Kazimierz Sakowicz, Alexandra Laignel-Lavastine, « Journal de Ponary 1941-1943 – Un témoignage oculaire unique sur la destruction des Juifs de Lituanie »

 

La publication du Journal de Ponary 1941-1943 est sans conteste un très grand événement éditorial qui enrichit le patrimoine mémorial de l’histoire de la Shoah. Il s’agit, comme son sous-titre l’indique, d’un témoignage oculaire direct de première importance dans l’histoire de la destruction des Juifs de Lituanie. Son, auteur, Kazimierz Sakowicz (1894-1944), a été le témoin oculaire de l’assassinat à Ponary de 70 000 Juifs de Wilno par des milliers de volontaires lituaniens qui avaient choisi de collaborer avec les Allemands. Le texte est présenté, annoté, traduit du polonais par l’historienne et philosophe Alexandra Laignel-Lavastine et publié aux Éditions Grasset. Ce Journal a une histoire complexe et son actualité peut à juste titre être qualifié de particulière. Comme pour tout document d’importance capitale, sa découverte s’inscrit dans ce que nous pourrions appeler les grands et rares hasards de l’Histoire.

D’abord, par la chance qui lui a permis d’exister grâce à son auteur, le journaliste catholique Kazimierz Sakowicz qui retiré dans sa maison de campagne de Ponary, a pu observer et noter pendant plus de trois ans les faits monstrueux qui se sont passés dans ce village situé près de Wilno (Vilnius). Wilno a été considérée pendant des siècles comme le « Jérusalem du Nord », « un pôle majeur de la culture juive en Europe » comme l’écrit Rachel Margolis dans la Préface de cet ouvrage. Cette citation nous offre une bonne occasion de parler du parcours exemplaire de cette femme qui s’est illustrée par son comportement héroïque de combattante dans l’Organisation unifiée des partisans juifs fondée par le jeune poète Abba Kovner, mouvement de résistance qu’elle avait rejoint à l’âge de vingt ans.

Mais le nom de Rachel Margolis est intimement lié à la découverte et à la publication du Journal de Ponary. Craignant pour sa vie, Kazimierz Sakowicz avait caché les manuscrits dans des bouteilles de limonade qu’il avait enterrées dans son jardin. Elle furent découvertes après sa mort par les voisins. Rachel Margolis les a réunies et publiées par la suite.

Dans une Introduction très documentée, Alexandra Laignel-Lavastine fixe le cadre des faits et définit de manière approfondie le caractère de ces actes et leur gravité, en les inscrivant dans le contexte historique de l’époque et en faisant ressortir son extraordinaire valeur testimoniale. Pour elle, ce journal « se présente comme la terrifiante description des méthodes de torture et de tuerie mises au point par les Allemands et les volontaires lituaniens ». À partir de 11 juillet 1941, Kazimierz Sakowicz note avec précision au péril de sa vie les tortures, les massacres et les crimes perpétrés contre les Juifs de Ponary.

L’historienne française remarque la sobriété et la précision du style de l’écriture de l’auteur de ce journal, mais surtout le fait que ce texte est sans équivalent dans l’histoire de la Shoah, étant écrit en temps réel par un témoin oculaire incontestable et incontesté.

Il relève également, comme cela a été le cas dans d’autres pays, de la complicité à ces faits horribles de la part des habitants des lieux, en grand partie des jeunes et des volontaires, ainsi qu’au voisinage des habitants qui se sont lancés dans un commerce de profiteurs au dépens des victimes dépossédées, massacrées et assassinées.

De façon plus globale, il faut préciser que le contexte historique était propice à la haine des Juifs avant même l’invasion allemande. Alexandra Laignel-Lavastine reproduit plusieurs tracts écrits et disséminés parmi la population par les nationalistes lituaniens. « Votre séjour sur la terre lituanienne, qui dure depuis cinq cents ans, s’est achevé. Ne vous bercez pas d’illusions. Il n’y a plus de place pour vous en Lituanie ! » Ce climat aboutit à la formation des groupes de répression formés de volontaires, souvent très nombreux, comme celui issu de l’Union des tireurs de Lituanie qui comptait cent cinquante hommes. Ce sont ces gens, encore une fois en grande partie très jeunes, qui se sont mis au service des troupes allemandes, surveillés à distance par les officiers SS.

Le Journal de Kazimierz Sakowicz témoigne de l’incroyable cruauté de ces jeunes lituaniens qui arrange bien les Allemands, contents de leur zèle. Pour mesurer l’énormité de la tâche, il faut se rappeler que cette destruction de masse a concerné 70 000 personnes. L’historien Timothy Snyder, cité par Alexandra Laignel-Lavastine, souligne que « le meurtre de masse des Juifs de Wilno n’aurait jamais pu avoir lieu sans l’assistance des Lituaniens, les Allemands n’ayant pas suffisamment d’hommes pour ‘faire le job’ ».

