Rentrée littéraire janvier 2022 – Dima Abdallah pour son roman « Bleu nuit » : « Ma mémoire n’est jamais autant en ébullition que quand j’écris »

 

Bleu nuit est le deuxième roman de Dima Abdallah publié chez Sabine Wespieser Éditeur. Ceux qui la connaissaient déjà par son admirable premier roman, Mauvaises herbes, publié en 2020 chez le même éditeur, serons conquis par ce nouveau récit placé cette fois sous le signe d’un équilibre précaire au-dessus « des abysses de la mémoire ». Le monologue intérieur dont fait usage son personnage fait naître un dramatisme comme un jaillissement thématique multicolore lié au déracinement et à la permanence, à l’oubli et à l’obsession mémorielle, à la révolte et au renoncement, aux rituels de passage vers l’âge adulte et à la nostalgie de l’enfance, mais surtout à ce bleu nuit, couleur de passage et de frontière. Le style de Dima Abdallah est d’une envoutante poésie qui transfigure les souffrances et les blessures du monde en un hymne « tragique et beau à la fois ».

Chère Dima Abdallah, permettez-moi de m’arrêter avant tout sur ce que j’appelle en introduction l’envoutante poésie de votre langage. De nombreuses métaphores tentent d’adoucir par leur beauté et leur pudeur, la laideur et la dureté du réel. Quelle place accordez-vous à cette capacité de transfiguration qu’opère le langage sur le réel ? Plus généralement, que représentent pour vous les mots pour dire mais aussi pour taire les maux qui hantent vos personnages ?  

C’est vrai que mes lecteurs me disent toujours que mon écriture est proche de la poésie. Évidemment que j’accorde une grande importance à la poésie dans mon écriture. Ce n’est pas tant une décision, c’est ma manière d’écrire, c’est cette langue-là qui m’habite avant même que je me mette à écrire. Je ne pense pas des idées pour mes romans avant de les écrire, c’est déjà des phrases, des paragraphes, un rythme, une voix, de la littérature en somme. Quant à la poésie qui adoucit la laideur et la dureté du réel, je ne sais pas trop. En réalité ma sensibilité me fait ressentir de manière exagérée aussi bien la violence ou la laideur que la beauté et la poésie. Le monde est tout cela à la fois, et vu que mon écriture interroge notre rapport au monde elle est dans cette ambivalence. J’accorde une grande importance aux mots, je suis une amoureuse des mots justes et de l’économie de bavardage, mes personnages sont un peu à mon image, ils sont à la fois murés dans le silence car c’est des personnages en marge mais ils sont habités par la littérature et ils écrivent d’ailleurs.

Mauvaises herbes, votre précédent roman, est construit sur le couple père-fille. Bleu nuit est plutôt axé sur la relation mère-fils, le père étant absent, en tout cas faisant un très court passage dans le récit. Quelle perspective nouvelle ouvre cette construction narrative en miroir avec la précédente dans votre univers narratif ?

La place de la mère est effectivement très importante dans Bleu nuit et on ne le découvre vraiment que dans le dernier tiers du roman. On se demandera à la fin du roman si cette figure maternelle, très en marge de la société dans laquelle elle vit, a sauvé son fils ou l’a achevé. Mon personnage est un homme qui est hanté plus généralement par les femmes de sa vie, celles de son enfance, dont sa mère bien sûr, et la seule femme qu’il ait aimée. C’est un homme dont la semaine est rythmée par des interactions tendres avec des femmes du quartier auxquelles il s’attache. En réalité il va à la rencontre de lui-même et de son histoire en allant vers ces femmes qui sont elles aussi complètement en marge. C’est un homme qui est dans le deuil d’une femme, d’une mère, et d’une vie entière en réalité. On comprendra petit à petit l’importance de la figure maternelle. On découvrira que, abandonné par son père et entouré de femmes, cet homme a un rapport très problématique avec l’image clichée qu’on se fait d’un homme et avec ce que socialement on peut exiger d’un homme. Mais oui, on comprendra au fur et à mesure que le plus grand deuil de sa vie est celui de sa mère dont il ne se remettra jamais.

Le titre de votre roman, Bleu nuit, est une métaphore à multiples résonances dont la plus saisissante est celle du passage de la vision diurne à la vision crépusculaire. Comment expliquez-vous votre choix et quelle est la symbolique que vous avez souhaité à transmettre à votre roman ?

