Un JE de miroirs – Une chronique d’Anne-Catherine Blanc

 

 

 

Asile d’aliénés de Charenton, 1807-1813. Monsieur de Sade, interné pour cause de « démence libertine », tient un journal et rédige ses Mémoires

Rien d’original pour un homme de plume septuagénaire qui a connu trois régimes politiques : la Royauté, la République et à présent, l’Empire.

Depuis longtemps, « les Lumières sont éteintes ».

On pourrait ironiser sur l’extinction de monsieur de Sade lui-même. Devenu obèse par manque d’exercice en vingt années de réclusion, il soigne ses hémorroïdes, son catarrhe. Il goûte les vieilles amitiés, mais aussi les colis que lui font parvenir ses amis : « J’aime le sucré, les laitages, les fruits et toutes les douceurs de l’existence. » Il imagine ce qu’eût été sa vie, autrement dirigée. « J’ai besoin de pleurer et de rêver… »

Cette vie qu’il devine bientôt à son terme ne lui apporte aucun apaisement. On lit ses lettres, on fouille ses papiers, on confisque ses écrits. On menace de le transférer au redoutable fort de Ham, en Picardie, ce qui plonge ce fils du Sud dans une angoisse permanente. « Tous les maux que l’on pourra m’imposer seront toujours au-dessous de ceux que j’anticipe. »

Une sourde culpabilité le taraude. « Depuis quarante ans, j’essaie d’oublier que mon père est mort en ayant la certitude que (…) rien de bon ne pouvait venir de moi. » Son fils cadet le trahit en soutenant la « mort civile » qui le frappe pour cause d’émigration. Pire que le trahir, il le déçoit. « Armand est froid et peureux, tout chez lui est pensé, pesé et vient de la tête. »

Même pendant la Terreur, le marquis n’a jamais émigré ; mais les juges ne s’embarrassent pas de ce genre de détail.

Il s’entend mieux avec son fils aîné, ignorant qu’il va bientôt le perdre.

Son réconfort, c’est le dévouement de Constance, sa bien-nommée compagne, qui l’entoure de soins et se charge des allées et venues à Paris indispensables pour traiter avec les éditeurs, imprimeurs et libraires. Car privé de ressources, il tente de vivre de sa plume.

On lui refuse obstinément la liberté qu’il ne cesse de réclamer depuis le début de sa détention. Qu’en ferait-il, si enfin on la lui accordait ? Il irait mourir à Saumane, la terre d’enfance provençale, l’éden des premiers éveils.

Mais il serait profondément injuste de réduire monsieur de Sade à l’état de vieux plumitif égrotant.

A Charenton, comme il l’a toujours fait, il se forge « une carapace de mots, le protégeant de la réalité ». Cette protection, il ne se la réserve pas. Il l’étend aux malades qui l’entourent. « Regardant la Comédie comme un moyen curatif de l’aliénation d’esprit », il compose et met en scène des pièces de théâtre mêlant acteurs amateurs, personnel et aliénés de l’hospice, organisant des représentations publiques où n’hésite pas à paraître la reine de Hollande, née Hortense de Beauharnais. Il est soutenu dans cette initiative novatrice, qui préfigure tout un courant de la thérapie psychanalytique, par le directeur de l’établissement, monsieur de Coulmier. Celui-ci écrit : « Je suis à la tête d’une maison d’humanité, mais je me verrais humilié d’être un geôlier. » Ensemble, ils œuvrent à faire de Charenton non pas un espace d’enfermement définitif, mais « un lieu d’où l’on sort ».

« A l’ombre rien ne mûrit, tout s’aigrit (…) Jamais on ne me fera admettre que c’est en enfermant qu’on adoucit », écrit-il. Et il connaît son sujet.

Las, quand déjà sous la République « le despotisme de la liberté se mettait en place », il suffira de vingt jours aux autorités de Louis XVIII pour évincer de Coulmier et fermer le théâtre. « On rédige un Règlement. Classifier les malades, savoir ce qu’ils font et où ils sont à tout moment de la journée est essentiel, paraît-il, à leur traitement. La salle de bal va devenir un atelier de couture… » Une fois de plus, la morale est sauve.

Qu’importe, Sade écrit, il « ne sait faire que cela ». Il écrira jusqu’à ce que la plume lui tombe des mains.

