Sophie Marie Dumont : Roseline et les fleurs sauvages (nouvelle)

 

Le bonheur est un piège dans lequel je viens de tomber. Il y a quelques mois à peine, nous habitions encore une maison bordée d’un terrain aux herbes hautes. Je dis « nous » car nous formions un couple, Alex et moi. Après le confinement, nous avons décidé de déménager à la campagne et quitter notre appartement citadin. Alex était commercial dans le médical. Moi, j’ai démissionné de mon poste de secrétaire pour devenir femme au foyer. Alors, en attendant notre premier enfant, j’ai pris l’initiative de transformer le terrain aux herbes hautes en un jardin à l’anglaise à la fois sauvage et rangé. Armée de quelques outils, et de tout mon amour, j’ai composé ce jardin comme d’autres composent des mélodies. Alex m’avait assez répété que je ne savais rien faire. Alors, dans un grand élan, je me suis mise à jardiner en demandant conseil au pépiniériste du bout de la rue. J’ai réalisé un plan avec les différentes expositions, les zones ombragées et les surfaces dédiées aux massifs. Il fallait tondre, arracher le lierre, tasser la terre, enlever les racines de bambous qui endommageaient les haies. Sur les conseils du pépiniériste, j’ai acheté des boutures, des arbustes et quelques graines de fleurs printanières qui promettaient une floraison rapide dans une symphonie de couleurs : primevères, pensées, narcisses. Pendant que les iris s’épanouissaient gracieusement, les clochettes précoces des fuchsias évoquaient un travail d’orfèvre. Le long de la terrasse, je créais une bordure de campanules et d’asters aux tons violacés. À cette période, travailler au jardin était, pour moi, une tâche harassante mais je voulais redoubler d’effort pour faire plaisir à Alex qui m’appelait « fleur des champs ». Chaque soir, il rentrait fatigué et ne remarquait rien, pas même ma création végétale. Lorsque j’osais le lui reprocher, il s’emportait :

– Ce n’est pas un jardin, un jardin c’est plus vaste. Reconnais que tu n’as rien foutu !

Le cœur au bord des larmes, j’ai servi le repas en silence. Au moment de nous coucher, Alex m’a enlacé, j’ai pleuré. Dehors, le vent soufflait ; un vent fort comme ses bras. À la veille du printemps, le jardin m’accaparait, je n’avais plus le temps de faire autre chose, encore moins de téléphoner à mes amis ou à ma famille. Il fallait terminer ce que j’avais commencé, prouver à Alex que j’avais la main verte. Je vivais d’amour et d’eau fraîche, négligeant mon apparence, les pieds dans la gadoue. Finalement, ma vie s’écoulait à la manière du petit ruisseau au bout du terrain. Les seringats ont été les premiers à fleurir, embaumant le jardin. Lorsqu’il y avait du vent, je passais mon temps à ramasser les feuilles qui se posaient sur la pelouse tondue par mes soins. Par beau temps, je contemplais mon jardin et les branches bourgeonnantes de fleurs sur lesquelles des abeilles butinaient. Dans un coin, je constatais la présence de quelques pissenlits, pâquerettes, boutons d’or et trèfles roses. Je décidais de les arracher mais la corole d’un pois de senteur solitaire m’a soudainement évoqué la robe de ma mère, le jour de ma première communion. Un peu plus loin, un groupe de gueules-de-loup m’a fait revivre un souvenir d’enfance. Finalement, la présence de ces fleurs sauvages me rassurait. Elles étaient libres, rebelles et excentriques comme des fleurs de talus. Ce soir-là, Alex est rentré plus tôt en claquant la porte. Il avait faim et s’est mis à trépigner dans la cuisine. En cherchant à l’embrasser, il s’est agacé, me reprochant d’être trop fleur-bleue. Après le repas, je suis partie me réfugier dans le fond du jardin, je m’y sentais bien. Le lendemain, grâce à mes dernières économies, j’ai acheté un bel abri en bois, livré dans la journée. Pour compléter le tout, j’ajoutais un rosier grimpant et une glycine blanche qui promettait une floraison exceptionnelle. Lorsque l’été est arrivé, des papillons sont venus naturellement compléter l’ensemble ; créatures graciles et aériennes. Quelques Vulcains orangés virevoltaient autour des agapanthes dont les boutons ressemblaient à des têtes d’épingles. Deux grands yeux s’affichaient sur les ailes des Paons du Jour comme des signaux codés dont le sens m’échappait. Amoureuses du soleil, des libellules bleues se posaient en vrombissant sur les berges du ruisseau où de longues digitales usaient de leurs charmes pour attirer les insectes. Le chant du merle annonçait la pluie et le passage d’oiseaux affolés précédait l’orage. A la fin de l’été, j’avais pris l’habitude d’admirer les couchers de soleil avant qu’Alex ne rentre du bureau. Seule, je regardais passer des nuages dans le ciel teinté de couleurs semblables aux asters. Je me souviens des paroles d’Alex qui blessaient à la manière de piqûres d’orties :

–Tu as fini de jardiner ? Tu procrastines ma vieille !

