« La mémoire constitue les fondations d’une maison »
(Cécile Chabaud[1])
Avec De femme et d’acier (Éd. de l’Archipel), Cécile Chabaud continue son travail de réparatrice de mémoire, un métier qu’elle exerce brillamment en mettant son talent littéraire au service des figures oubliées de l’Histoire, comme ce fut le cas de Rachilde, « femme libre et écrivaine sulfureuse de la Belle Epoque », de la personne contestée entre collabo ou résistant de Georges Despaux ou, comme l’est ici celle du docteur Nicole Girard-Mangin (1878-1919), seule femme parmi les dix mille médecins engagés sur le front de la Grande Guerre en France.
Dès son début en littérature, la critique avait fait l’éloge de « son écriture fluide et ciselée[2] » et de « sa puissance dans l’écriture [3] ». Quant à sa capacité de donner vie à ses personnages qu’elle souhaite sauver de l’oubli, elle nous avait confié dans une interview pour Lettres Capitales, en prenant l’exemple de Georges Despaux dans Indigne : « Me glissant dans sa vie et dans ses pas, je lui ai parfois donné mes mots, mes sentiments, ma pensée. Je lui ai insufflé la passion mémorielle qui m’habite. J’ai voulu croire qu’il a dessiné pour témoigner et ne pas laisser mourir ceux qui étaient condamnés [4]».
Donner la parole à des personnes ayant réellement existé, les hisser au rang de personnages de littérature, réécrire leurs biographies pour les faire entrer dans le Panthéon des Lettres et les rendre ainsi immortelles, n’est-ce pas la tâche de la littérature, voire sa vraie vocation ?
Cécile Chabaud s’avoue conquise par le genre de la biographie romanesque, franchissant même le pas de l’écriture à la première personne, comme c’est le cas dans son dernier roman, De femme et d’acier.
S’il fallait trouver une spécificité à son écriture, celle-ci serait indéniablement celle d’une pudeur voisinant l’admiration et l’élégance, offrant à sa narration, comme un geste de révérence, une fidèle identification au destin raconté, à ses causes, à ses joies, à ses interrogations, parfois à ses tourments.
Quant à ses choix, relevons, en dehors du caractère héroïque de ses personnages, celui d’une cause qui lui est chère et qui est celle du combat des femmes contre la misogynie et ses multiples formes auxquelles elles se sont confrontées à travers les époques qu’elles ont eu à traverser. Il s’agit chez ces femmes d’un féminisme debout mettant en valeur leur place particulière dans les moments cruciaux du destin de l’humanité. C’est ce que Nicole Girard-Mangin affirme, en parlant de sa volonté de transmission auprès des infirmières de guerre : « Rien ne sera plus satisfaisant pour moi que si les femmes, beaucoup de femmes, toutes pourquoi pas, comprennent enfin qu’elles ont un rôle capital à jouer dans ce monde » (p.42).
Et de rajouter cette phrase essentielle sur l’éternelle condition féminine devant les malheurs de l’humanité : « Puisqu’il semble impossible de supprimer le mal, l’indigence, les guerres, je leur donnerai les outils pour sécher toutes les larmes de l’humanité. » (idem)
De femme et d’acier est construit comme un édifice romanesque dont nous connaissons déjà les fondations mémorielles auxquelles Cécile Chabaud fait allusion dans son interview accordée à Relais culture. Elle ajoutera dans son livre : « Plus tard, de siècle en siècle, tous tomberont dans l’oubli et ne seront que quelques mots et quelques chiffres dans un livre d’histoire. Car le monde est ainsi fait, qui ne tire jamais de leçon de rien » (p.159).
Reste à nommer les autres éléments qui vont lui donner corps, ses murs porteurs, ses ornements, sa clé de voute, son sublime. Et si cet édifice n’a pas l’envergure d’une cathédrale, il a au moins les dimensions d’une chapelle qui invite au recueillement et à la vénération du passé glorieux de tant de destins emportés par la tragédie de la guerre.