Si la mémoire de mon personnage devait avoir une couleur ce serait le bleu. Il est submergé sans cesse par cette couleur. Quand au bleu nuit c’est une couleur qui a marqué sa rétine au fer rouge à un moment précis de sa vie où tout a basculé. Encore plus que le souvenir de cet évènement qui l’a marqué à tout jamais, en lui est incrusté la couleur du ciel un peu avant l’aube qu’il a trouvé si belle ce jour-là. Par ailleurs, cette couleur est d’une poésie et d’une mélancolie qui me parle. C’est une couleur à la fois sombre comme mon personnage mais la lumière s’y devine comme celle de cet homme sensible à la lumière magique, poétique, présente dans les petites choses de la vie. C’est une couleur romantique, mystérieuse et ambivalente comme mon personnage

Après la mort d’Alma, la femme qu’il a le plus aimée, votre héros décide de jeter les clés de son studio parisien dans un caniveau et de vivre parmi « les habitants des trottoirs », comme il les appelle, sans vraiment y être parmi eux. « Je n’habite nulle part. Je suis de passage ». Quel désespoir envahit cet homme pour qu’il se jette au large de cette immensité urbaine ? Comment qualifieriez-vous ce saut dans l’abîme qu’il consent de manière résolue et définitive ?  

Ce n’est pas tant une décision. Cet homme est enfermé, cloitré dans son appartement depuis des années. Il s’interdit même la musique pour tenir à distance ses émotions. Il multiplie les rituels, les tocs, les tics pour tenir ses fantômes en laisse. Il est dans un enfermement et dans une souffrance extrême. Quand il apprend la mort d’Alma, cette émotion, cet électrochoc, prend le dessus sur tout le reste, il n’y a plus que ça dans sa tête et il sort de son appartement et se jette à la rue comme on se jette d’un pont. Quand il constate une fois dehors que ses angoisses l’ont abandonné pour un temps, il décide de rester à la rue sans aucun plan en tête si ce n’est « mourir et renaître ». Il s’abandonne à la rue dans l’espoir d’y « mourir », il saute dans l’abîme et bien sûr qu’inconsciemment, en plus d’une délivrance, il y voit une pénitence  

À travers ses multiples pérégrinations et ses nombreuses rencontres, il se laisse se découvrir petit à petit à soi-même. Des souvenirs ressurgissent, les uns plus douloureuses que d’autres dont celle, inscrite dans sa mémoire par ces paroles laissées en héritage par son père avant sa disparition : « Sois un homme mon fils ». « J’avais quatorze ans – dit-il. 1975. Je ne savais pas ni pourquoi il partait, ni ce qu’il attendait de moi, mais sa phrase ne m’a jamais quitté. » Sommes-nous devant la double blessure, celle d’un testament trop lourd pour son âge d’un côté, et, de l’autre, de l’absence définitive de modèle que ce père aurait pu incarner et que d’autres le feront à sa place ?

Oui, cette phrase est très importante. Son père lui dit ça en le surprenant entrain de pleurer. Il ne lui demande pas pourquoi il pleure, il le leste de cette injonction qui va le hanter à tout jamais. « Sois un homme, mon fils », Une phrase qui pourrait être l’une des plus belle au monde et l’une des plus terrible selon ce qu’on entend par là. Mon personnage va porter cette phrase toute sa vie comme le plus grand des fardeaux et ne pourra jamais trouver, justement, sa place d’homme dans ce monde. J’ai beaucoup de tendresse et d’empathie envers les hommes et la pression sociale qu’on fait peser sur leurs épaules avec des modèles de virilité et de réussite que je trouve d’une violence horrible. Mes deux romans posent cette question du comment être un homme dans ces sociétés violentes où il est très difficile de trouver sa place et son identité. C’est aussi pour tout cela que mon personnage est dans une telle souffrance et qu’il va à la rencontre seulement de femmes qui font ressurgir des souvenirs d’autres femmes qui ont compté pour lui.

La mémoire de votre héros réagit comme un papier sensible à la lumière et aux couleurs, au odeurs et aux goûts des plats de l’enfance, aux changements et aux caprices du ciel, à la beauté et à son assombrissement. Je vous propose d’essayer de déchiffrer ensemble quelques-uns de ces aspects thématiques qui traversent votre roman. Prenons d’abord l’oubli. Quel sens donner à cette phrase antinomique : « Oublier, c’est y penser tout le temps », alors que nous savons dès le début du roman que le but de son aventure est justement l’effacement de la mémoire ?

