Grand entretien. Alain Vircondelet : « Cette histoire que je raconte dans mon dernier livre avec des documents inédits, des témoignages de première main, montre la complexité en effet d’une telle relation »

 

 

Alain Vircondelet publie Le dernier secret de Marguerite Duras aux Éditions Écriture. Reconnu comme un des meilleurs connaisseurs de la vie et de l’œuvre durassiennes, il est l’auteur d’une dizaine de livres sur Marguerite Duras, surtout de sa première Biographie publiée en 1991 aux Editions Julliard et suivie d’une seconde publiée en 2014 chez Plon intitulée Marguerite Duras, la traversée d’un siècle. Rappelons qu’il est aussi président du prix Marguerite Duras. Quel est ce secret que tente de déchiffrer ce livre, et pourquoi est-il qualifié de dernier qui nous parle d’une « rencontre improbable », d’une « double emprise », du désir comme fondement de toute une œuvre ? Nous allons tenter d’en savoir plus dans cet échange qui s’annonce passionnant avec Alain Vircondelet.

D’où vient votre passion, j’oserais même dire fascination pour l’œuvre de Marguerite Duras, qui s’étendent sur plus de quatre décennies et qui vous ont conduit à suivre son œuvre littéraire et cinématographique et à sonder sa personnalité ?

Mes liens avec Marguerite Duras remontent à 1969, date à laquelle j’ai obtenu un rendez-vous avec elle à son domicile. Alors jeune étudiant de khâgne, je prévoyais de consacrer mon futur mémoire de maîtrise sur elle, fasciné par une œuvre qui ne cessait alors de se déployer, de se modifier, de refléter à elle seule ce que je pressentais de ce qu’est la littérature : une avancée secrète, nocturne et spirituelle sur les grands mystères du monde. Et j’avais la certitude que ce que Duras écrivait pouvait nous y conduire. Je l’ai donc rencontrée alors que j’avais à peine une vingtaine d’années et la rencontre fut magique. Dès lors, je ne l’ai plus quittée et me suis fait la promesse de devenir son biographe. Promesse tenue puisque j’ai écrit, comme vous l’avez dit, plus d’une dizaine d’ouvrages sur elle, ai dirigé dans ma faculté un grand nombre de thèses et de mémoires, prononcé des conférences sur sa vie et son œuvre dans le monde entier.

« De l’histoire d’amour qui lia Marguerite Duras à Yann Andréa, on croit avoir tout dit, tout expliqué et tout appris », écrivez-vous dès le début de votre ouvrage. Qu’apporte de plus votre nouveau livre ?

Ce livre est le dernier que j’aie écrit sur Duras. Tardivement donc, mais cela était dû à une sorte de pudeur ultime car le récit que je me proposais d’écrire touche beaucoup à l’intime. La plupart des protagonistes de cette histoire sont aujourd’hui décédés et je me suis senti plus libre d’écrire ce nouveau texte. En fait, c’est Duras elle-même qui, en 2015 environ, quelques mois avant sa disparition, m’en a donné la clé. Lors de mes rencontres hebdomadaires chez elle, au grand dam de Yann Andréa, elle m’a livré une parole qui m’a beaucoup interrogé. Ce soir-là, je l’avais trouvée fatiguée et perturbée. Je lui en ai demandé les raisons et elle m’a répondu : « C’est Yann qui est méchant avec moi ». Comme j’insistais, lui demandant s’il la brutalisait, elle me dit qu’il la tourmentait psychologiquement. « Pourquoi continuer à vivre avec lui ? », lui ai-je dit alors. Elle me répondit par des mots énigmatiques mais qui résonnèrent fortement en moi, découvrant qu’en fait, elle me livrait là, le sujet de mon texte : « J’ai tout découvert du monde, me dit-elle, tous ses secrets, Dieu même, je sais qui il est. Mais la seule chose qui m’ait encore échappée, c’est l’homosexualité. » Cela m’était alors apparu énorme : « Yann est donc un outil de connaissance ? », lui ai-je répondu. Elle me répondit : « C’est ça, c’est l’experiment » faisant ainsi référence à l’explication qu’elle avait déjà donnée dans L’Amant au sujet de cette rencontre avec le Chinois, histoire qui soudain, prenait une autre dimension. L’écriture était donc à ses yeux le support, l’outil de l’illisible des choses et du monde…

Même si on peut situer le début de la rencontre entre Marguerite Duras et Yann Lemée durant l’été 1980, « elle commence très en amont ». Qu’en est-il de « cette période vécue dans la ferveur et la détresse » par Marguerite Duras qui « n’a que l’écriture pour l’accompagner » ?

