Avec Passagères de nuit (Sabine Wespieser Éditeur), Yanick Lahens fait une entrée très remarquée dans la rentrée littéraire de ce mois de septembre 2025. Son roman figure sur plusieurs listes des prix littéraires dont le prestigieux Prix Goncourt. La grande romancière haïtienne, lauréate du Prix Femina en 2014 et titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France en 2019, nous livre comme à son habitude un récit d’une rare force et élégance, à la hauteur de la finesse et de la profondeur que la critique littéraire lui a toujours reconnues comme étant la marque de son œuvre littéraire.
Roman autobiographique en miroir qui cultive l’analepse comme moyen d’aborder la problématique de l’héritage et de l’introspection, Passagères de nuit est une quête impérieuse des origines, un acte de résistance contre le temps et l’oubli, une redevance mémorielle envers ses aïeules que l’autrice prend comme témoins dans son impératif combat. C’est d’ailleurs ce qu’elle déclare dans un entretien accordé à la RTBF : « L’envie d’écrire est peut-être arrivée au moment où j’avais besoin de la force de ces ancêtres. Si elles ont tenu, je dois pouvoir tenir. »
Elle confie, en effet, cette noble mission à trois générations de femmes affranchies, « des ogresses silencieuses de la vie », qui vont mener un combat contre l’obscurité du monde afin de pouvoir « se tenir debout au milieu des vents » et de garder infranchissables les remparts de leur fragile liberté. L’acte de l’écriture devient ainsi une démarche qui finit par rompre « le silence autour des femmes dont on parle très peu, sur leurs victoires quotidiennes, malgré ce qu’elles subissent » (RTBF).
Ce n’est pas étonnant que ces femmes finissent par revêtir des habits de légende et porter dans leurs gènes une insatiable soif de mesurer la mystérieuse beauté de l’instant suspendu dans « la joie du présent ». Florette Dubreuil, la grand-mère, Camille Dubreuil, la mère et sa fille Constance Marguerite Elisabeth Dubreuil, la narratrice de la première partie du roman, et ensuite Régina, qui reprendra le flambeau du récit dans la seconde partie du roman, confrontée elle-même à « l’amer du monde », sont de vrais symboles de la souffrance provoquée par la brutalité du monde. Cette violence sous sa forme ultime de l’esclavage aboutira à « nicher la nuit dans ce creux tout à l’intérieur de soi », une permanence, comme une blessure à jamais ouverte.
D’un siècle à l’autre, de Saint-Domingue à la Louisiane et de La Nouvelle-Orléans à Port-au-Prince, le périple de ces femmes dessine une odyssée du malheur et un combat vers l’affranchissement et la liberté.
Dans ce sens, le récit de Florette Dubreuil occupe une place essentielle, fondatrice, d’une rare force, dans l’économie du roman. Les insomnies, les chants fredonnés à voix basse comme des incantations censées apaiser l’inquiétude et la peur, la permanence du noir absolu témoignent de son terrible passé d’esclave. Elisabeth, la petite-fille narratrice, place le récit de cette grand-mère qui se dévoile enfin dans un scénario dans lequel l’invitation à la parole prend l’allure d’une invocation d’épopée et l’auditoire féminin réuni dans l’intimité de la cuisine introduisent le lecteur dans une atmosphère qui rappelle celle des solennités anciennes. La violence de l’Histoire resurgit à travers ses mots et plonge ainsi le discours dans l’obscurité d’une nuit sans fin où le temps n’existe que sous la forme d’une éternité de souffrance, d’une épreuve qui soumet le corps des femmes à la double peine de la maltraitance et du viol, cette ultime déchirure.
Tout renvoie « au malheur renouvelé du monde », à une école du malheur et de la haine, et encore pire, à la haine de soi qui est comme « un marécage, une vase nauséeuse, un sable mouvant », sentiment qui envahit même le cœur des colons, des riches, de « ceux qui ont », comme les appellent ceux qui n’ont rien, les gens d’en bas. Inutile de dire que, pour survivre, il faut apprendre à distinguer entre « la menace et l’opportunité », entre « la dissimulation et le silence ». Justement, ce silence souverain qui « permet de construire une stratégie à long terme, qui permet de durer, et de transmettre » (RTBF). Régine, la narratrice de la seconde partie du roman, dira, elle : « Je fis de mon silence une arme et rejoignis mon ciel apaisée. » Ce sera aussi l’expérience que va vivre Elisabeth Dubreuil face à l’acte qu’elle commet pour stopper les envies de Maurice Parmentier, son violeur potentiel.
