Alina Pavelescu : La Révolution roumaine de 1989 racontée à ceux qui ne l’on pas vécue

 

Alina Pavelescu est une historienne, traductrice et romancière roumaine, directrice-adjointe des Archives nationales de Roumanie. Elle publie aux Éditions Art de Bucarest, Revoluţia română din 1989 povestită celor care nu au trăit-o – O introducere [La Révolution roumaine de 1989 racontée à ceux qui ne l’on pas vécue – Une intoduction]. 

Votre livre possède, il faut le dire, une double portée, historique et pédagogique, un livre qui fait revivre ce qui s’est passé en Roumanie il y a 35 et qui est tourné vers les générations actuelles. Pourriez-vous nous dire comment est-il né ?

Ce livre inaugure une collection de livres d’histoire destinés aux lycéens souhaitée par les Éditions Art où vient de paraître mon livre. Le projet a son origine dans un constat simple : il n’existait pas dans l’historiographie roumaine de livres consacrés à la révolution roumaine de 1989 qui se proposaient de l’expliquer aux jeunes ne l’ayant pas vécue, comme l’a fait ma génération. J’ai accepté ce défi, non sans une certaine appréhension. Maintenant que mon livre est sorti, je pense vraiment que c’était une bonne idée et que cela valait la peine de faire tous ces efforts.

Je parlais en introduction de la portée pédagogique de votre livre. Quelle importance revêt cet aspect pour vous ?

Pour moi, l’aspect le plus important était de transmettre des valeurs pédagogiques sans devenir rébarbative ou trop didactique. Je savais que les étudiants d’aujourd’hui n’apprécient pas vraiment la manière dont les cours d’histoire contemporaine de la Roumanie sont structurées dans leurs manuels scolaires. Je savais également qu’en raison de la nature précaire de ces informations, la plupart des jeunes s’informent sur Internet, sur Tik-tok ou piochent dans les souvenirs de leurs parents ou grands-parents. Naturellement, dans ces souvenirs sélectifs et subjectifs, la nostalgie joue souvent – beaucoup trop souvent, je le crains – un rôle central, et les jeunes, si l’on en croit les enquêtes spécialisées, sont de plus en plus nombreux à être convaincus que la période communiste a été, dans l’histoire de la Roumanie, une période meilleure que celle que nous vivons aujourd’hui. Le plus grand défi était donc de leur expliquer pourquoi ils devaient changer de regard et de faire cela de manière crédible, cohérente et convaincante et de stimuler autant que possible leur sens critique en relation directe avec les sources historiques ou les mémoires des témoins directs. Cet aspect me semble très important : encourager l’esprit critique de nos jeunes à une époque où les fake-news et les pièges de la réalité virtuelle sont à l’ordre du jour. Cela vaut pour tout le monde en général, mais surtout pour la jeune génération.

Peut-on affirmer, selon vous, qu’après tant d’années cet événement n’a pas encore été élucidé ? Garde-t-il encore des secrets qui doivent être réétudiés ? Est-ce le cas de votre présent livre ou devrions-nous nous contenter de ce que vous précisez dès le début de votre travail de recherche à savoir « qu’il ne se propose pas de relater toute l’histoire de cet événement et non pas d’offrir de réponses définitives à ce qui s’est passé » ? 

Le fait que la révolution roumaine de 1989 conserve encore des ombres liées aux demi-vérités qui ont été dites depuis, aux documents détruits dans ces mêmes jours de violence, au passé lié à l’influence soviétique de ceux qui ont pris le pouvoir à partir de ces mêmes jours, ce sont des faits dont aucun Roumain ne doute aujourd’hui. Reste à savoir si nous parviendrons un jour à élucider sans ambiguïté les « mystères » de notre révolution ou si nous devrons nous habituer à ce vide, à regarder lucidement les bons et les mauvais côtés et à construire notre histoire dans la liberté, sans nous préoccuper des nombreuses théories conspirationnistes liées à ce décembre 1989. Mais ce qui est difficile à accepter, et c’est aujourd’hui encore le cas, c’est qu’il n’a pas été possible d’identifier et de faire rendre des comptes à ceux qui, après le 22 décembre 1989, le jour où le régime de Ceausescu était déjà tombé, ont causé un nombre impressionnant de morts innocents dans les rues des villes roumaines. Mon livre – qui traite bien entendu de tous ces aspects – n’avait pas pour vocation de les élucider, ni de présenter aux jeunes de prétendues vérités définitives, mais seulement, comme je l’ai dit plus haut, de stimuler leur esprit critique sur un contexte historique chargé et compliqué qui est en même temps directement lié à leur vie d’aujourd’hui.

