Interview. Sarah Barukh : «D’un point de vue métaphorique, cette histoire est celle d’une liberté que l’on reprend sur la vie, d’un envol»

Paris, France. 7 Septembre 2016 SARAH BARUKH

 

 

En publiant Envole-moi, Sarah Barukh donne le droit à la parole à toute une génération de collégiens du 19e arrondissement de Paris qui, 25 ans après, continue à s’interroger sur les modalités qui pourraient les aider à franchir la frontière de l’adolescence et réussir leur entrée dans l’âge adulte. La quête de sens ne sera pas facile pour Anaïs, son héroïne. Remonter en toute impunité le temps, et descendre vers “les relents du passé” a un prix qui va s’avérer très lourd pour elle et pour Marie, sa sœur de cœur. Ce récit bouleversant et vrai est une interrogation saisissante sur ce que l’adolescence a de plus sensible et de fragile et sur l’effort que nécessite toute réparation d’une âme souffrant d’une profonde sécheresse d’amour.

Comment est né votre roman?
J’ai commencé à l’écrire il y a trois ans environ, à Nice, en me dirigeant vers le phare. Un trajet que j’ai repris d’ailleurs dans le livre… je faisais le point sur ma vie, son sens et je m’étais dit que ce que j’étais alors était le fruit de ce que j’avais vécu enfant puis adolescente, que j’avais inlassablement tenté de combler les brèches de cette période alors qu’elle était pourtant loin derrière moi. Étais-je vraiment moi-même si je ne faisais que réparer un moi en devenir évanoui depuis plus de vingt ans? Est née alors cette idée de deux amies d’enfance, deux faces d’une même médaille, qui pour aller de l’avant, s’envoler, vont devoir se libérer ensemble du passé.

Dans quelle mesure des éléments autobiographiques (cités à la fin du livre) s’interfèrent dans votre roman, à la fois dans l’histoire que vous racontez et dans la construction de vos personnages ?
Je ne sais pas pour les autres auteurs, mais je crois que l’on écrit toujours avec ce que l’on est et que chacun a sa vérité. J’ai vécu certaines choses de cette façon et peut-être que d’autres les verront autrement… Ce qui m’importe lorsque je réfléchis à une histoire, c’est qu’elle soit suffisamment ancrée dans mon réel pour que l’imaginaire brode, sûr  de lui, autour. Je suis donc bien incapable de vous dire exactement ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.

Pourquoi avoir choisi pour votre roman le titre d’une chanson de JJ Goldman ?
Lorsqu’Anaïs et Marie sont adolescentes, la musique tient une place déterminante dans leur vie. Au collège, où elle permet de se faire accepter dans leur établissement du 19e arrondissement de Paris, de montrer qu’en connaissant tel titre on mérite d’appartenir à tel clan, celui des « cool » de préférence. Elles maîtrisent donc pas mal le rap, mais une fois à l’abri dans leur chambre à la cité, celui qui a leur préférence est Jean-Jacques Goldman, sa douceur, sa profondeur, ses mots. Envole-moi qui parle justement d’une émancipation des HLM et de la vie grise qui les accompagne, est devenue leur hymne… et d’un point de vue métaphorique, cette histoire est celle d’une liberté que l’on reprend sur la vie, d’un envol, qu’elles vont chacune s’aider à obtenir…

Comment résumer l’histoire d’Anaïs et Marie – qui jouent aux Thelma et Louise ? Comment définiriez-vous ce couple d’amies, si proches et pourtant si différentes l’une de l’autre ?
Je crois que cette amitié fusionnelle est le propre des amitiés adolescentes où l’on a tant besoin de l’autre pour échapper à ce corps qui nous trahit, à nos repères d’enfants qui disparaissent. Face au vide de ce monde effrayant, on se raccroche à ceux qui nous reconnaissent. Et l’on a beau ensuite tracer sa route, devenir soi, il demeure un élastique qui peut nous ramener en un rien vers ces amitiés et les souvenirs associés… C’est ce que vit Anaïs en retournant dans son quartier d’enfance pour retrouver Marie. Tant de choses rejaillissent, tout ce qu’elle a cru enfouir émerge et le vase déborde…

