Outre le plaisir de lire la biographie magistrale d’Emil Cioran qu’Anca Visdei nous offre et d’apprendre beaucoup de choses fascinantes sur la vie de Cioran, elle m’a inspiré à créer un troisième volet de mon travail antérieur sur Cioran. Chacun des deux essais que j’avais publiés précédemment s’articulait autour de l’idée que les deux phases successives – l’une roumaine, l’autre française – de la carrière littéraire de Cioran étaient reliées par une espèce de « transfiguration ». Le premier, intitulé « Le complexe de Dédale : E. M. Cioran et son Emil » (Cioran : Archives Paradoxales. Tome II : Nouvelles Approches Critiques. Paris, Classiques Garnier, 2015), que j’ai présenté à Sibiu lors du Colloque international Emil Cioran, proposait de lire cette première phase comme caractérisée par une pierre d’achoppement – liée avant tout aux Juifs, qui sont présentés comme les adversaires implacables du peuple roumain — qui deviendrait plus tard une pierre angulaire formée par la langue française d’une part et la poésie anglaise de l’autre part. Le second essai, rédigé en anglais et intitulé « Crafting Transfigurations in A Short History of Decay », The Séance of Reading : Uncanny Designs in Modernist Writing (Bucarest : Editura Universitară, 2023), avait comme thème central l’idée que le rêve prophétique qui inspire La Transfiguration de la Roumanie se transfigure plus tard en une écriture anti prophétique grâce à laquelle Cioran produit un chef-d’œuvre intitulé Précis de décomposition.
L’idée d’aborder un troisième aperçu de la démarche littéraire de Cioran – axée cette fois-ci sur la transfiguration de la vengeance – m’est venue en constatant l’importance accordée à la “vengeance” et à la violence comme réponse privilégiée de Cioran à l’humiliation que lui infligeaient ses origines, un « inconvénient d’être né roumain » qui le conduit à suivre une thérapie de la vengeance pour tenter de s’en libérer. Comme l’observe Anca Visdei, nous retrouvons tout au long de l’œuvre de Cioran « cette idée de la fonction thérapeutique de l’écriture » (64). Dans l’entretien avec Cioran qu’elle publie dans la rubrique « Annexe » de sa biographie, elle nous explique que Cioran lui a avoué « qu’il n’y a qu’une chose qui explique et justifie les livres : leurs valeurs thérapeutiques » et que « la seule fonction de l’écriture [est] une vengeance sans risque » (416).
Son propre modèle sur le plan politique de cette thérapie est ce qu’Anca Visdei appelle à juste titre « le délire d’une Allemagne prise collectivement d’une hystérie revancharde après ‘l’humiliation’ de 1918 » (74). À propos du séjour berlinois de Cioran, elle nous dit avec pertinence que « sa dépression cède à la fascination de l’hubris débridée des Allemands », qu’il « expérimente de nouvelles sensations, des emportements, des pulsions » (75), qu’il y trouve une « barbarie déchaînée et créatrice » (77), et qu’il juge que « le mérite d’Hitler est d’avoir privé une nation de son esprit critique » (90).
Cette thérapie par la vengeance ne débouche malheureusement pas sur un chef-d’œuvre. Cioran lui-même admet que Lacrimi si Sfinti n’était qu’une « explosion » (Entretien avec Gerd Bergfleth, 150) et que « Tout ce que j’ai écrit là-bas est exempt du moindre souci de style, tout y est désastreusement spontané » (Gerd Berfleth, 143). À propos de cette thérapie qui ne mène pas à la gloire littéraire souhaitée par Cioran, Anca Visdei nous offre un bon nombre d’évaluations peu élogieuses de ses premiers livres rédigées par ses compatriotes roumains. Serban Cioculescu, par exemple, constate qu’« Il écrit tempêtueusement, suivant le graphique d’une impulsion intérieure irrésistible » et que son idéal est « le retour à la barbarie » (96). De son côté, Nicolae Rosu juge qu’« On peut trouver une place pour lui aussi proche que possible de la barbarie qu’il adore tant (97). » Mihail Sebastian fait écho à ce jugement en remarquant que « Cioran est un écrivain en délire, qui aime son délire, l’alimente, l’entretient, le stimule ». (128). Cette thérapie de la vengeance n’aboutit finalement qu’à ce que Nicolas Cavailles, l’éditeur de l’édition Pléiade de l’œuvre française de Cioran, décrit comme « Des centaines, des milliers de pages noircies pour flatter de mauvais démons ou des ambitions vaines » (1300).