Mon personnage livre une guerre sans merci à sa mémoire mais le lecteur n’est pas dupe. C’est une entreprise évidemment vouée à l’échec. L’oubli est un acte inconscient et il suffit de se dire il faut que j’oublie pour être déjà entrain d’y penser. Bien sûr que mon personnage utilise tout ce qu’il a comme outils dans cette guerre à la mémoire mais les souvenir rejaillissent sans cesse, surtout au contact de ces femmes qui lui témoignent de la tendresse et disons-le de manière plus générale de l’amour. Je crois que l’amour est ce qu’il y a de plus redoutable quand on veut s’oublier, il est presque synonyme de mémoire. En plus de cette tendresse redoutable et quotidienne que mon personnage « subit », il écrit, il tient un carnet. Or, l’écriture est par essence synonyme de mémoire. L’histoire, et donc la mémoire des hommes, nait avec l’invention de l’écriture. Ma mémoire n’est jamais autant en ébullition que quand j’écris.

« Tous les prénoms finiront bien par crever » – nous dit votre héros. Cet effacement mémoriel n’a rien d’un exercice amnésique. Le lecteur occidental est obligé à faire un examen d’orthographe qu’il ne connait pas. Enlever chaque lettre d’un prénom, comme le dit votre personnage, renvoie à l’écriture qui cultive la sémantique d’ensemble, comme le font les langues sémitiques dont l’arabe qui est sa langue maternelle. Que pouvez-vous nous dire de ce processus d’érosion, d’effacement de l’âme de la personne par l’abrogation de son prénom ?

Les prénoms tiennent une place très importante dans le roman et on le découvre encore plus à la fin du roman où le narrateur révèlera un prénom en particulier qui le hante jour et nuit. Les prénoms des femmes qu’il rencontre riment avec le prénom de son Alma disparue et ce n’est bien sûr pas un hasard. Il y a plusieurs facteurs qui lui font choisir ces femmes et s’y attacher mais le prénom à une grande importance. Les femmes dont ils se souvient, au contact de ces femmes rencontrées dans la rue, ont aussi des prénoms en « a » et nous emmènent de l’autre côté de la méditerranée où les prénoms en « a » sont très répandus. Et puis Emma, Ella, Martha, Carla, sont des prénoms qui sont très largement usités de nos jours par les Français mais qui ont des origines méditerranéennes.

Cet homme dit qu’un prénom c’est redoutable, que c’est ce qu’il y a de plus difficile à effacer quand on veut oublier quelqu’un et quand on y pense c’est vrai. Notre prénom nous survit longtemps et évidemment que ses tentatives d’effacer les prénoms de sa tête sont complètement stériles.

Permettez-moi de revenir à la relation père-fils que nous avons évoqué plus tôt. Parlons cette fois de ce que j’appellerai le besoin d’un père de substitution. Qui va incarner ce rôle et comment va-t-il influencer le devenir de l’adolescent privé de sa figure tutélaire du père ?

En l’absence de son père, le père de substitution, le modèle qu’il se résout à prendre en exemple est son oncle maternel, mais je n’en dirai pas plus car ce serait gâcher le plaisir et le cheminement de l’intrigue pour le lecteur.

Nous arrivons inévitablement à la relation mère-fils. Sans trahir le suspense de votre récit, que pouvez-vous nous dire de cette relation tellement forte et essentielle entre les deux ? Je rajoute ici les figures des deux grand-mères.

C’est un homme qui a grandi entouré de femmes et la figure maternelle, encore une fois, est primordiale dans le roman mais c’est très difficile d’en parler sans trop en révéler. Disons que sa mère était une personne en marge, à côté, qui ne ressemblait pas aux autres femmes et mères du village où il a grandi. C’est en très grande partie par l’éducation qu’elle lui a donné et qui n’est pas « adaptée » à ce monde violent dans lequel on vit qu’elle a fait de lui aussi un homme en marge, différent des autres garçons, puis plus tard des autres hommes. Elle a fait de lui le solitaire puis l’exilé intérieur. Quant aux grands-mères et aux tantes, il en garde des souvenirs très heureux et très poétiques, qui ressurgissent ponctuellement au contact des femmes qui lui témoignent de l’affection dans la rue. Ce sont des souvenirs heureux, toujours, qui ressurgissent mais ça n’en est pas moins douloureux, car ce qui est beau est perdu et c’est un homme dans le deuil de cette enfance perdue.

Vous attribuez de manière imagée au monde de bitume et des trottoirs dans lequel vit désormais votre personnage des ressemblances marines, celles d’une étendue qui l’engloutit tout en lui promettant la délivrance à ces douleurs aiguës et permanentes. Il vit en fait un double exil, à la fois d’avoir quitté son pays et de vouloir s’évader de sa propre identité. Que pouvez-vous nous dire sur ce thème présent aussi dans votre premier roman ?

