Trafic de Galien Sarde : La tectonique des fluides

 

 

Un roman noir

Une nuit de fête, Vincent croise Manon sur un balcon, et il se noie.

Innombrables sont les récits autour de la femme fatale ; la baptiser Manon, c’est se référer d’emblée à un archétype. Que broder sur ce thème, qui ne soit pas galvaudé ?

Galien Sarde relève le défi.

Outre son héroïne, Trafic recèle tous les accessoires, les décors du roman noir : s’identifiant à Vincent, le lecteur y partira en quête d’un film mystérieux, puis d’un trésor en billets verts, objet de toutes les convoitises. Sans surprise, il se verra remettre de faux papiers d’identité. L’indispensable pistolet sera tout prêt dans la boîte à gants. Virevoltant d’un hôtel louche de la Nouvelle-Orléans à un palace monégasque, il traversera au passage, via le tube d’espace-temps d’un avion en détresse, un Paris nocturne et festif où la narration, quand elle s’aventure hors d’un appartement au luxe feutré, se faufile d’escaliers de secours en parkings souterrains. Il croisera des types douteux auteurs de sourdes violences, et beaucoup de chemises hawaïennes. Il s’éprendra de Manon si belle, à chaque page plus fragile, désorientée, évanescente et cependant, infiniment libre. Le narrateur omniscient ne consent que bien peu d’indices mais, bon prince, dispense libéralement le kit complet du parfait petit polar, à assembler au fil des pages.

Un roman hitchcockien

Heureusement, Galien Sarde fait partie de ces auteurs qui présupposent que le lecteur possède une certaine dose d’intelligence (il faut lui en être reconnaissant, car ils se font rares). Oui, il offre en kit ce roman hitchcockien en diable… mais sans notice de montage.

Pourquoi hitchcockien ? Le grand Hitch, dès les années 30, pose le principe du Mc Guffin. Il désigne ainsi l’objet, clé de coffre, bijou ou document secret qui permet d’élaborer le scénario mais dont tout le monde, dans le fond, se fout complètement, ce même scénario étant au service d’un objet filmique virtuose destiné à envoûter et égarer le spectateur. Trafic, qui n’est pas (encore ?) un objet filmique, regorge de Mc Guffin : copie de film, sac de billets… mais pas que. En réalité, le Mc Guffin, c’est tout le kit.

Qu’est-ce qui fait, alors, la mystérieuse attraction de ce roman fourmillant de codes, revendiqués par l’auteur dans le seul but de les détourner ?

Est-ce le temps suspendu quand, dès l’incipit, le trafic annoncé par le titre se coagule brusquement sur une nationale en guise d’artère bouchée, immobilisant d’un coup de frein le récit, les protagonistes et le lecteur ? Ascenseur pour l’échafaud repose tout entier sur un principe similaire.

Est-ce le retournement final, la chronologie bouleversée ? A priori, là non plus, rien de neuf. Le retournement fait partie des procédés classiques. Et nombre de polars cheminent d’un flash-back à l’autre, chacun apportant son lot de révélations qui font avancer l’intrigue.

Mais lorsque Vincent se procure enfin la fameuse copie de ce film dans lequel a joué Manon, il passe des heures devant l’écran, acharné à découvrir au fil des images un indice (de quoi ? même cela, il l’ignore), à jamais fuyant. Copie numérique, immatérielle, « rien de tangible », Mc Guffin idéal car sans existence concrète : les révélations dans Trafic ne révèlent chaque fois que de nouvelles brumes, électriques, colorées, mais indéchiffrables. Trafic ne se réduit pas à une mécanique solide et finalement décevante, comme ces poupées gigognes qui donnent envie, quand on a extrait la petite dernière, de l’écrabouiller pour savoir ce qu’elle aussi a dans le ventre. L’essence du roman est ailleurs. 

Une fugue de flux littéraires

Trafic est un espace de flux et de fluides, d’ailleurs plus sensoriels que sensuels. Fluide verbal, sémantique, d’abord : ainsi, quel sens donner au titre, selon l’écoulement des mots qu’il engendre ? Flux sonore : éclats feutrés de fêtes à Paris comme en Louisiane, « bruit de fond roulant » en guise de basse continue car, même imprégné de Méditerranée, le roman reste résolument urbain et routier. Flux olfactif : « La chaleur le saisit, l’environne. Son odeur jaune, chargée de sel et de relents de gazole, d’un peu de gomme, aussi (résine et caoutchouc brûlé) l’assiège cotonneusement, comme un vide. »  Enfin et surtout, flux visuel d’un roman noir tout en couleurs : « Il pressa graduellement le pas, dérivant dans des zones de lumière chaude, communicantes, dans un long fondu rougeoyant troublé d’éclats blancs plus puissants tels des essaims d’incandescence où lui revenaient les mots de Manon. » Flux et fluides qui se dédoublent, se fondent parfois, comme des volutes anisées troublent lentement la limpidité d’un verre d’eau glacée. Les indices semés par l’auteur s’y infiltrent, translucides, laissant par instants entrevoir un monde au-delà du monde où la vérité, quand elle cristallise, déchaîne un raz-de-marée aveuglant. Mais la quête de l’auteur ne peut se résoudre à ce finale brillant.

Galien Sarde est tout à l’écriture ; l’écriture, dans Trafic, est tout. Un mot de trop ferait que les flux se contrarient, que virent les couleurs, que s’opacifie la lecture.

Aucun risque. Trafic nous montre, et au-delà, la maîtrise absolue qu’a son auteur d’une science dont il pose les bases : la tectonique des fluides.

Anne-Catherine Blanc

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