Interview. Jessica Nelson : « La fiction a ceci d’extraordinaire qu’elle permet de proposer des hypothèses sur les élans et motivations d’un personnage qui a réellement existé… »

 

Sous le nom de L’orageuse, Jessica Nelson retrace la vie de Louise Colet, poétesse, romancière, traductrice et femme de lettres du XIXe siècle oubliée plus tard et sur laquelle vous écrivez effectivement que « l’histoire l’a engloutie, ne rendant hommage ni à son talent ni à son courage ». Ce personnage « romantique et romanesque », emblématique d’une féminité assumée trouve enfin sous la plume de l’autrice de Mesdames, souriez une place à la mesure des tumultes et des combats d’une vie éclairée par « sa beauté étourdissante » et pimentée par « son mauvais caractère ».

En effet, vous reconnaissez vous-même le caractère passionné de la vie de Louise Colet qui devient l’héroïne de votre livre estampillé « roman », ce qui vous permet de prendre quelques petites distances avec l’histoire. Nous allons revenir sur cet aspect. Mais d’abord, pourquoi avoir choisi d’écrire sur cette femme ?

Il y a quelques années, pour les éditions des Saints Pères, je me suis particulièrement intéressée à la genèse de Madame Bovary et au processus d’écriture de Flaubert depuis Croisset. J’ai découvert qu’il y avait une femme dans l’ombre, dans cette histoire : Louise Colet, une star littéraire du XIXe siècle, avec laquelle Gustave Flaubert correspondant et avec qui il avait une liaison. Je me suis sentie touchée par cette femme abandonnée, pourtant au faîte de sa gloire dans ces années-là, oubliée par l’Histoire. Et quand on commence à découvrir sa vie, c’est impossible de ne pas creuser tant elle est romanesque…

Vous mettez également en avant d’autres qualités de cette femme de caractère qui mérite bien le qualificatif résumé par le titre de votre roman : « la force de ses écrits, la puissance de ses convictions, sa féminité assumée, son sens des libertés ». N’est-ce pas, en fin de compte, rendre justice à Louise Colet et réhabiliter, si je puis dire, son image ternie par ses adversaires, ses concurrents, voire par Flaubert lui-même qui doute de sa capacité créatrice, à cause de sa condition féminine ?  

Oui tout à fait ! Louise Colet était trop libre pour son siècle, sans doute ; même si ses contemporains lui reconnaissaient du talent puisqu’elle a tout de même eu 4 fois le prix de l’Académie française, ce qui est assez… rare pour être souligné ! Victor Hugo estimait que c’était une des plus grandes romancières de leur siècle – voire, la plus grande. Et quand j’ai découvert certains de ses écrits, comme Les Pays lumineux ou La Vérité sur l’anarchie des esprits en France, j’ai été époustouflée par sa plume vigoureuse, son talent dans le récit de voyage, la pertinence de ses observations, et surtout la densité intellectuelle de son analyse d’un siècle de révolutions au cœur duquel elle vivait. Son recul tout en étant « dedans », sa compréhension du politique et de l’humain, m’ont beaucoup séduite.

On est absorbé tout au long des pages de votre livre par l’image que vous faites ressortir de votre héroïne. À tel point, que l’on est tenté d’annoter comme dans une sorte de catalogue secret tous les traits de cette femme qui devient, sous votre plume, un personnage hors du commun, excessif mais aussi sensible, rebelle et courageux à la fois. Que pouvez-vous nous dire d’abord de Louise gamine qui « ne faisait rien comme les autres, s’intéressant à des sujets d’adulte », un vrai « garçon manqué », selon vos mots ?

On sait qu’elle avait reçu une éducation très complète pour une femme de son époque. Elle est une digne héritière des Lumières, grâce à son grand-père – intellectuel et ami de Mirabeau – et à sa mère – une grande lectrice. De son père, elle a hérité d’une passion pour l’Italie et la culture italienne – ce n’est pas pour rien qu’on la retrouvera sur les pas de Garibaldi ensuite, à l’âge adulte. Et je crois que son esprit vif, sa curiosité, son appétit de découvrir et de briller, son sens de la justice, en faisaient un petit personnage très atypique.

Son « âme attachante et câline mais rétive à l’autorité » n’annonce-t-elle la future orageuse qui va bouleverser la vie de tous ceux qui vont croiser son chemin ? Ne s’agit-il pas d’un cœur « qui bat trop vite » pour reprendre ici les paroles du sculpteur et ami de Louise, James Pradier ?

Certainement. Tout dans sa vie démontre cette soif d’indépendance et de liberté qu’elle avait, qui pouvaient effrayer. Et elle faisait passer les sentiments, le cœur, avant la raison. Elle aurait eu des mots, alors qu’elle venait de rencontrer Flaubert, qui avaient beaucoup refroidi ce dernier. Elle lui expliquait globalement que la gloire littéraire n’était rien en face du grand amour… On peut imaginer l’effet produit sur Flaubert, qui n’était pas encore l’écrivain reconnu qu’il sera par la suite !

Dans ce monde en pleine ébullition, Louise fait figure à part, comme le remarque Hyppolite, son mari. « Au fil des années, il a identifié les failles que cache Louise : une sensibilité poussée à l’extrême, à la fois moteur de son flux littéraire et cause de ses afflictions ». Louise est-elle une hypersensible qui s’ignore ou qui refuse de l’admettre ? 

La fiction a ceci d’extraordinaire qu’elle permet de proposer des hypothèses sur les élans et motivations d’un personnage qui a réellement existé… C’est ce que j’ai tenté de faire ici.

Lorsqu’elle rencontre Chateaubriand pour la première fois, Louise « se convainc qu’il faut tout oser », écrivez-vous. Pensez-vous que l’on peut-on faire de ces paroles la devise de la vie de Louise Colet ?