Il veut se noyer dans le bitume comme on se noie dans la mer pour ressusciter vierge de tout mais évidemment que la mémoire en ruine de mon héros n’est pas « soluble » dans la rue. Ni la perdition, ni le bitume, ni la drogue ou l’alcool ont ce pouvoir magique de tuer nos fantômes.

L’exil intérieur, la solitude et la perte, il est vrai, sont des thèmes majeurs dans mes deux romans. J’interroge cette difficulté à s’ancrer, que ce soit géographiquement ou psychologiquement et socialement. Cette difficulté à trouver une place, à appartenir au monde dans lequel on vit. J’interroge cette relation, ce dialogue entre l’individu et son environnement. Il est vrai que dans les deux romans il y a un vrai exil géographique, concret et violent, mais je crois que mon écriture interroge plus cet exil intérieur que l’exil géographique. Finalement, dans Bleu nuit, ces femmes des rues de Paris, exilées dans leurs propres sociétés et même dans leurs propres corps, ne sont pas plus en paix avec ce monde que mon personnage qui a vécu un exil géographique. On dit souvent que les écrivains ont des obsessions et je crois que cette difficulté à appartenir au monde et à dialoguer avec lui est au centre de mes interrogations.

Je ne peux pas m’empêcher de vous parler de Minuit. Pourquoi avez-vous voulu ouvrir l’espace narratif de votre récit à cette chienne, présence touchante, fidèle, intelligente, vrai ange gardien de l’homme errant qu’est devenu votre héros ?

Je crois qu’il est important d’aimer ses personnages. J’aime beaucoup Minuit, comme j’aime mon narrateur. Minuit c’est l’histoire d’une tendresse, d’une amitié, dans l’obscurité, le froid et la solitude. C’est une lumière bienveillante dans les ténèbres. Minuit veille la tombe d’une petite fille la journée, symbole d’une enfance perdue, et mon narrateur la nuit. Elle le rejoint toutes les nuits, où qu’il soit, à minuit pile. Cette amitié, cette bienveillance, de Minuit, est aussi là pour mettre encore plus en évidence l’extrême solitude de mon personnage. Minuit est ce qu’il a de plus cher au monde, le seul être vivant avec lequel il a crée un vrai lien d’amour depuis une éternité.

On ne peut pas terminer notre discussion sans évoquer la figure d’Aimée, cette « dormeuse du val », cette femme des rues dont la fragilité devient le symbole même de notre condition humaine. Les pétales tombantes des fleurs de châtaignier qui couvrent son grabat sont l’image de la beauté qui sauve. Que pouvez-vous nous dire de la « mémoire poétique » que vous empruntez à Kundera pour réaffirmer la force salvatrice de la poésie contre la laideur et la dureté du réel que nous évoquions tout au début de notre conversation ?

Je ne sais pas si la poésie a une force salvatrice. Je crois plutôt que la laideur et la beauté, la violence et la poésie, cohabitent. Mon personnage est à l’image de la vie, sombre et lumineux à la fois.

Quant à Aimée, elle est le « point final », si j’ose dire, de la rue. C’est le pouvoir maléfique de la rue d’avaler, de faire disparaitre, de tuer. Mais quand mon personnage passe à côté d’elle après un orage, il voit sa couverture recouverte de pétales de fleurs et ça le bouleverse. Un souvenir doux et douloureux à la fois lui revient : il entend sa grand-mère lui chanter une berceuse. Un chant réconfortant pour bercer Aimée dans son sommeil.

Kundera dit qu’il se trouve dans notre cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la « mémoire poétique » et qui emmagasine toutes les choses qui nous ont touchés, émus, et tout ce qui donne à la vie sa beauté. Mon personnage dit que cette mémoire poétique est en interaction permanente avec les autres zones de la mémoire et qu’il n’y a rien qui ravive mieux tous les souvenirs que la poésie des petites choses de la vie. Il dit que cette mémoire poétique est le soupirail par lequel tout ce qu’il a vécu est entré en lui. C’est pour cela qu’il suffit d’une pomme pour convoquer un verger en fleur perdu et de fleurs de marronnier tombées sur Aimée pour que le chant magique de la grand-mère s’invite en lui. C’est pour cela aussi qu’il est hanté par un bleu nuit sublime d’une certaine nuit sans lune.

Propos recueillis par Dan Burcea©

Photo de Dima Abdallah : © David Poirier

Dima Abdallah, Bleu nuit, Éditions Sabine Wespieser, janvier 2022,  232 pages.

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