Avec La vie que tu t’étais imaginée (Gallimard, janv. 2020), Nelly Alard pose une question centrale sur ce l’on pourrait appeler la force même de l’écriture et de la littérature en général, celle « de donner une forme et un sens à une réalité qui, sans elle, n’était que chaos ». De quoi s’agit-il et comment accomplit-on ce travail d’équilibriste capable « d’enjamber les trous [laissés par la réalité] et de manier les ellipses » ? En replongeant dans l’histoire incroyable de la vie d’une star oubliée de Hollywood, Elissa Landi, la romancière française touche une cible encore plus mystérieuse, celle de sa mère, la comtesse Karoline Zanardi Landi qui serait la fille illégitime de Sissi, l’impératrice d’Autriche. À cela, Nelly Alard rajoute son autobiographie en forme de compte rendu d’une enquête soutenue sur les traces de trois générations de ces personnages. Ce résultat prodigieux invite le lecteur à une expérience passionnante qui le tient en haleine jusqu’aux dernières pages.
Comment avez-vous décidé d’écrire ce roman ?
L’écriture, pour moi, naît du désir de raconter une histoire. J’ai été comédienne avant d’être écrivain et tout naturellement je me suis mise à l’écriture par des pièces de théâtre et des scénarios. Mais cette histoire qui courait sur un siècle et deux continents, avec toutes ses ramifications, était impossible à raconter sous cette forme – j’ai pourtant fait de nombreuses tentatives, en tentant de respecter la règle des trois unités (lieu, temps, espace), en limitant le nombre de personnages, en morcelant l’histoire, en élaguant un peu partout mais j’avais l’impression de faire du bonsaï ! Pour finir j’ai dû admettre que seul un roman me donnerait l’espace et la liberté nécessaire pour la raconter, et surtout faire sentir ce qui m’intéressait le plus : les échos entre les différents personnages et les différentes histoires qui le composent. D’où ce gros roman de 460 et quelques pages.
Qu’en est-il de votre travail de documentation ?
Il ne s’agit pas de travail … Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au mystère de « l’enfant de Sassetôt » absolument rien n’avait été écrit sur le sujet, à part une note en bas de page dans la biographie de Corti, et un chapitre dans un livre écrit par la nièce de l’impératrice que j’avais trouvé chez un bouquiniste. Sur Elissa Landi, il n’existait aucune biographie – à peine était-elle mentionnée dans certaines encyclopédies du cinéma – et ses films étaient introuvables. Seulement, au début des années 90, il y a eu l’apparition d’Internet, et comme je l’écris dans le livre « Tel l’océan après un naufrage, ramenant sur le sable des trésors qu’on croyait disparus, Internet déposait régulièrement à mes pieds » des livres depuis longtemps épuisés, des films disparus, un album de « fan » qui avait collectionné des coupures de presse sur Elissa Landi…. Et enfin, les réseaux sociaux m’ont permis de retrouver la trace de la fille d’Elissa, que je suis allée voir à New York et qui a mis à ma disposition toutes ses archives familiales. Rien de tout cela ne m’a demandé beaucoup d’effort, juste une certaine obstination… C’est le temps qui a fait son œuvre, mais –pour une fois – dans le bon sens.
Pourquoi avoir voulu écrire un « anti-Sissi, un portrait à charge » contre ce que vous appelez le travail insidieux de la mystification faite de l’Impératrice d’Autriche par les films d’Ernst Mariscka dans les années ’50 ?
À la différence de la plupart des petites filles, j’ai découvert le personnage de Sissi par la lecture. Celle des livres de Michel Manoll, puis ceux d’Egon Corti, de Paul Morand … J’ai donc su très tôt que sous la « Sissi » des films avec Romy Schneider se cachait un personnage autrement plus complexe et que je trouvais beaucoup plus intéressant. La propre nièce de l’impératrice, Marie Wallersee, la décrit dans ses livres comme une sorte de femme fatale à la vie amoureuse intense, et l’histoire de l’enfant de Sassetot (un enfant illégitime né secrètement en Normandie) corroborait cette version. Je trouvais amusant d’écorner le mythe, sans bien sûr prétendre que ma version soit la vérité, seulement une autre fiction possible.