 

 

Il y a dans votre manière d’aborder ce sujet un aspect personnel qui me semble assez intéressant et qui mérite à être pris en compte. Il s’agit de l’angle personnel sous lequel vous entendez raconter les choses : la jeune-fille de 17 ans que vous étiez à l’époque et qui raconte les choses comme elle les a vécues, y compris en se servant des pages manuscrites de son journal personnel. Pourquoi cet angle narratif ? Et non pas celui de l’historienne que vous êtes devenue aujourd’hui ?

Lorsque j’ai commencé ce livre, je me suis rendu compte que, comme tous les autres membres de ma génération, je ne pouvais pas me débarrasser entièrement des émotions que j’avais ressenties pendant ces événements ni des sentiments, des expériences et des déceptions que j’avais éprouvés les jours et les semaines qui ont suivi. Et il m’a semblé juste, pour mes jeunes lecteurs, de témoigner de mes émotions, de séparer dans un chapitre introductif mes souvenirs personnels – inévitablement subjectifs – et de redevenir dans tous les autres chapitres du livre une historienne qui s’efforce d’être objective et qui utilise de manière correcte ses sources. Ce livre est donc loin d’être un recueil de souvenirs personnels sur la Révolution roumaine, mais un ouvrage sérieux d’histoire, où j’ai placé, en préambule, mon petit témoignage personnel.

Revenons, si vous êtes d’accord, sur le contenu de votre ouvrage. Il contient cinq chapitres et un Épilogue. Que pouvez-vous nous dire du plan selon lequel l’avez-vous conçu ?

Il est assez évident qu’on ne peut pas expliquer aux jeunes – en particulier à ceux qui sont imprégnés de la nostalgie communiste de leurs parents et de leurs grands-parents – pourquoi les régimes communistes d’Europe de l’Est sont tombés en 1989 sans d’abord expliquer ce qu’était le communisme, comment fonctionnait-il, où a-t-il échoué et comment les citoyens des États communistes ont-ils ressenti l’échec (ou les échecs) dans leur propre vie. C’est ce que j’ai fait dans les deux premiers chapitres du livre : j’explique comment le communisme est apparu en Europe de l’Est et bien entendu en Roumanie, comment il a évolué, pourquoi le Parti Communiste de l’Union Soviétique et son chef, Mikhaïl Gorbatchev, ont décidé à un moment donné de « lâcher » les régimes communistes de l’Europe de l’Est et pourquoi, une fois « lâchés » par leurs maîtres politiques de Moscou, ces régimes se sont effondrés. J’explique ensuite, dans un troisième chapitre, comment les choses se sont déroulées pendant la révolution en Roumanie – en me concentrant sur les événements de Timișoara, puis de Bucarest – et, pour leur faire comprendre pourquoi, malgré ce qu’ils ont appris dans ce chapitre, la chute du communisme en 1989 est un moment positif, un moment fondateur de notre liberté d’aujourd’hui. Je leur parle ensuite des années 1990, des années lourdes, grises, violentes, mais indispensables pour que la société roumaine puisse enfin s’extraire, d’une manière ou d’une autre, de la réalité étriquée du communisme.

Le premier chapitre de votre livre s’intitule « Le jeu de domino ». Que devons-nous comprendre par ce syntagme, surtout concernant le contexte du bloc communiste de cette époque ?

Il s’agit tout simplement de l’expression classique utilisée par les historiens du communisme pour décrire la chute de leurs régimes respectifs, l’un après l’autre, au cours d’une seule année, 1989.