C’est une bourrasque qui m’a donné le signal pour courir me réfugier dans l’abri. Un sentiment de solitude ressurgissait dans ma vie, je cherchais des parades à ma souffrance. Au plus profond de mon chagrin, le jardin est devenu un ami. Un jour, j’y ai même aperçu un arc en ciel, une sorte de frontière magique et colorée. La nature ne cessait jamais de m’impressionner, elle ne me décevait pas. Mais les remarques perfides d’Alex envenimaient de plus en plus mon quotidien. Avec du recul, je crois que c’est à cette période que notre histoire a pris un autre tournant. Cela faisait des lunes qu’Alex ne m’appelait plus « fleur des champs ». J’étais devenue une bestiole qu’il sifflait à la moindre occasion. Impuissante, j’assistais à son rituel nocturne : un doigt de porto, deux et puis trois… Au moment où il poussait le son de la radio, je savais qu’il allait commencer la longue liste de ses insatisfactions mêlées aux reproches et aux regrets. Je commençais à me méfier sérieusement de celui qui habitait mon cœur depuis dix ans. Quand je regarde une photo prise de moi à cette époque, j’y vois une femme sans plus aucune estime d’elle-même. La nuit, étourdie par la tristesse, je me laissais faire lorsqu’il me triturait à la manière d’un petit animal féroce. Le matin, la rosée qui perlait sur la pelouse du jardin m’évoquait un amoncellement de larmes. L’enfant ne venait pas. Ma culpabilité et la honte se mélangeaient maintenant au chagrin et, toute la journée, je restais seule avec ma solitude. À cette saison, les fleurs de lierre ont été les dernières à s’épanouir. Les rayons du soleil scintillaient étrangement dans le feuillage des bambous pour annoncer le retour de l’automne. Il fallait couper les fleurs d’hortensias, les faire sécher pour en faire des bouquets que j’assemblais au grenier. Je taillais et ramassais tout ce qui était fané dans les plantations. Mon petit bonheur consistait à observer un hérisson passer sous le grillage à la recherche d’escargots ou à écouter le cliquetis des étourneaux cachés dans le laurier. Un soir pas comme les autres, Alex est rentré saoul. Dans la maison sombre, ses cris résonnaient sinistrement. Quand il s’est servi un verre de porto, je lui ai demandé s’il n’avait pas assez bu. Son verre a explosé contre le mur, à la manière d’un cri. Un éclat s’est planté dans mon arcade sourcilière et j’ai crié de stupeur lorsque le sang s’est mis à couler. Alex a hurlé de me taire. À l’aide de ses mains, il s’est mis à serrer ma gorge de plus en plus fort. Ma vue s’est soudainement brouillée. Cette fois, il fallait que je sois prête à affronter la tempête. Dans un élan de colère, je lui ai donné un vif coup de genoux. Ensuite, je me suis précipitée vers le jardin à l’instant même où un orage déchirait le ciel dans un grand fracas. De loin, j’ai vu Alex entrer dans l’abri puis en ressortir avec une bêche. Les fleurs ont toutes claqué leurs corolles et le flot du ruisseau s’est accéléré comme les battements de mon cœur. Dans une rage dévastatrice, Alex a tout saccagé, piétinant les bordures, écrasant les fleurs, décapitant les buissons touffus et les rosiers ; tous fauchés dans la fleur de l’âge. Dissimulée par la brume et cachée par les bambous, j’ai regardé Alex se prendre les pieds dans la guirlande électrique, branchée au pied de l’abri. D’un coup, il est tombé sur la bêche et j’ai vu son corps s’arcbouter bizarrement entre deux étincelles. Dès l’arrivée des gendarmes, j’ai expliqué ma version mais ils n’ont pas compris ce que faisait une guirlande de Noël dans un jardin humide. Du fond de ma cellule, j’attends mon procès pour pouvoir tout expliquer. Mais ce matin, je suis particulièrement heureuse. Sur le rebord de ma fenêtre, entre deux joints en béton, pousse une minuscule fleur sauvage. FIN

Sophie Marie Dumont©

 

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