Vos recherches vous conduisent vers l’incroyable descendance impériale des trois générations des femmes Zanardi Landi – Karoline-Elissa-Caroline. Combien de temps et de persévérance vous ont-ils fallu pour essayer de démêler l’histoire ? Quel a été le moment le plus fort dans cette enquête ?
La phase de documentation, comme je l’ai dit plus haut, a duré une bonne trentaine d’années. Mais rassurez-vous, je n’ai pas fait que ça ! Le moment le plus fort de cette enquête a été, sans aucun doute, ma rencontre avec Caroline Thomas, la fille d’Elissa Landi ; et surtout l’instant où j’ai compris qu’elle était convaincue que sa grand-mère était vraiment la fille de l’impératrice, et que la preuve se trouvait dans la masse de cartons contenant les archives familiales qu’elle n’avait jamais ouvert…
Comment interpréter la phrase centrale de votre roman Quand on ne connait pas sa mère, on ne comprend pas le sens de la vie ? Peut-on dire qu’elle est à la fois le thème et le moteur de toutes vos recherches et de votre travail d’écriture ?
En ce qui me concerne, heureusement, je suis très proche de ma mère et j’ai l’impression de la connaître assez bien. Cette phrase dans le livre est prononcée par Caroline, dont la mère (Elissa Landi) est morte alors qu’elle n’avait que quatre ans, qui n’a aucun souvenir d’elle, et qui souffre encore aujourd’hui de cette absence. Faire d’Elissa un personnage de roman était le meilleur moyen de la « raconter » à sa fille et surtout de la lui rendre vivante, me semble-t-il. Combien de personnes de son entourage connaît-on aussi bien que les personnages des romans qu’on lit ? C’est une réflexion que je me suis faite souvent, et que je trouve assez troublante.
Passer à la première personne vous permet de donner la parole à votre narratrice dans une double superposition narrative : celle avec votre héroïne, mais également avec vous, comme un alter ego évident. Pourquoi ce jeu photographique négatif-positif entre elles et qu’y a-t-il de vous-même dans cette partie du roman ?
La narratrice, c’est bien évidemment moi, et tout est vrai. Le jeu de miroir entre Elissa Landi et la narratrice (c’est-à-dire moi) est au cœur du projet de ce livre : le récit de ma carrière d’actrice ratée prépare celui, triomphant, des premières années d’Elissa Landi à Hollywood – mais tous deux se terminent par la même désillusion, et la réalisation qu’écrire des romans est beaucoup plus épanouissant, et essentiel, que jouer la comédie…
Diriez-vous en guise de conclusion que la réplique culte tirée du film « L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford Si la fiction est meilleure que la réalité, préférons la fiction est toujours d’actualité ?
Si l’être humain a tant besoin de se raconter des histoires, c’est que . Dans la vraie vie on ne comprend pas toujours ce qui nous arrive, ni pourquoi on agit de telle ou telle façon, tandis que dans un film ou un roman, si on ne comprend pas les motivations d’un personnage, on s’en désintéresse, « on n’y croit pas ». Dans la vie il arrive constamment des choses invraisemblables, dans la fiction c’est rigoureusement interdit. En cela, oui, la fiction est meilleure que la réalité. De plus, comme je l’ai dit plus haut, le roman vous permet d’entrer dans la tête de gens qui ne sont pas vous, de connaître leur façon de penser, et ainsi d’atteindre à une « vérité » des autres qui échappe le plus souvent dans la vraie vie, où l’on a déjà du mal parfois à se comprendre soi-même…
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo Francesca Mantovani, Gallimard
Nelly Alard, La vie que tu t’étais imaginée, Editions Gallimard, 2020, 464 pages.