Un deuxième détail de la biographie, celui qui m’a amené à concevoir la réussite littéraire de Cioran comme impliquant – bien au-delà d’une simple thérapie – une profonde transfiguration de la vengeance, concerne la présence de Simone Weil à Berlin à peu près au même moment que Cioran, une coïncidence que j’ai apprise grâce à Anca Visdei. Ce détail m’a rappelé une observation de Weil dans son chef-d’œuvre posthume La pesanteur et la grâce où elle affirme que « Le désir de la vengeance est un désir d’équilibre essentiel » et qu’il faut « chercher l’équilibre sur un autre plan. »
Cet autre plan était, bien sûr, pour Cioran la langue française. Anca Visdei nous aide cependant à comprendre combien l’abandon du roumain et le choix du français furent peu prometteurs pour la deuxième phase de sa carrière littéraire. Comparant Pe culmile disperării à sa traduction française, Sur les cimes du désespoir, elle attire notre attention sur le fait que « le texte perd à la fois des nuances et du lyrisme » (62). Elle cite plus tard la remarque de Cioran selon laquelle la France « vous donne la formule, mais pas le souffle » (186) et que le français lui-même est « une langue pour juristes et logiciens » (206). Anca Visdei suggère pour sa part une très nette distinction entre le français, qu’elle qualifie de « langue de cerveau », et le roumain, auquel elle rend hommage pour être « un langage de fibres, de tripes, de nerfs mis à vif » (205). À propos des « nerfs mis à vif », souvenons-nous de la remarque faite par Cioran lui-même au sujet de la France, mais qui s’applique également, on l’imagine, à son langage : « Je ne peux imaginer de pays plus dépourvu de moelle que la France » (187).
C’est Anca Visdei qui nous explique pourquoi, malgré ses apparentes faiblesses, le français fournit à Cioran précisément l’aide dont il a besoin pour réaliser ses ambitions littéraires : « Ses contrastes avaient besoin du cadre rationnel, rassurant et contraignant d’une langue raffinée, polie par des siècles d’usage et de notoriété universelle, pour lui éviter de sombrer dans les abîmes du délire et les difficultés personnelles » (204). À cela, elle ajoute plus tard l’observation très perspicace que « même corseté par la syntaxe, il parvient à imprimer à son texte une ductilité qui en fait exprimer le jus-sens » (261).
Cette remarque me rappelle un passage de son De l’Inconvénient d’être né où Cioran se plaint du fait que parvenir à combiner « syntaxe » et « jus-sens » ne va pas de soi : « L’inconvénient de pratiquer une langue d’emprunt est de n’avoir pas le droit d’y faire trop de fautes. Or, c’est en cherchant l’incorrection sans pourtant en abuser, c’est en frôlant à chaque moment le solécisme, qu’on donne une apparence de vie à l’écriture. » Cette tension entre l’obligation d’éviter les fautes et le désir de les inviter se transfigure en un équilibre grâce à une écriture qui met en scène – à la place de la vengeance – la convergence entre la correction la plus parfaite et l’incorrection « à volonté » (une dictée sans fautes en même temps qu’une dictée « cent » fautes, si l’on veut). Ce désir de créer une forme d’écriture où, tout en évitant les fautes, on a le droit de les inviter sans scrupule est autorisé par les poètes qui traitent les figures poétiques comme des « fautes de catégories », c’est-à-dire des fautes où l’on applique un concept ou un attribut à une catégorie d’objets à laquelle il n’appartient pas, créant une confusion entre des réalités distinctes.