Pour Nicole, l’héroïne du roman, il s’agira de se jeter, tout juste après son mariage, dans l’arène où régnaient les règles de la mondanité, de « combler le néant » d’une existence condamnée à l’ennui qu’il fallait rapidement dépasser et dont elle devait s’en détacher et retrouver le courage et l’énergie. Elle aura la force de divorcer d’André, le père de leur enfant Etienne. C’est un acte de courage en ce début de XXe siècle, une épreuve qu’elle surmontera à l’aide de sa famille. Mais ce sera aussi une blessure qui ne se fermera jamais dans son intimité blessée.
Devenue médecin, spécialiste des maladies infectieuses et du cancer, elle sera, dès le début de la Grande Guerre, engagée dans un combat sans relâche contre la mort sur le front.
Son crédo se traduit en ces mots gravés dans le marbre : « C’est toute l’histoire de mon existence : partout où je poserai mes mains, mes yeux, ma réflexion, je défendrai la vie. »
La suite ininterrompue d’analepses entre 1919 et les années de la guerre dont la narratrice fait usage offrira désormais une subtile alternance entre son intériorité de femme et le dramatisme des faits racontés, faisant place à une attitude qui donne à l’héroïsme et au sens du devoir une noblesse au milieu des épreuves d’une multitude d’hommes et de femmes emportés par la cruauté de l’Histoire.
Cette partie qui pourrait être considérée comme un journal de guerre n’est pas seulement la transcription, fût-elle précise et fidèle des faits, mais plutôt comme le récit d’un combat acerbe engagé contre la mort une radiographie d’une souffrance indicible qui crie haut et fort son absurdité, son inepte chronologie.
La figure du docteur Mangin illumine ces terres ensanglantées par la fermeté des actions, par son abnégation, sa ténacité et, redisons-le, son sacrifice. Malgré les clichés et la misogynie de ses confrères, elle réussira à s’imposer, non sans l’aide de certains de ces confrères qui sauront apprécier ses qualités. Et avec le soutien et l’admiration des nombreux blessés qui lui reconnaîtront son titre d’honneur et lui offriront la seule médaille à laquelle elle aura droit, et pourtant la plus précieuse.
« Nul n’a le droit d’être inutile » sera le mot d’ordre pendant toutes ces années de guerre, et même par la suite, dans le combat contre la grippe espagnole.
Il y a dans ce roman la description d’un épisode lié à la Fête de Noël. Il ne s’agit pas de la fameuse trêve de Noël de 1914, décrite dans le film Joyeux Noël, mais d’un moment plus dramatique, qu’elle nommera « une valse sardonique de la guerre qui emprisonnait l’Homme ».
Terminons notre chronique par cette pensée qui traverse l’esprit et bouleverse l’âme de Nicole Girard-Mangin, comme un bilan de son existence et, même temps, comme un testament laissé aux futures générations de femmes : « Je n’ai jamais rêvé d’être un homme. Pas plus qu’une femme. Ces considérations n’importent guère. J’aurais seulement voulu que la vie soit plus élégante. Être une scientifique aimée par mon mari. Je ne demandais rien d’autre que ce petit bonheur égoïste et racorni que je m’étais choisi ».
Oublie-t-on qu’elle fut l’amie de Marie Curie, de Suzanne Pertat et de tant de femmes qui ont lutté pour leur condition et qui ont réussi à rendre la vie plus élégante, comme le dit Nicole Girard-Mangin ?
En cela, le livre de Cécile Chabaud lui rend un bien mérité hommage qui répond à celui paru dans L’Œuvre, le 25/02/1915 et illustré plus haut dans l’encadré de l’article de presse.
Dan Burcea©
Photo de Cécile Chabaud, crédits photos © Stéphane Schneider
[1] https://relaisculture.com/cecile-chabaud/
[2] Jessica Nelson, Point de Vue
[3] Gérard Collard, Les coups de cœur des libraires
[4]https://lettrescapitales.com/interview-cecile-chabaud-lhistoire-a-besoin-de-temoignages-iconographiques-cest-aussi-important-que-des-textes/