La rencontre et l’installation de Yann dans la vie de Duras commence durant l’été 80. À Trouville. Mais en réalité, elle commence bien en amont, dans l’état de cette détresse permanente où s’est souvent trouvée Marguerite Duras. « Je n’ai rien fait que d’être devant la porte fermée », aimait-elle à dire, expliquant par là, que l’écriture se vivait dans cet état d’attente, dans cette espérance, peut-être vaine, mais cependant à vivre : que la porte finisse au moins par s’entrouvrir et qu’elle puisse vivement se faufiler dans l‘étroit passage !

L’alcool, la trahison amoureuse, la solitude et l’âpre tyrannie de l’écriture ont nourri ces années qui ont précédé l’été 80. Quelque chose devait advenir, disponible à la découverte des secrets. Elle aimait alors à dire, que l’état de l’écrivain est d’être dans celui de l’apparition. Cinq années durant, depuis la projection à Caen d’India Song à laquelle elle avait assisté, ce jeune homme la talonnait et lui écrivait des lettres d’amour, dont elle pressentait qu’il était peut-être le « messie » attendu, qui allait apaiser sa solitude et lui provoquer une nouvelle épiphanie. Lasse de tout, le plus souvent livrée à l’alcool, elle répond à ce jeune homme qui venait de se procurer son numéro de téléphone en épluchant le Bottin pour enfin tomber à Trouville sur le nom de Donnadieu… Il appelle donc en cette fin de printemps 1980, elle répond, elle lui dit : « Venez », elle rajoute « Achetez une bouteille de vin », il arrive, et restera dans sa vie jusqu’à sa propre mort en 1996 !…

Yann Lemée, devenu plus tard Andréa (pourquoi ?), « ne brigue rien, ne demande rien », écrivez-vous. Il déclare simplement : « Je vous aime ». Qui est-il en réalité ? Un ange ? Lequel ?

Yann Lemée devient en effet Yann Andréa selon le vœu de Duras elle-même. C’est elle qui le débaptise pour lui donner une autre identité : il devient ainsi un des personnages de son œuvre sous le nom de Yann Andréa Steiner.
Duras a un jour formulé ce désir dans une formule très dense : « Je veux te décréer pour te créer. »

Cela remonte à un obscur désir de Duras de se substituer à la présence divine, aux injonctions de Dieu. Son vrai patronyme est Donnadieu… Elle l’a changé en prenant le nom de ce petit village du Lot-et-Garonne où son père avait jadis acheté une maison bourgeoise et ce village s’appelle Duras. Par là, elle disait finalement qu’elle ne voudrait rien donner à Dieu, mais qu’elle seule serait la créatrice d’un monde dont elle seule définirait les contours, inventerait les croisements, les routes, les impasses, les fossés et les trous noirs…

Yann, en entrant dans sa vie en 1980, ressemble à ses yeux, elle le voit d’abord comme cela, à un envoyé mystérieux non pas de Dieu, puisqu’elle prétend qu’il n’existe pas, mais venant de l’inconnu. Une sorte donc d’ange émissaire, capable de provoquer cette apparition surnaturelle de lui-même, mais aussi du vrai monde, celui que seule l’écriture et la littérature peuvent délivrer.

Mais cette « apparition » ne s’est pas vécue de suite ainsi. Il y eut d’abord l’épreuve du désir. Elle a sollicité Yann jusque dans ses retranchements, lui qui est homosexuel ne peut imaginer une liaison avec une femme. Elle le talonne pourtant, le harcèle, dirait-on aujourd’hui et, n’y parvenant pas, elle passe à la phase homophobe, injuriant Yann, le traitant de noms très durs. S’il ne cède pas, et c’est là sa grande force, s’il résiste à ses assauts et à l’injure que représente, selon lui, le texte de La maladie de la mort, où Duras prétend que les homosexuels sont porteurs de la mort, il sait peut-être qu’elle renoncera tôt ou tard à ce désir de femme frustrée. Et Duras en effet cède, mais puisqu’il lui est impossible d’avoir une liaison physique avec lui, elle le possèdera autrement : par l’écriture. Il deviendra ainsi son personnage préféré de roman, l’objet de l’experiment évoqué plus haut. À sa disposition, elle l’étudiera, tentera de comprendre le mystère de cette nature singulière à laquelle Yann appartient, et au fil des années, elle décidera d’accepter l’idée platonicienne que l’amour physique est inutile à l’expérience du vrai amour, se rangeant ainsi à l’hypothèse mystique des grands saints de l’Eglise, Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila, par exemple. Le seul, l’unique amour, se passe donc du corps, l’enjambe, le sublime, faisant ainsi de Yann le seul homme de sa vie qu’elle ait en vérité aimé…

Des mots opposés comme « amour et passion » et « emprise, domination, abandon » parlent de la complexité de la relation entre Duras et Andréa. Comment les interpréter à la lumière de ce qui vient de naître entre eux et de ce qui va suivre ?

