toutes les réticences ». Nathalie Mathet, que pouvez-vous nous dire de l’image laissée par cette figure tutélaire qui se résumerait brillament par ces mots : « Quarante ans plus tard, Hubert Mathet se souvient des paroles et des gestes de son père comme si c’était hier » ?

NM : Si François Mathet dit un jour à son jeune fils Melchior : « Tu vois, j’ai construit un petit empire et ce serait bien qu’on continue ensemble », et si Hubert fut un talentueux gentleman-rider, la mort inattendue de leur père alors qu’ils n’avaient que 19 et 21 ans empêcha toute transmission formelle. Restent des souvenirs, des phrases, des cahiers. Melchior et Hubert ont une mémoire aiguisée de leur père. Les archives publiques et personnelles, écrites ou orales, de même que l’empreinte laissée par François Mathet dans le monde des courses retracent sa destinée unique. Plus que tout, Theresa Révay les a racontées avec honnêteté et s’il y a une transmission, c’est bien La Course parfaite qui l’assure.

Chère Theresa Révay, à la fin de votre livre, vous dressez un portrait complet et complexe de François Mathet. L’énumération de ses qualités et de ses défauts fuse comme un feu d’artifice d’antinomiques : « colérique et souvent odieux, incisif et fascinant, travailleur, follement courageux, égoïste, etc. » Cela m’amène à vous demander en conclusion, quel est, selon vous, l’héritage laissé par cet homme unique sur le monde du turf, « ce monde de seigneurs » et sur son époque ?  

TR : François Mathet s’impose comme une légende dans le domaine du Turf où il a choisi d’exceller. Parce que son caractère singulier le distingue, que son palmarès est unique, que ses combats et son franc-parler ont marqué ce « monde de seigneurs », il est incontournable. La trajectoire de vie qu’il a su imposer envers et contre tout suscite le respect. Il reflète également une France éternelle par son tempérament et par sa traversée de ce XXe siècle qui fut celui de toutes les ruptures. « Je suis un paysan », dit-il au comédien Alain Delon, dévoilant ainsi une aspiration secrète. Un paysan, c’est quelqu’un de la terre. Un homme debout. Un homme vrai. François Mathet incarne davantage que lui-même, aussi bien par ses qualités que par ses défauts et ses fêlures. Il est profondément humain parce qu’il est imparfait. C’est en cela qu’il ne laisse personne indifférent et qu’il m’a touchée, moi, en plein cœur.

Propos recueillis par Dan Burcea©

Theresa Révay, La course parfaite – François Mathet Portrait du maître-entraîneur, Éditions Tallandier, 2021, 448 pages.

Les photos qui illustrent cet article nous ont été mises à disposition gracieusement par Madame Nathalie Dietz Mathet que nous remercions.

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