Comment ne pas penser en lisant le nouveau recueil de poésie d’Anna Ayanoglou Sensations du combat, (Gallimard, 2022) à ce postulat de Christian Bobin, le poète parti trop tôt vers les étoiles ? «L’humain est un soleil que l’on peut aller chercher dessous les décombres dessous les fatigues dessous les pertes» – écrivait-il dans «Du minuscule et de l’imprévisible»
Anna Ayanoglou répond en écho annonçant dès son premier poème la venue proclamée d’un amour qui l’assaille, faisant «sentir le rêve et le feu rivaliser », des miracles, nous dira-t-elle plus loin, capables de la sortir de la torpeur qui la pousse « à hiberner à soi-même». On l’imagine refuser l’enfermement et les miettes d’une respiration saccadée, suffocante à travers la glace, symbole d’une vie liquide, irrespirable transpercée à coup de désespoir et d’asphyxie. On la devine aussi maniant des paroles appelées à dire son identité, à chercher ses sources, non pas celles de l’enfance qui risqueraient de si peu dire de qui elle est, mais celles qui la relient aux autres, au hasard des rencontres, «un pied dehors et un pied dans la confidence». Cet entre-deux dont le risque d’un possible écart vivement ressenti est peut-être l’état naturel de ses multiples interrogations et l’image d’une singularité «qui m’a aimantée», proclame-t-elle, et de ses combats qui laissent pressentir le nectar d’une sensation qu’elle s’efforce de filtrer.
Dans cette victoire des mots, rien n’existe en soi, tout est à conquérir, tout est à polir avec des vocables capables de faire ressortir davantage la candeur et la brutalité qui les traversent. La poésie d’Anna Ayanoglou est en ce sens un cri feutré enveloppé dans «l’imagination affamée d’un absolu d’amour», un plongeon dans les songes, un douloureux questionnement sur ce qui est invisible, inespéré, la quête d’un territoire que le présent laisse derrière, autorisé dans le rêve d’un possible retour dans l’enfance, sous le soleil de Thessalonique, sa ville de cœur.
Il y a dans ce recueil conçu en deux mouvements et un intermède une tension qui a la forme des vagues laissées au bon vouloir des vents, des rencontres et des découvertes d’autres horizons, comme ceux des contrées baltiques, une soif cherchant sans cesse la saveur des douces matinées et le chagrin des solitudes. Le désespoir vient en même temps que la sécheresse des mots lorsque le mauvais jour laisse pressentir l’absence de la poésie et la faiblesse du verbe. Les vers deviennent racines qui empêche Anna Ayanoglou de s’arracher «aux terres lointaines», obligée de surcroit à composer perpétuellement avec le réel.
C’est dans ce sens que nous sommes invités à lire ces «sensations du combat» censées rendre compte des forces nécessaires pour traverser les forêts abondantes de sa vie, «repousser les lianes/qui le soir, plus que tout/prolifèrent». Présents à trois reprises dans le second mouvement du recueil, ces poèmes évoquant le ressenti de ces combats à mener ne manquent pas de surprendre par un dramatisme sous-jacent à la recherche poétique d’Anna Ayanoglou qui sait insuffler, de par ses origines, une touche d’héroïsme mélangeant le tragique et l’élégiaque d’un paradis perdu qui ne demande qu’à être reconquis.
Inutile de chercher le vainqueur ou le perdant dans ce combat : nous sommes avertis que la seule victoire qui vaille pour un poète est celle qui le mène vers le triomphe des mots, synonyme de déchirantes interrogations, d’espoirs et de regrets.
«Comment survivre sans parole ?», s’interroge Anna Ayanoglou.
Sous sa plume, on pense deviner Ulysse attaché au mât de sa navire, s’imprégnant des chants des sirènes.
Comme lui, elle sait que pour sortir victorieuse de ce qu’elle appelle «une enveloppe épaisse» «il faut le feu, il faut la force, il faut la ruse/pour déjouer son avancée/ – nourrir en soi le feu/ne pas perdre la force/savoir construire la ruse.»
Victorieuse, héroïque, la poésie se pare de ses habits d’ultime survivante au regard lucide que seule la dureté du combat autorise à proclamer :
«Je ne construis pas d’espoir
– je ne crois qu’au présent
Et aujourd’hui je vois :
nous avons survécu.»
Dan Burcea
Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Éditions Gallimard, 2022, 88 pages.