Plusieurs interrogations traversent votre livre.
La première est en fait une interrogation sur la normalité de la vie. “Pourquoi on n’est pas normaux?”, se demande Anaïs, votre narratrice, dans une tentative de comprendre les secrets qui lient sa vie de celles de ses amis. Que veut dire cette “normalité” pour le monde que vous décrivez ?
Je crois que l’humanité a besoin de repères pour justifier sa place absurde dans le monde. « Qu’est-ce que je fais là? Qu’y aura-t-il après moi? Comment réussir ma vie? », sont des questions qui hantent beaucoup et qui parfois vous font dévier de ce que vous êtes… En cherchant à entrer dans une norme, on est forcément extérieur à soi… C’est le cas d’Anaïs qui a beau tout avoir pour être heureuse, elle ne peut se résoudre à apprécier la vie car elle n’arrive pas à devenir maman. La norme de la maternité est terrible pour les femmes. Comme si seul un enfant donnait du sens… Et quand on ne peut pas en avoir alors, que fait-on ? Je crois que chaque vie, chaque personne vaut pour ce qu’elle est et pas en dépendance avec les autres ou l’idée que l’on s’en fait.

Peut-on croire ou espérer le bonheur, alors que la vie exige de se tenir en équilibre et “marcher au bord du précipice”, comme le fait Anaïs ?
Tout dépend de votre définition du bonheur… S’il s’agit du combat pour se satisfaire de ce que l’on a, oui, autrement Anaïs vous attend sur la falaise!

A-t-on une chance de comprendre le sens de la vie “en courant après les signes au lieu de plonger en soi-même?
Pour certains, la plongée en soi passe par une étape d’appréciation des signes. Ou plutôt de ce que l’on croit être des signes, car déceler des signes est une interprétation et chaque interprétation révèle quelque chose de nous donc c’est déjà une quête de soi si l’on tente de l’analyser…

Quel sens donner au verbe aimer qui souvent dans leur cas de vos deux héroïnes est mélé depuis toujours à un amour-rivalité ?
Je crois que cette question concerne absolument tout le monde! Qu’est-on prêt à endurer par amour ? A quoi est-on prêt à renoncer par amour ? Combien de temps l’amour véritable dure-t-il? Quand le remplace-t-on par l’habitude ou la tendresse? Je vous avoue que je n’ai pas de réponse à cette question à part peut-être de s’écouter… La réponse est bien souvent en soi. Stop ou encore? Et pour Anaïs et Marie qui s’aiment comme des sœurs mais se détestent aussi comme des sœurs, la compétition les met à rude épreuve. L’une est sublime l’autre est brillante… À celle qui réussira à conquérir le monde en premier… Quand elles se retrouvent, leurs espoirs d’enfant si grands les ont mis en échec, la désillusion est terrible, et ne reste que l’amour pour réparer peut-être…

Le temps transforme non seulement les personnes mais aussi les époques, les moeurs, les valeurs. Vous décrivez avec pertinence les changements des perspectives sociales lorsque des valeurs c omme celle de la religion prennent un virage dangereux. L’épisode d’Anissa est ici révélateur.
Oui. Je crois vraiment que lorsque j’entrais très jeune, au début des années 90, nous avons connu en France une période de calme relatif, avant que la religion ne s’invite de nouveau et divise la société en d’innombrables communautés rivales… Dans mon roman, une élève de 13 ans arrive avec un voile à l’école, et son exclusion sans autre explication déclenche une vague de haines et de violence. Bien sûr, dans ce quartier où vivent beaucoup d’immigrés, où règne la pauvreté, on comprend que l’explosion était sous-jacente, mais cet étincelle va bouleverser les codes, et en l’occurrence, les vies d’Anaïs et Marie.

Diriez-vous, pour conclure, que l’on ne quitte jamais son âme d’enfant et que ce qui nous définit par dessus tout est l’amour que nous recevons, surtout l’amour maternel, et qui nous aide à grandir? Sinon, comment expliquer tant de blessures dont souffrent vos personnages ?
Jean-Jacques Goldman a écrit une chanson pour Céline Dion qui dit « on ne change pas, on met juste les costumes d’autres sur soi ». Je crois qu’en effet la vie d’adulte au départ se résume à enfiler des couches protectrices pour se fondre dans la masse, la norme, s’éloigner de la différence qui fait si mal… Et bien souvent, un événement arrive qui nous fait comprendre que cette vie est la seule que l’on a, et que l’on ferait bien d’essayer d’être nous-mêmes pour ne plus vivre la vie de quelqu’un d’autre… C’est ce que von t comprendre mes héroïnes à travers ce voyage improvisé et libérateur. Cet envol finalement, c’est réussir à être soi envers et contre le monde autour…

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo: Capucine Bailly

Sarah Barukh, Envole-moi, Editions Albin Michel, 2020, 304 pages.

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