Dima Abdallah : D’une rive l’autre ou comment chasser les démons des appartenances fantômes

 

 

Passer d’une rive à l’autre est pour Dima Abdallah ce que l’on pourrait nommer, en paraphrasant Yves Bonnefoy, un exercice de navigation à bord « des navires lourds de nous-mêmes ».

Son nouveau roman qui porte justement le titre D’une rive l’autre, et qu’elle vient de publier aux Éditions Sabine Wespieser, est une merveilleuse illustration de ce type de récit de voyage qui utilise comme boussole une quantité d’interrogations qui n’a d’égale que la multitude des astres qui ornent la voûte céleste qu’elle contemple dans l’attente de possibles réponses.

Ces questionnements sont souvent synonymes d’une perte aigüe de repères qui provoque chez son personnage principal, un adolescent des banlieues le sentiment « d’être seul au monde », de se retrouver coincé entre « on ne sait ni d’où on vient, ni où on va » et n’ayant comme échappatoire que l’injonction de « trouver refuge là où on voit une lumière allumée […] ».

Ces quelques lignes préfigurent la problématique proposée par le récit de Dima Abdallah et nous guident sur la piste du thème qu’elle aborde, en donnant la parole à cet adolescent en quête d’identité, et qui ne cesse de s’interroger sur les raisons de sa détresse et sur « le mal qui dort en moi, la rage qui me bouffe », selon ses propres mots.

Comment en être autrement lorsque l’on vit « en lisière du monde », dans un quartier dans lequel justement « tout le monde est exilé » ?

Un autre impératif s’ajoute à ce déterminisme social, si on peut l’appeler ainsi.

Il s’agit cette fois du désir ardent exprimé par la mère – le père est absent et le sera jusqu’à la fin du roman – comme une émanation de son amour inconditionnel, voire comme une nécessité impérieuse de « réussir sa vie » et de « devenir un homme ».

Nous touchons ici le vrai sujet de ce livre qui possède tous les ingrédients d’un roman d’apprentissage et de passage à l’âge adulte, à travers les multiples épreuves, les chutes et les fragiles victoires qui se présentent devant son personnage.

Dima Abdallah n’est pas seule dans cette aventure.

Elle va faire appel à tout un arsenal à la fois humain et symbolique pour aider son personnage à réussir les aller-retours sur la mer qui sépare les rives méditerranéennes entre la banlieue parisienne et les rives de Beyrouth et tenter de survivre à cette expédition périlleuse de la connaissance de ses racines et de l’acceptation de soi, voire de l’oubli d’une douleur trop longtemps enfuie, mais qu’il lit facilement dans les yeux de sa mère.

Sa principale alliée est donc cette mère l’élevant seule et faisant preuve d’un dévouement total malgré les hauts et les bas qui ponctuent son existence, malgré un passé qu’elle tente de guérir par un silence d’une unique et grande dignité.

C’est cette mère-héroïne qui se bat « dans les tranchées » d’une existence assumée pour le grand amour qu’elle porte à son enfant et dont elle ne cesse de se battre pour le voir « devenir un (vrai) homme ».

À ses côtés, il y a Aida, la voisine de palier qui ajoute à sa gentillesse une grande intelligence de l’âme. À la fois discrète et exubérante, c’est elle qui donne sens aux formules énigmatiques de « réussir sa vie » et « comme au pays », ces deux piliers censés soutenir l’édifice du passage initiatique de cet adolescent.

Et puis, il y a la merveilleuse madame Hind, cuisinière hors pair tout comme Aida. Toutes les deux offrent avec une foi inébranlable et un parfait savoir-faire un contour de saveurs et de mystère à la ville de Beyrouth, cette ville remplie de souvenirs, de charme et de joies douloureuses. C’est d’ailleurs ce pays rempli d’interrogations sur l’héritage paternel de l’adolescent et sur « son sang hybride » qui nous fait comprendre sans attendre l’origine de sa lignée paternelle.

Quant à son monde à lui, celui-ci est peuplé de personnages comme Elias et Layla, évoluant tous les deux à ses côtés et jouant un rôle essentiel dans son devenir.

Là encore, la force de l’écriture de Dima Abdallah prend les moyens d’une introspection attentive du passage vers l’âge adulte de ces deux personnages, les plaçant l’un et l’autre dans un chemin de vie intimement lié à leur amitié et traduire chacun à sa manière la relation amicale ou amoureuse. 

Se contenter de ce résumé factuel serait se priver de la partie tout aussi importante, si ce n’est peut-être la plus significative, du roman de Dima Abdallah.

Il s’agit en effet de ce que nous appelions plus haut la partie symbolique de sa trame narrative. Confiée aux mots, à leur sens et à leurs vertus étymologiques, au langage et à sa plus haute capacité de se hisser aux sommets de la création poétique, cette symbolique ajoute au réel la partie sensible et nécessaire pour donner à entendre l’inaudible « chuchotement du monde ».

Les carnets remplis d’écriture de manière presque automatique de notre personnage principal sont à l’image du bouillonnement qui demande à s’exprimer, à exorciser cet impossible aveu d’être seul au monde.

Arrivera-t-il à gommer les distances qui séparent ces deux rives qu’imposent des impératifs acquis malgré tout et qui n’ont jamais réussi à prendre part à la fondation d’une existence ?

Jusqu’où l’amour et le souvenir arriveront-ils à résister aux tempêtes et aux caprices du temps ?

Et l’exil, en tout ça ?

Et l’absence du père qui est sans doute la source de cet exil intérieur, de cette fuite en avant et de cette révolte continue contre une partie de soi ? 

L’absence paternelle est sûrement le moteur principal de ce roman qui offre une illustration saisissante de la réalité de vie de ses personnages. Trop souvent ses blessures risquent de rester ouvertes à jamais, preuve à la fois d’une fragilité sans repos et qui réclamera tôt ou tard sa part de réparation.  

Rappelons l’histoire d’amour qui marquera les destins de ces personnages que vous aurez la joie de découvrir. 

Pour clore cette chronique, voici une description de la ville de Beyrouth, ville qui somnole tout en espérant guérir ses blessures :  « Beyrouth dort comme elle a toujours dormi. Jamais profondément, jamais paisiblement. Sa respiration est mienne. Une respiration qui ignore le vrai sommeil. Une respiration au rythme irrégulier, saccadé. Les vieilles villes ne dorment jamais vraiment. Elles ont bien trop de souvenirs à se remémorer une fois la nuit venue, bien trop de suppliques à chanter aux dieux des cendres. La terre encore tiède entonne toutes les strates de poudre et de ruines. La mer encore inquiète soupire tout ce qu’elle peut de prières mortuaires. »

Dan Burcea©

Crédits photo de Dima Abdallah ©David Poirier

Dima Abdallah, D’une rive l’autre, Éditions Sabine Wespieser, 2025, 232 pages. 

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