L’histoire de Yann et de Duras revient à évoquer le grand conflit entre le corps et l’esprit, entre les pulsions physiques et l’âme. C’est en ce sens que j’ai toujours considéré l’œuvre de Duras comme une œuvre éminemment mystique au risque alors de me faire traiter d’illuminé ou de fanatique. Mais un de mes livres sur Duras, s’appelle Duras, Dieu et l’écrit où j’avais rassemblé autour d’un colloque que je dirigeais dans ma faculté et publié chez Écriture, les plus éminents et modernes critiques de Duras dans le monde et qui tous avaient rôdé autour de cette notion : « Dieu et Duras, quelle connivence ? «, j’ai persisté dans cette voie et aujourd’hui, les plus récalcitrants d’alors, se sont rangés à mes intuitions.

Cette histoire que je raconte dans mon dernier livre avec des documents inédits, des témoignages de première main, montre la complexité en effet d’une telle relation. La vie de Duras « embrouille » d’un certaine manière celle de Yann, peut-être moins complexe que la sienne. Et Duras va tresser en quelque sorte ses propres contradictions autour de Yann, devenu d’une certaine manière une proie qui ne cessera cependant de se transformer en prédateur…

L’homosexualité de Yann Andréa donnera l’occasion à Marguerite Duras d’exprimer des propos souvent acerbes à ce sujet. Que peut-on dire à ce sujet ?

L’homosexualité est en effet pour Duras un des plus grands mystères de la vie humaine. Elle la juge non comme une malédiction morale mais plutôt comme un dysfonctionnement des deux principes naturels de l’espèce humaine, féminin et masculin. L’homosexualité serait alors perçue par elle comme un jeu de miroirs entre deux hommes ou deux femmes, où viendraient s’abîmer le narcissisme, l’égoïsme, la non-solidarité, voire la haine de l’inconnu de soi.

Cette position a évidemment fait polémique et à la publication de La maladie de la mort, les réactions furent d’une très grande violence contre elle.

On notera dans cette énigmatique assertion : « Dieu a décidé que l’inexpliqué du monde serait … », que l’ambition durassienne réside toujours dans cette quête inlassable et tragique de l’inexpliqué, quête qu’elle déploiera tout au long de son œuvre, qu’il ne faut pas lire comme une suite de textes à lire comme des « nouveautés » se succédant au fil des années et des rentrées littéraires, mais plutôt comme un enchaînement méthodique d’enquêtes d’ordre métaphysique et hautement spirituelles.

Les promenades de nuits en bord de mer à Trouville ou dans Paris sont les preuves « d’une innocence retrouvée ». Comment décrire ces moments ?

Oui, les promenades qu’elle fera avec Yann sont d’ordre initiatique. Elle redécouvre d’une certaine façon le paysage tant négligé dans la littérature moderne et en fait le lieu où tout se confond, l’Asie légendaire et d’enfance et la Normandie, la mer et la terre, les saisons et les climats, la mousson et les marées, etc. C’est en ce sens que je parle d’ « innocence retrouvée ». Il y a dans cette œuvre et cette tentative quelque chose qui a trait aux origines, aux sources, au début du monde. À son origine. C’est pourquoi il m’est toujours apparu que l’œuvre durassienne était d’ordre ontologique. Et que sa quête avait une dimension pythique voire chamanique.

Et les nombreuses fluctuations dans leur relation ?

C’est une relation essentiellement tragique. Duras écrit dans cette zone-là du tragique. Forcément, il y a ces moments de douleur et de douceur et cette violence propre aux grands tragédies antiques. C’est pourquoi elle aimait tant Racine, pour sa langue pure comme un diamant noir, pour la nudité de sa dramaturgie, pour la violence qui est contenue et qui est cependant perceptible. « Ecrire, c’est hurler sans bruit », disait-elle en parlant de l’écriture. C’est ainsi chez Racine, le cri est maitrisé mais on entend cependant clairement la désespérance de Phèdre ou de Bérénice.

Et l’alcool dans tout ça ?