En évoquant ce rapport de force entre les hommes et leurs proies féminines, le roman de Yanick Lahens pointe à travers le destin de ces trois générations de femmes un autre thème central qui le traverse, celui de leur condition en ce XIXᵉ siècle de combat pour leur libération, dans ce rapport contradictoire de force et de soumission, d’esclavage et d’affranchissement. La violence frappe dans l’obscurité des cales dans les navires négriers, comme le raconte Florette Dubreuil, la grand-mère, mais elle se montre au grand jour, comme c’est le cas de Régine, à qui Madame Mérisier assène « brimades et coups de fouet, faim et soif pour s’assurer un droit, un motif de fierté face à ceux et à celles qui l’avaient convaincue qu’elle était moins que le ver de terre qu’on écrase sous sa chaussure ». Avec une incroyable lucidité, Régine comprend que l’origine de la violence de cette femme n’est autre « qu’une manière d’apaiser ses propres souffrances ».
Les figures masculines sont contrastées, tantôt des hommes qui imposent leur stature de maîtres, « vêtus des habits de maître, assis sur son cheval de maître ou à sa table de maître, les désirs d’un maître sont de l’ordre des choses en pleine lumière », tantôt des Adonis comme Rochelin, le grand amour de Florette, ou des violeurs sauvages des navires négriers. Enfin, il ne faut pas oublier l’imposante figure du général Léonard, fils d’Elisabeth Dubreuil et d’Achille Corvaseau, personnage descendu tout droit des contrées de Macondo et de l’univers pittoresque d’un Gabriel García Márquez.
À cette violence omniprésente, les héroïnes du roman répondent, en chœur, en faisant de leur désir de résistance, de leur soif de goûter au bonheur « un barrage solide », comme Régine, en renonçant « aux rires, bécotages et petites agaceries coquines », comme Florette Dubreuil, la grand-mère ou, enfin, en poursuivant ses rêves envers et contre tout, légère et avec une confiance aveugle, comme Elisabeth Dubreuil, dès les premiers pas de sa fuite.
Dans un miroir géologique, cette fois, Yanick Lahens trouve dans la terre haïtienne le reflet des épreuves et des surgissements malheureux de l’Histoire, une sorte de prédestination incrustée dans les couches volcaniques de cette île. Il suffit de lire seulement les paroles qui lui sont dédiées : « C’est une terre qui regarde ailleurs, alors qu’elle n’a pas fini de mettre bas pour ses propres enfants. Une terre qui a trop à porter. Alors, son dos cède, ses jambes flanchent sous le fracas des déflagrations ou la lame des machettes, le bruit des bottes et des chevaux. Et, le temps pour elle de retrouver son équilibre, c’est le sol qui se dérobe sous ses pieds ou les eaux qui menacent de l’engloutir. » Cette terre qui vit aussi sous les auspices des divinités vaudoues rappelle la même ambiance, le même regard que celui de Bain de lune.
Enfin, il serait infondé, voire injuste, de croire que, malgré toute la souffrance qui le consume, Passagères de nuit serait un roman du désespoir, un récit incapable de donner sens à la souffrance et de dire le malheur dont l’Histoire se nourrit sans cesse. Il est surtout le récit d’un apprentissage, comme le sont tous les grands récits de la littérature, comme le sont toutes les histoires qui tentent d’élever la condition humaine à la lumière capable d’éclairer nos souffrances et nos joies.
De la confiance qui refuse la fatalité, comme le dit si bien ce testament laissé à Régine par sa mère et que nous citons en entier : « Tu ouvres un grand ciel, plus grand que le fouet, que la faim, plus grand que les grands charivaris, plus grand que les incendies ravageurs, que la terre qui tremble et culbute, que le désir de mains, de lèvres sur ta peau. Et dans ce ciel, tu poses tes astres, tes soleils, tes eaux profondes, tes divinités et ton nom vaillant, celui que tu es seule à connaître. Et ton ciel, tu le noues avec ton mouchoir, deux fois plutôt qu’une, autour de la tête. Un mouchoir-ciel, ma fille. »
La réplique de Régine ne tardera pas. Elle est la réplique et la clef de voute de ce roman : « J’ai toujours gardé, tout au fond de moi, l’idée de la lame et celle du pas en avant, les yeux grands ouverts. Sur les ténèbres. Sur la lumière. Sur la vie. »
Dan Burcea
Crédits photo : Philippe Matsas
Yanick Lahens, Passagères de nuit, Sabine Wespieser Éditeur, 2025, 232 pages.