Contrairement aux règles grammaticales, qui ordonnent la place des mots dans une phrase selon un schéma logique, les figures poétiques nous invitent à imaginer des relations alogiques entre les mots : Parmi ces figures, on note quelques exemples tirés de Précis de décomposition : métaphore (« L’ennui, cette convalescence incurable. ») ; hyperbole (« Le va-et-vient d’un moucheron me paraît une entreprise d’apocalypse. ») ; climax (« On arrive alors à se réjouir dans l’inexprimable, à passer ses jours en marge du compréhensible et à se vautrer dans la banlieue du sublime. ») ; non-séquitur (« Celui qui s’évertuerait à trouver la formule du mal du lointain deviendrait victime d’une architecture mal construite. ») ; paradoxe (« Si par chaque mot nous remportons une victoire sur le néant, ce n’est que pour mieux en subir l’empire. ») ; syllepse (« La forme de son destin n’étant moins réglée que ne l’est celle d’un sonnet ou d’un astre »). Il est intrigant de réfléchir à la possibilité suggérée, par exemple, par Paul Ricoeur dans son La Métaphore vive, que ses figures, qui ont l’air des écarts par rapport à l’ordonnément correct des mots, sont en réalité des traces des convergences et des divergences entre les mots qui ont précédé la mainmise de la grammaire et qui « valent toujours mieux que la raison. »
Je terminerai par une hypothèse qui a attiré mon attention et que je développerai plus en détail au colloque sur Cioran organisé à Paris les 15 et 16 janvier 2026 par l’Université Sorbonne Nouvelle. Cette hypothèse commence par la réflexion, que je dois à Anca Visdei, que la thérapie de la vengeance qui est au centre de la première phase de sa carrière littéraire est la réponse directe à ce qu’elle décrit comme la nature bipolaire de la fatalité qui frappe Cioran. Elle nous dit – une observation quelle reprend à plusieurs reprises – que le jeune Cioran était « écartelé dans sa bipolarité », une condition qui fait qu’il « évolue dans un champ de tensions constantes », et que « ses humeurs sont extrêmes, toujours diamétralement opposées » (65). Nous apprenons également que « ses deux parents étaient aussi ‘divergents’ que possible » et que « les incompatibilités de ce double héritage l’ont mené à faire coexister dans son âme les sceptiques grecs et les romantiques allemands » (29 ; c’est moi qui souligne).
J’aime à imaginer, par la suite, que l’équilibre (une forme bénéfique de la bipolarité) entre règles grammaticales et figures poétiques que Cioran perfectionne dans son œuvre française met en scène le retour déguisé de l’équilibre entre le latin comme langue de base et les « écarts » linguistiques divers qui ont contribué à la formation de la langue roumaine. Comme nous l’explique Anca Visdei, le roumain est une langue « forgée au fil de migrations diverses [qui] emprunte à deux fonds lexicaux : l’un, plus récent, où la parenté latine est à dessein mise en valeur ; l’autre, plus ancien, dont le vocabulaire est un patchwork de mots populaires, d’archaïsmes, d’emprunts à des vocabulaires divers – slaves, grecs, turcs, peuples migrateurs, etc. ». (62 ; c’est moi qui souligne). Pour ma part, je résiste mal, en lisant cette phrase, à la tentation de suggérer que l’équilibre entre une langue dominante et des langues diverses qui caractérise la langue maternelle que Cioran a abandonnée constitue une forme positive de bipolarité qui existait avant la naissance de Cioran et qui – au lieu d’inciter à la vengeance – ravive ce que Cioran appelle dans De l’inconvénient d’être né « le temps d’avant le temps » où « nous rejoignons, non pas notre figure, qui n’est rien, mais cette virtualité bienheureuse où nous résistons à l’infâme tentation de nous incarner. »
La convergence, d’une part, de sa maîtrise des règles grammaticales (fruit d’un long et pénible apprentissage pour Cioran) et, d’autre part, de son brillant déploiement des figures poétiques (qui apparaît sans effort, semble-t-il, d’un don inné) explique sans doute l’émerveillement que je ressens chaque fois que je lis quelques phrases de Cioran – souvent trouvées par hasard sur ma liseuse Kindle – une émotion dont Fernando Pessoa (surnommé « le Cioran portugais ») a parlé de manière si lapidaire : « Nous admirons avec émerveillement l’aspiration à la perfection des artistes. Nous aimons leur approximation de la perfection, mais nous l’aimons parce qu’elle n’est qu’une approximation. »
Thomas J. Cousineau (Washington College, USA)
Anca Visdei, Cioran ou le gai désespoir. Paris, Éditions de L’Archipel, 2025.

