
Dans Fol, le nouveau roman de Maximilien Friche, l’amour chaste est à l’honneur. Mais c’est surtout, à travers cette passion impossible, un récit initiatique sur la vocation d’un écrivain et la manière dont la littérature peut habiter une vie, dans notre société contemporaine.
Renaud a 16 ans. Il ne se sent pas tout à fait à sa place parmi ses condisciples, dans un prestigieux lycée de Toulouse. Alors, il fait le malin, il provoque, il raconte des histoires, pour se distinguer de la plèbe. Il a assez de talent pour séduire Alix, une élève studieuse. Une de ces filles de bonne famille pour qui la route royale est déjà tracée. Sans doute qu’avec ce garçon, elle s’encanaille. Elle joue à se faire peur. On flirte avec le bizarre, mais on ne se donne pas à lui. Sa relation avec Renaud ne sera donc jamais consommée. Leur liaison existera par les lettres qu’ils s’échangent, jusqu’à leur rupture. Tout est à la fois vécu sur le mode du sublime et du grotesque. Néanmoins, Alix accomplit par là son rôle spirituel. Elle a dit à Renaud qu’il devrait écrire et c’est ce qu’il fera, en mémoire de leur amour avorté. Elle l’a baptisé par cette liaison désincarnée et pour toujours inassouvie. C’est l’infini de la ligne d’horizon planté dans la chair. La femme qui l’a engendré peut dès lors renaître en cette créature poétique qui va hanter Renaud. Elle lui a fait l’offrande de ces quelques scènes qu’il passera les années suivantes à essayer de réécrire. La vie figée dans une courte parenthèse entre l’enfance et l’âge adulte. L’existence n’est supportable qu’à la condition de n’être jamais vécue. Renaud sera donc écrivain.
Quoiqu’un écrivain peut-être inaccompli. Un écrivain dont la vocation restera à moitié exaucée, se disputant avec les obligations matérielles. Dans la deuxième partie du livre, en effet, à 45 ans Renaud est chef de cabinet, dans une entreprise, à Lyon. Sa situation professionnelle ne l’intéresse guère. Tout l’exaspère au dehors de son amour de ses seize ans. Son ancienne flamme est désormais la plaie autour de laquelle s’est enroulé son rêve intérieur. Le reste est enduré dans un sentiment de médiocrité, voire d’insignifiance.
Mais ce n’est pas simplement la vie matérielle qui est devenue fausse. La littérature aussi se révèle vulgaire. L’âge adulte, c’est passer de la pureté des intentions à la réalité sociale. Basculer de la foi des débuts aux obligations contingentes. Nous sommes hantés par un livre et voilà qu’on se gaspille. Nous n’achevons que la pâle copie de l’œuvre dont on brûlait. Pire, nous ne ratons pas même le sublime que l’on portait en nous, nous écrivons pour rien, pour briller, pour nous distinguer, encore une fois. Le Verbe devient inessentiel. On se perd pour une vague renommée qui n’atteint pas même à la reconnaissance. Et nous voilà obligés de naviguer dans un monde où la littérature se trouve rejetée à l’état de distraction, sinon de simple passe-temps. Le moi du romancier n’est plus seulement étouffé par le moi social, il en est corrompu jusqu’à la moelle. Et c’est de là l’Idéal qui pourrit de la tête au pied.
Écrire aujourd’hui, pour Maximilien Friche, dans Fol, c’est donc avancer entre le risible et le sacré. Un rêve dont on peut douter de la sincérité. On peut même se demander si le drame sentimental de Renaud ne se réduit pas à un mirage ou à une anecdote dérisoire. De l’insignifiance montée à l’état de regret pour se donner matière à délirer. Trouver une transcendance en toc dans un monde terriblement dépourvu d’absolu. Alors, tout l’amour idéalisé du personnage n’aura représenté, littéralement, qu’un prétexte. Et en ce sens, la littérature serait la recherche d’une existence enfin justifiée par la grandeur du verbe, au risque ne se réaliser que dans une sorte d’imposture. Mais malgré l’écueil, c’est bien ce à quoi invite Friche dans son livre. Rejouer sans cesse la blessure initiale, avec les vieux sentiments mille fois recuits, dans l’espoir que, justement, de ce ridicule, de cette humiliation du ratage, et sans être tout à fait dupe de nos ambiguïtés, l’on puisse en tirer, un jour, une œuvre sincère. Car peut-être existe-t-il dans la fausseté d’un amour perdu et à moitié inventé, une vérité inaccomplie, qui ne peut trouver son achèvement que transfigurée par la littérature.
Hervé Weil
Maximilien Friche, Fol, Avec une Préface de Stéphane Barsacq, Éditions Sans Escale, 2025, 266 pages.