Romans, comédies… « L’imagination a toujours été mon mal et mon remède, mon pharmakon, la drogue qui me tuait et me ressuscitait chaque jour. » De la fiction, donc. Cette pure fiction qu’il maîtrise si parfaitement mais qui, interprétée comme un défi, au mieux comme une confession, n’a jamais été reconnue comme telle. Eternel problème : de nos jours, plus que jamais, le bandeau « d’après une histoire vraie » fait vendre le livre. Les lecteurs n’y voient « qu’histoire vraie » alors que la valeur du récit tient à la maîtrise de ce « d’après ».

« Il y avait à Athènes une loi qui séparait (…) l’auteur de l’ouvrage qu’il publiait. » Une telle loi suffirait-elle à éclairer les lecteurs de Sade, avides « de détails croustillants » ?

Certes, l’écrivain n’était pas un saint homme. « J’ai fessé quelques culs… » reconnaît-il volontiers. Mais aussi « je n’ai jamais trahi le Roi, je n’ai jamais tué, violé, volé qui que ce soit… »

On ne prête qu’au riche, surtout quand il dérange. Le procès de Sade est sans doute le seul recensé où la victime d’un meurtre vient, sur ses deux pieds, témoigner à la barre contre son assassin. Qu’importe la logique à l’accusateur ? Qu’importe que le jugement, révisé quelques années plus tard, ait été cassé par la même cour ? Au château de la Coste, ancienne propriété des Sade, le visiteur de 2022 apprend par un panonceau que le marquis fut embastillé pour avoir assassiné une prostituée.

Qu’importe qu’un Napoléon soit devenu Empereur des français alors que « ce n’était pas comme moi les culs qui lui échauffaient la tête, mais le sang et la cervelle de milliers de ses semblables répandus sur la neige » ? La guerre est un vice noble que justifient les grands mots. « Pas de livres plus innocents que les miens, jamais aucune secte ne prêchera ma philosophie, jamais aucun despote ne dira qu’il tue non pour le bien de tous, mais pour son plus grand plaisir. La liberté ou la mort, passe encore, mais Je bande pour la mort ne fait pas recette ! » Le libertinage, lui, ne tue que ceux qui le pratiquent parce qu’ils minent l’ordre moral, s’exposant ainsi à la plus terrible répression.

Le sang, la guillotine, les têtes au bout des piques, Sade a eu le temps de les contempler jusqu’à écœurement. Condamné lui-même, il ne doit sa survie qu’à la chute de Robespierre, un jour avant la date programmée pour son exécution. S’il se bat pour faire jouer au théâtre les aliénés de Charenton, c’est parce qu’il connaît la vertu cathartique de la Comédie. Il connaît encore mieux celle du Roman. « Dans Justine et Juliette, je transforme en contes d’anthropophages toutes les horreur que nous avions vécues sous la Terreur. » Mais cette démarche d’écrivain reste inaccessible à la plupart des lecteurs. « Je m’étonne toujours d’avoir réussi à effrayer avec mes contes des hommes et des femmes qui avaient vécu des horreurs bien réelles. » Son écriture est avant tout métaphorique. « Curval, le juge de Sodome, coprophage, scatophage, comme tous les juges qui se nourrissent du malheur et de la boue de la société… »

Justine recherche un peu de bienfaisance chez des gens du « beau monde ». « Fatale erreur ! » Et si l’erreur fatale de Sade était d’avoir cru être apprécié des seuls lecteurs avertis ?

Sade : un moraliste qui ne prêche pas, qui ne profère pas d’anathème, mais entend distraire et égayer ses lecteurs. Peu importent ses écarts de conduite, il s’autorise tous les écarts du récit. Peut-être est-ce là une autre erreur fatale, car peu de lecteurs perçoivent son rire « hénaurme », l’immense ironie de son œuvre, qui prend racine dans les années de réclusion passées entre les murs de « ces monuments de civilisation que sont Vincennes et la Bastille. »

« J’avais l’intuition qu’on ne pouvait, que par le rire, faire s’effondrer les monuments de morgue et de bêtise qui nous despotisaient. Je le dis dans Les 120 journées de Sodome… cherchant encore et désespérément à être compris. Mais qui voit autre chose dans un texte ou dans un homme que ce qu’il désire y voir ? Qui ? A chacun son petit miroir ! »

L’écriture l’a sauvé du désespoir. « J’étais condamné à une peine dont je ne connaissais pas le terme. Où ai-je trouvé la force d’écrire, de lire et de me libérer ? D’un travail entêté se dégage un opium qui étourdit l’âme. » Dans ce travail d’Hercule réside le secret pour ne pas céder au « cagotisme infâme » et rester soi-même : « Ne deviens pas ce que tu hais. »

Mais l’écriture l’a aussi perdu de désespoir. « Comment vivre de mes mots, si l’on brûle sans cesse tous mes cahiers et tous mes livres ? » On les traque, on les confisque, on les brûle faute de pouvoir brûler l’auteur, à jamais confondu avec son narrateur, ses personnages.