 

 

Pour mieux faire comprendre ce qui s’est passé en décembre 1989, vous retournez vers les années 1970 pour bien crayonner le contexte historique de la période dirigée par Ceausescu. Y a-t-il un fait marquant, voire plusieurs, qui pourraient nous donner une image de ce que fut cette période ? Pourquoi appelez-vous cette époque comme étant « la décennie des illusions perdues » ?

Comme nous le savons, Ceausescu était arrivé à la tête du PCR et de la Roumanie en créant l’illusion qu’il serait un nouveau type de dirigeant communiste, une sorte de communiste nationaliste éclairé. C’est quelque chose qui avait séduit les Roumains au début et qui les avait même amenés à croire un bon moment à la possibilité d’un « bon communisme » – surtout après que Ceausescu eut refusé de participer, avec les autres armées du traité de Varsovie, à la répression du Printemps de Prague en août 1968. Cependant, depuis cette prise de position, il n’a rien fait pour répondre aux espoirs placés en lui par les Roumains et d’autres acteurs internationaux majeurs. Et la crise du communisme s’est poursuivie, Ceausescu lui-même devenant de plus en plus rigide, politiquement primitif et détaché de la réalité. Les tournants des années 1970, que nous connaissons tous, figurent bien sûr dans le livre : le mouvement de l’écrivain Paul Goma et son échec, la grève des mineurs en 1977, le tremblement de terre de la même année, le tournant « asiatique » du régime communiste favorisé par Ceaușescu. L’un après l’autre, tous ces événements ont tué les espoirs des Roumains de ce « bon communisme ».

Reste peut-être à évoquer la partie la plus passionnante, car la plus obscure, de ce qu’il s’est passé en 1989 en Roumanie. Vous appelez cela « Les mystères de la Révolution de 1989 ». Que veulent dire ces « mystères » pour l’historienne que vous êtes ?

J’explique dans ce livre que, compte tenu des parties encore obscures des événements de cette époque, des morceaux de vérité que nous n’avons pas encore pu reconstituer de manière univoque, il nous reste, en tant qu’historiens, à rassembler des sources, des hypothèses, des théories et à procéder à leur examen de la manière d’un détective : avec des arguments, des contre-arguments, des conclusions logiques nécessaires et enfin avec des parties non élucidées de cette partie de notre histoire. C’est pourquoi je parle à mes jeunes lecteurs de « mystères » que je ne me propose pas de démêler à leur place, mais seulement de les aider à essayer de les élucider par eux-mêmes.

 

 

Et enfin, permettez-moi de reprendre à mon compte cette question que vous mettez en tête de votre Epilogue : « C’était une révolution ou pas ? » 

Mon opinion exprimée dans ce livre est que oui, c’était une révolution. J’explique pourquoi je pense ainsi : parce que cela a apporté un changement radical dans nos vies et dans ce qui est devenu notre pays, un changement économique, social, politique, peut-être un peu dur, mais globalement positif. Après 1989, la vie des Roumains ne ressemble plus à celle du communisme, même si les élites politiques ne se sont pas « modernisées » du jour au lendemain, même si l’économie a eu du mal à s’adapter à la nouvelle réalité du capitalisme, même si la transition elle-même a été difficile pour la plupart des Roumains et qu’un grand nombre d’entre eux se considèrent encore comme des « perdants de cette transition ». Il suffit pourtant de regarder un film comme celui réalisé par Bogdan Mureșanu, « La Nouvelle Année qui n’est jamais arrivée », sorti dans les salles roumaines en 2024 et qui reconstitue avec suffisamment d’exactitude ce à quoi ressemblait la Roumanie en 1989, pour se rendre compte que, 35 ans plus tard, nous avons parcouru un long chemin depuis ces tristes et grises réalités. Et que, oui, il est heureux que nous soyons allés si loin, tout comme il serait absurde de vouloir revenir, d’une manière ou d’une autre, par on ne sait quelle solution extrémiste, à ce point mort de notre histoire.

Propos recueillis et traduits du roumain par Dan Burcea©

©Photos d’archive des agences de presse roumaines.

Alina Pavelescu, Revoluţia română din 1989 povestită celor care nu au trăit-o [La Révolution roumaine de 1989 racontée à ceux qui ne l’on pas vécue], Editura Art, décembre 2024, 224 pages.

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article