Anne-Catherine Blanc : Le Rouge et Laure de Galien Sarde

 

Laure est l’or.

Inutile d’en faire un mystère : le lecteur appréhende cette vérité dès le titre du roman. Laure est l’or, le trésor de Gaspard Vance, qui vient de chambouler pour elle une vie déjà longue et bien remplie.

Et Gaspard Vance est mort. Le lecteur ouvrant le livre découvre cette mort, en titre de la première partie.

D’entrée de jeu, Galien Sarde annonce ce que subodore notre lecteur, une dissonance autour de cette mort, qui va évoluer en cacophonie. Jalon après jalon, comme autant de clins d’œil, l’enquête se met en place, cochant toutes les cases du genre. Etapes obligées : scène de crime, bureau du commissaire, salle d’autopsie d’une blancheur létale. Personnages de référence : femme fatale forcément sublime, commissaire massif et silencieux, adjoint qui tape un rapport « en chemisette et en sueur ». Eléments du puzzle, judicieusement livrés. Rebondissements, révélations, retours en arrière, le tout jusqu’au suspense final.

D’où vient alors que ce troisième opus après Echec, et Mat, suivi de Trafic, échappe aux conventions de l’exercice de style au point de reléguer à l’arrière-plan une intrigue pourtant parfaitement ciselée, avec l’approbation d’un narrateur qui semble suggérer que l’essentiel est ailleurs ?

Certes, l’écriture de Galien Sarde est d’emblée celle d’un scénariste. On se rappelle avoir déjà cité Hitchcock, parlé de McGuffin à propos d’un sac de billets verts, à propos de Trafic. Avec Le Rouge et Laure, un autre procédé s’impose, tout aussi hitchcockien (mais pas que), le red kipper. Développer serait « divulgacher » et surtout, ce serait rendre un piètre hommage à l’auteur que de réduire le roman à son scénario, si bon soit-il.

L’écriture de Galien Sarde est bien plus que cela, la transcription d’un regard désirant, regard et désir trop vastes pour étreindre leur objet en plan rapproché. Les protagonistes s’inscrivent dans une image grand format où vibrent les couleurs, les reflets, les formes. Ainsi de la première apparition de Laure – il faut prendre ce mot au sens épiphanique – derrière une baie vitrée « qui s’avance en arc, étincelante. » Le portrait de la divine, presque toujours en mouvement, est à peine plus qu’esquissé, quelques touches rapides au fil des chapitres. Bien entendu, cela permet au lecteur de la fantasmer à son gré. Mais ce choix va bien au-delà du simple procédé. Où qu’elle apparaisse, Laure se fond toujours dans des teintes et des rayons dont la provenance est, elle, analysée, expliquée avec autant de précision que s’il s’agissait de notes rédigées à l’intention d’un éclairagiste. En intérieur, il y a ce puits de lumière qui donne « l’impression d’être plongé dans un aquarium à l’air libre, empli d’éther. » En extérieur, c’est la piscine, épicentre de la superbe villa d’architecte – et du récit – la piscine qui n’est pas l’écrin luxueux de Laure mais procède plutôt d’une sorte d’émanation. Glass, le policier adjoint, l’évoque avec son solarium « reliés mentalement à Laure – une telle vision, Glass n’en aurait jamais d’aussi forte, dont l’eau turquoise le hanterait, le bois rouge, jusque dans ses rêves. » Laure, être d’eau et de lumière, trouble cet enquêteur au nom limpide. Quant au commissaire Bloom, on ne s’étonne pas que son patronyme joycien désigne aussi une efflorescence algale, phénomène connu qui, justement, fait tourner au vert l’eau des piscines. Prise au jeu des transparences, des éclairages et des regards, comme par des « poursuites » de projecteurs sur une scène, Laure, fuyante, devient son propre hologramme chatoyant.

Dans ce regard incisif où se reflètent parfois les vagues et le ciel marin, le rouge détonne en touches aiguës, brefs et fulgurants rappels de chair : rouge d’un vêtement, rouge du bois exotique du solarium, rouge des armoires Fujian et du tableau de la chambre où un homme est mort sans effusion de sang. Et puis, il y a cette baignoire  « où des gouttes rouges s’étoilent », chargées de symboles, comme l’est le rouge dans le langage quotidien. « Voir rouge », « être dans le rouge »… il est tant de mots, tant de mythes pourpres, dans lesquels l’auteur effectue une sélection signifiante. Il n’y a pas que les petits cailloux blancs pour guider, ou égarer, le lecteur disposé à se prêter au jeu.

Avec ce troisième roman, Galien Sarde confirme son double talent de conteur d’histoires et de vitrailliste des mots. A partir de matériaux que l’on croirait sans surprise : intrigue solide, écriture à la fois précise et précieuse (ce terme au sens de Furetière : « d’une perfection délicate dans le travail ») s’appuyant sur le classicisme apparent des temps et des formes, il parvient à traduire le regard désirant dans un langage qui ondule de l’irisation à l’incandescence, reconnaissable dès les premières lignes. La patte d’un grand.

Anne-Catherine Blanc

Galien Sarde, Le Rouge et Laure , Éditions Fables fertiles, 2025, 230 pages.

                                   

                                                                                                                             

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