« Ce n’est pas avec l’écrivain que je veux vivre, c’est avec ses ouvrages. » Encore faut-il être capable de faire la distinction entre l’homme de chair et sa création, ses créatures.

L’homme Sade, déjà, joue double Je. Qui tient la plume ? Donatien Aldonse François, déclaré par un valet au curé parisien qui francise un « Aldonse » trop provençal à son goût, ou Louis Alphonse Donatien, qu’une loi républicaine autorise à reprendre ce prénom d’élection ? Une fois de plus, qu’importe… reconnu, Sade, l’auteur, conserve son patronyme. Célèbre, sulfureux. Le lecteur n’en perçoit pas d’autre derrière les multiples identités qu’emprunte son narrateur. La distance qu’implique la fiction ne lui est pas perceptible. Nul doute pour lui que Sade relate sa propre expérience de bourreau, de vivisecteur.

Sade écrit Je, Je a commis. Sade a commis.

Et notre époque, avec son goût immodéré pour l’autofiction, finit de brouiller les pistes, imposant l’idée qu’un véritable écrivain ne peut être qu’acteur de son propre verbe.

Et la distance qu’implique l’ironie n’est pas mieux perçue au XXI° siècle que la distance narrative : « Notre époque déteste le rire ». Autre exemple de phrase qui n’a pas vieilli depuis l’Empire. « Pourquoi les hommes de demain auraient-ils plus d’humour que ceux d’aujourd’hui, alors que ceux d’aujourd’hui en ont moins que ceux d’hier ? Quelles seront demain les bonnes causes pour lesquelles on élèvera des échafauds ? »

Juste et sombre constat, que l’on pourrait qualifier de prophétique.

Si ce n’est… que la citation est apocryphe, comme cette Autobiographie posthume où Sade se fait narrateur sous la plume de Marie-Paule Farina.

« De la fiction, jamais de mémoires ni de confessions ! Il ne faut pas s’écrire ! » fait-elle dire à son personnage.

Bien des mémorialistes, bien des diaristes ont pris la plume en jurant de ne jamais se raconter qu’à eux-mêmes. Ils font mine d’oublier que leur manuscrit tombera tôt ou tard aux mains de descendants empressés à le livrer au public.

Dans la réalité, Sade ne s’est pas trahi. Il n’a laissé d’autobiographique que sa correspondance.

Mais qui distinguera, à part l’auteure malicieuse, au milieu des très nombreuses citations recensées plus haut, celles qu’on doit lui attribuer et celles qui sont réellement de la plume de Sade ?

Qui distinguera celles des « complices » qu’elle lui a donnés, Ionesco, Obaldia, Beckett, Flaubert, dont elle sème discrètement les phrases au fil du texte ?

Spécialiste de Sade à qui elle consacre aujourd’hui un quatrième opus, elle partage l’étendue de ses longues recherches historiques mais surtout la connaissance approfondie, amoureuse, de ses textes.

Elle a placé en exergue cette autre citation, due à Lewis Carroll : « Alice (…) saisit l’extrémité du crayon qui dépassait un peu de l’épaule du roi et elle se mit à écrire à sa place. »

De l’autre côté du miroir, Marie-Paule tient la plume par-dessus l’épaule d’Aldonse, avec une habileté que l’on qualifierait volontiers de diabolique, si cet adjectif n’avait déjà été attribué à tort et à travers au prétendu « divin Marquis ».

Qui reconnaîtra qui, dans ce labyrinthe du Je où l’on peut aussi jouer à se faire peur, en acceptant de se perdre ?

Il n’est d’autobiographie authentique que celle rédigée par un tiers.

Anne-Catherine Blanc

Marie Paule Farina, Voilà comme j’étais,  Éditions des instants, 2022, 280 pages. 

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