Il faut regarder les neuf portraits réunis dans ce recueil – nous dit Alice Renard – non pas comme des représentations figées « sur la lisseur d’une toile », mais comme des moments « où l’être au monde est en péril » et dégage « la plus pure énergie de l’existence », s’échappant « d’entre les fissures » et faisant résonner « le coup de tonnerre », « l’éclair » de sa rupture, juste « sous la peau », suggestive allusion à son titre.
La grille du genre littéraire du portrait semble être dès lors insuffisante, voire inefficace, si l’on se résume à ses velléités à se mesurer à l’image picturale, fût-elle fidèle ou caricaturale, sous forme d’éloge ou de satire.
Peaux vives nous invite, comme nous allons voir, à saisir un instant précis de l’existence des modèles choisis loin du hasard. Il s’agit d’une temporalité à la lisière de la rupture, « un moment où la personnalité s’effondre ». Nous sommes loin de la recherche stérile des outrances médiatiques ou d’une quelconque tentation voyeuriste. Alice Renard traverse des contrées et des époques différentes, de 1292, « quelque part en Cornouailles », à 1804, à Saint-Pétersbourg, de 1890, dans le Calvados, à 2010, dans la Principauté de Monaco, choisissant avec soin ses modèles, afin de pouvoir capter dans la toile narrative le reflet le plus suggestif de la métaphore-lumière qui lui sert de pinceau. Le récit devient ainsi une toile qui voit petit à petit naître sur sa surface des traits sous forme – redisons-le – d’éclairs et de tonnerres, somme toute, des battements de l’être qui donnent à voir à la fois l’instant et l’éternité qui les habitent.
Ajoutons que chaque portrait narratif est accompagné d’un portrait-dessin fait par l’autrice elle-même.
Difficile à choisir entre ces neuf portraits. Ils méritent tous d’être lus, scrutés de près ou admirés à la bonne distance.
Choisissons pour illustration ces deux exemples.
Jeanne – Calvados, Normandie, 1890
Que dire de cette femme qui, à ses trente ans, s’interroge sur sa beauté déclinante que les premières rides de sa peau et les accidents de la vie lui rappellent, sur sa condition de paysanne et de mère, sur sa foi et surtout sur la joie qui illumine son visage ? Son autoportrait est résumé en ces mots simples, mais tellement forts : « Forte et digne, je me regarde ». Ce qui la sépare des gens des villes, « ces hommes dans les automobiles », c’est le plaisir dont la définition est loin du bonheur des paysans. « Nous avons pour nous, qui nous est propre, le contentement, la satisfaction physique du labeur accompli […]. Ils ne connaitront pas, jamais, la profondeur de nos nuits, combien elles nous réparent, ni combien on se sent fort utile après tant d’efforts, ce que cela procure de sentir en soi puissance, au cœur de tant d’obscurité et de solitude ».
Gilles – Paris, place de l’Odéon, 2002
On dit de cet homme qu’il fuit, tant son besoin d’avancer est grand. Il refuse d’ailleurs le qualificatif de personne « à la rue » que ceux qu’il rencontre choisissent à sa place. Il préfère dire : « Je ne suis pas à la rue, je suis dans la rue d’une manière un peu plus consistante que la vôtre. » Qu’est-ce qui le sépare des jeunes qui sortent du théâtre et qu’il croise un soir sur la place de l’Odéon ? « La sapience » qu’il déchiffre sur leurs visages, leur éloquence ou l’existence de cet homme « qu’ils n’étudieront pas, très loin de leur conscience », sa solitude ou le doute permanent, « seule vérité pour moi aux justes proportions » ?
Arrêtons-nous ici, quitte à donner à notre analyse le sentiment d’une dimension insuffisante. L’option de l’énumération n’étant pas la plus adaptée dans ce cas, il vaut mieux se pencher sur les thèmes qui survolent ce recueil, et surtout la place centrale qu’occupe la problématique de la condition humaine face au temps, aux changements que l’Histoire impose aux destins humains, le scepticisme comme trace indélébile face aux valeurs imposées par la société, à la confrontation avec la mort, aux drames issus de la violence des hommes.
Que nous disent, pour ne pas citer qu’eux, Robin sur sa carte trop réduite, Camille sur son innocence face à l’âge adulte, Alexei Alexandrovitch Petrovna, « l’homme qui fait des feux », Maria sur son exil, les graffiteurs de Bruxelles, Martin Jr. sur le monde du cirque, Charles André Gaspard sur la mort ?
Les réponses se trouvent dans ce récit-album.
Alice Renard s’était fait remarquer grâce à son premier roman, La colère et l’envie (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2023). Deux ans plus tard, Peaux vives se feuillette et s’admire, se lit et se relit, se déguste avec parcimonie afin de saisir l’étincelle et l’élégance du style auxquelles l’écrivaine nous avait déjà habitués.
Dan Burcea
Alice Renard, Peaux vives, Éditions Héloïse d’Ormesson, 2025, 128 pages.