Elle ne s’est pas interdit grand-chose, c’est le moins qu’on puisse dire ! Elle osa se marier pour quitter la province, elle osa pousser la porte des éditeurs et des patrons de presse, elle osa solliciter des appuis de personnages haut placés, elle osa voyager, aimer, rompre, reprendre, partir, écrire ses quatre vérités…

Comment vit-elle ses relations d’abord familiales et ensuite sa vie en société, à la fois ses relations amicales célèbres (citons ici celle avec Madame de Récamier, par exemple) et ses amitiés littéraires ? Deux éléments, si vous me permettez, pourrait nous aider à mieux comprendre son attitude. D’abord, la peur de l’abandon et l’abîme familial qui se creuse avec sa fratrie après la mort de ses parents, dont elle était la protégée, car Louise est rejetée par sa fratrie. Ensuite, l’échec de sa vie maritale aux côtés d’Hyppolite, son époux, un homme fragile et sans ambition. Ne peut-on pas dire que la grande hantise de Louise est la solitude et le manque d’un amour rêvé, si vite perdu, après la disparition de ses parents ?

Vous en parlez mieux que moi, Dan ! 🙂

Et ses amants dont le plus célèbre reste Gustave Flaubert ? Peut-on dire que les relations de Louise avec l’auteur de Madame Bovary constituent un roman dans le roman dans L’orageuse ?

On a beaucoup réduit Louise Colet à cette image : l’amante pénible de Flaubert lorsqu’il écrivait Madame Bovary. Ici, dans mon livre, sa liaison avec Gustave est importante bien sûr, mais elle n’est ni centrale, ni n’occupe plus que ce qu’elle mérite – enfin, je crois. Avant Gustave, il y a Victor Cousin. Après Gustave, il y a les voyages, son engagement politique, ses échanges avec Victor Hugo…

Autour de Louise Colet gravite tout le monde littéraire parisien du XIXe siècle. La très riche bibliographie que vous indiquez à la fin de votre roman font preuve de votre travail de documentation. Comment avez-vous procédé à réunir et exploiter tout ce matériel ? Occasion de revenir également sur cette liberté avec l’Histoire dont nous parlions plus haut et dont nous aimerions mesurer l’ampleur.

J’ai commencé par lire ses biographies, évidemment ; et ses propres écrits, bien sûr. Elle a laissé des Mémentos qui nous renseignent sur quelques années de sa vie. J’ai élargi le champ et suis allée vers une documentation historique, géographique, artistique et littéraire. Un ami, Philippe Mellot (de la librairie Monte Cristo à Paris) m’avait prêté une carte du Paris d’avant les travaux d’Haussmann pour que je comprenne mieux la topographie, et que j’ai le nom des rues exact et correspondant aux périodes sur lesquelles j’écrivais. Je me suis penchée sur les problématiques sociétales sur lesquelles Louise n’a pas manqué de s’interroger. J’ai consulté des catalogues, des articles de mode, des minutes de tribunaux, des menus de restaurant… C’était une grande immersion pour moi aussi !

Il est temps de parler de l’œuvre de Louise Colet, autrice de poésies, plusieurs fois récompensées par l’Académie française, de romans, de pièces de théâtres, d’un livret d’opéra et de traductions. Oubliée au XXe siècle, une partie de ses romans a été rééditée Un drame dans la rue de Rivoli et Une Histoire de soldat. En janvier 2021, la Bibliothèque nationale de France met en avant son roman Lui, paru en 1859. Vous n’hésitez pas de redire votre détermination « à donner envie de lire ou relire les ouvrages de la Muse ». Que peut-on dire de son œuvre, en essayant de résumer ce que vous dites brillamment dans votre roman ?

Elle est variée, tantôt lyrique, tantôt pragmatique. Elle maniait aussi bien la poésie que l’essai. Je dois avouer que j’ai un faible pour les écrits qui la rapprochent d’un reporter épris de voyages et de nouveautés, caracolant en Italie ou en Égypte…

Enfin, pour conclure, évoquons les convictions et la force de Louise Colet à défendre la condition des femmes. Il suffit de citer en exemple ces deux phrases d’une discussion qu’elle tient avec Delphine de Girardin (p.90) : « Tant que je vivrai, je porterai le jupon fièrement, et mon nom de femme avec. Nous ne devrions pas avoir besoin de singer les hommes pour prouver notre valeur, vous ne pensez-pas ? » Que représente aujourd’hui la figure de celle qui fut surnommée la Muse, qui dût se battre pour réussir dans un monde où « la littérature est une passion qui n’admet aucun rival » et où elle a tout donné, risquant jusqu’à sa réputation sur l’autel de la célébrité, mot qui à l’époque avait un sens plus élevé qu’à notre époque orpheline de grandes causes ? Ne voyait-elle pas Victor Hugo comme son alter-ego, lui qui lui rappelait son « devoir d’aigle » pour monter plus haut, « toujours plus haut »?

Elle admirait beaucoup Victor Hugo c’est vrai, mais je ne suis pas certaine qu’elle se considérait comme son alter-ego. Elle avait une bonne opinion de ses propres écrits, mais je crois que l’une de ses forces était de vouloir toujours progresser, avancer, se perfectionner sans doute. C’est une figure qui inspirait à son époque, en ce qu’elle avait de novateur et de moderne ; il serait fabuleux de la faire redécouvrir aux jeunes générations d’aujourd’hui !

Propos recueillis par Dan Burcea

Portrait de Jessica Nelson : © Francesca Mantovani 

Jessica Nelson, L’orageuse, Editions Albin Michel, 2023, 416 pages. 

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