Une autre phrase, tirée cette fois du Journal de Kazimierz Sakowicz rend compte de cette cruauté devenue ordinaire parmi la population qui en profite pour s’adonner à un commerce honteux sur le dos des victimes. Ces phrases font froid dans le dos : « Pour les Allemands, 300 Juifs représentent 300 ennemis de l’humanité. Pour les Lituaniens, 300 paires de chaussures et de pantalons ».

Chose gravissime et illustrant les mentalités de l’époque, ce mécanisme de destruction va jusqu’à l’effacement de l’identité des victimes. Dans l’Épilogue du livre, Alexandra Laignel-Lavastine reprend un témoignage raconté par Shloyme Gol, un rescapé du camp de Ponary : « Au fil de son récit – écrit-elle – il précise que les sentinelles interdisaient d’appeler les cadavres des « hommes » : il fallait dire des Figuren, des ‘pièces’ ».

À partir de l’automne 1943, les Allemands lancent l’Opération 1005 qui concerne l’effacement des traces des horreurs commises pendant ces massacres, en ouvrant des centaines de charniers et en exhumant et brulant les victimes sur des bûchers immenses. 

Il convient à ce moment de l’analyse de revenir à la figure de Rachel Margolis. Après la chute du communisme et l’indépendance de la Lituanie en mars 1990, elle va œuvrer pour la mise sur pied à Vilnius de la « Maison verte », un lieu de mémoire de la présence séculaire des Juifs dans ce pays et de leur destruction durant la Seconde guerre.   

Son activité n’étant pas agrée par le nationalistes en place,  elle a été poursuivie en 2008 par la police lituanienne et n’a pu retourner dans son pays jusqu’à la fin de sa vie.

Cette présentation du Journal de Ponary aurait besoin d’avantage de précisions sur son contenu et, sans doute, nécessiterait de nombreuses explications de texte. Le malheur qu’il renferme ne se prête aucunement à ce type d’exercice de style. Contentons-nous de noter à notre tour sa sobriété, sa précision de langage et l’urgence de l’écriture. La main de Kazimierz Sakowicz n’hésite pas devant l’horreur qu’elle consigne. Son être entier tremble à cause de la profonde gravité de la réalité qu’il constate et sa conscience de témoin de l’Histoire lui confère une autorité incontestable.

Nous apportons comme preuves ses fragments du Journal de Ponary, choisis au hasard des pages, conscients que son ensemble bouleversera le lecteur :

« 11 juillet 1941 [première entrée]

Il fait plutôt beau. Une chaleur agréable, quelques nuages blancs, un peu de brise, on entend des tirs dans les bois. Sans doute des exercices militaires car il y a dans la forêt un dépôt de munitions sur le chemin qui mène au village de Nowosiolki. Il est environ 16 heures. Sur la grande route en direction de Grodno, je découvre que de nombreux Juifs ont été ‘transportés’ dans la forêt. Et voilà que, soudain, ils se sont mis à leur tirer dessus. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait d’une exécution. Une impression atroce, oppressante. Les rafales ont cessé vers 20 heures. Ensuite, plus de salve, mais des tirs espacés. J’ai compté que 200 Juifs ont été conduits de l’autre côté de la clôture de fils de fer barbelés après que leurs papiers ont été inspectés par des policiers lituaniens au poste de garde qui se trouve sur la grand-route. »

***

« 16 août 1941

Au milieu d’un groupe d’environ 200 personnes, j’aperçois une femme d’âge mûr, émaciée et vêtue d’une robe bleu marine orné de pois blancs. Ils se soutiennent les uns les autres. Une sentinelle les escorte. C’est la première fois que je vois une femme. Avec elle, de nombreux enfants âgés de 12 à 15 ans, ainsi que des personnes âgées. Les autres les portent car cette fois, plus de camions pour transporter les victimes depuis Wilno. Les bourreaux ne se soucient plus de ce genre de détails ».

***

« 17 novembre 1941

Quatre camions transportent des hommes, uniquement des hommes. Une ‘partie de chasse’ est organisée : les condamnés doivent courir dans la forêt, traqués par les tueurs. On entend des coup de feu isolés. La ‘partie’ dure environ deux heures, puis les tires se calment. Derechef : des camions. Nouvelle partie de chasse à l’homme »

***

« Vendredi 8 mai 1942

Encore des exécutions, des hommes transportés à bord de trois camions (pas de Juifs). Un tireur lituanien trouve dix roubles d’or, un autre deux dollars-or. Ils ont joué et se sont soûlés deux nuits d’affilée »

Dan Burcea ©

Photo d’Alexandra Laignel-Lavastine : © JF PAGA

Les photos qui illustrent cet article sont conservées au Centre d’archives de Yad Vashem, à Jérusalem, à l’Holocaust Memorial Museum de Washington et à la Maison des combattants des ghettos (Israël) à qui nous adressons nos chaleureux remerciements.

Kazimierz Sakowicz, Journal de Ponary 1941-1943 – Une témoignage oculaire unique sur la destruction des Juifs de Lituanie (Texte présenté, annoté et traduit du polonais par Alexandra Laignel-Lavastine), Editions Grasset, 2021, 315 pages.

 

 

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