L’alcool joue le rôle de compensateur et de frein au suicide. Mais il est aussi interrogation avortée, laissée toujours sans réponse. On connaît la fameuse séquence d’Apostrophes dans laquelle Pivot lui pose la même question.

Elle a cette réponse sidérante qui a laissé pantois ses auditeurs et le présentateur lui-même : « Je bois parce que Dieu ne me répond pas… »

On connaît cette même assertion chez Pascal qui écrit pour répondre au silence de Dieu. Elle est d’ailleurs très inspirée par Pascal sur lequel elle aurait aimé réaliser un film.

Je souhaiterais vous interroger à ce stade de notre discussion, sur l’incroyable force de création, d’invention, d’écriture de Marguerite Duras. Elle a souvent été associée « à une origine magique, tellurique ». Que représente l’écriture pour cette femme de génie ? Vous parlez d’une « tyrannie merveilleuse : atroce aussi ».

L’écriture relève chez elle d’un processus en effet d’ordre « magique ». André Breton (qu’elle n’aime pas cependant), avait déjà révélé l’importance de ce qu’il appelait « la pensée magique ». Elle l’approche à sa façon, certaine que l’écriture avance en eaux sombres, et qu’il faut des formules magiques pour éclairer le chemin. L’œuvre est en ce sens d’ordre tellurique et cosmique. Elle touche à des domaines inconnus où seuls le spirituel et le sacré vivent.

Elle ne s’y trompe pas elle-même : n’écrit-elle pas en exergue de La Douleur : « Lecteurs, faites silence, ce sont des textes sacrés » ?

Duras intégrera Yann « dans sa galerie de personnages, en l’offrant en quelque sorte en sacrifice à la littérature ». Quels personnages ? Comment va-t-il vivre ce passage de la réalité à la fiction ?

Parce qu’elle ne peut pas aller au bout de cette liaison, au bout d’une certaine humanité en quelque sorte, au bout de ce qu’il est convenu d’appeler une relation amoureuse, la tyrannie du sexe, l’obligation de passer par cette case, la nécessite de « coucher avec », parce que Yann ne peut lui offrir cet acmé, elle va le transcender. L’écriture va l’y aider. À un certain moment de cette relation, elle intègre Yann dans l’œuvre, qui seule, compte désormais. La frustration même va devenir fécondation de l’œuvre, terreau substantiel pour la nourrir et enjamber ainsi l’obligation du sexe. Le lien devient tout autre, d’ordre sacral, divin et atteindre par là même des zones éthérées, baudelairiennes, (elle adorait le poète des Fleurs du Mal), c’est-à-dire celles de l’absolu, là où le sexe ne sert plus à rien.

Pour conclure, quel serait, selon vous, la chose la plus juste et vraie que l’on devrait retenir de cette histoire puissante, ô combien déterminante pour la personne et l’œuvre de Marguerite Duras ? En quoi consisterait son unicité mais aussi son écho universel ?

Ce n’est pas en effet un livre qui expliciterait un lien mystérieux grâce à l’énumération d’éléments factuels. Ce n’est pas seulement cela. En décrivant cette histoire par le menu, et étant donné que j’ai été au cœur même de cette histoire car j’ai connu, fréquenté, tous ses protagonistes, y compris et au premier chef, les deux intéressés, j’ai montré combien Duras nous entraînait loin des histoires communes, ordinaires. Et combien elle nous emmenait très loin, ou très haut plutôt, et combien elle relativisait ainsi l’expérience ordinaire de l’amour, nous disant combien sa vérité (celle de l’amour) est supérieure à tout ce que la société actuelle nous enjoint de vivre : l’obligation du sexe, sa nécessité hygiéniste, etc. La manière qu’elle a eu de se débattre avec cette injonction est incroyable. Dans sa nuit, elle dévoile ses combats, ses rejets, ses violences, ses douleurs, et elle emprunte, elle qui s’était pourtant toujours affirmée comme une écrivaine laïque, débarrassée de Dieu jusqu’à renier son patronyme auquel Dieu est fait référence, elle emprunte, oui, des chemins qui mènent à des domaines encore à ce jour inconnus, où Dieu peut-être, « ce truc » (comme elle dit à la fin d’un récit méconnu de 1972 : L’Amour et que Yann, tenait comme un des plus importants qu’elle ait écrits), se serait caché ou du moins dérobé à la vue des hommes. Et dont bien sûr, elle se serait approchée !

Propos recueillis par Dan Burcea©

Alain Vircondelet, Le dernier secret de Marguerite Duras, Éditions Écriture, oct. 2024, 352 pages.

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