Gaëlle Bélem : Sud Sauvage – des nouvelles qui vous donne la chair de poule ou la folle envie de sauter dans le prochain avion pour l’Île de la Réunion

 

 

Cinq ans se sont écoulés depuis la parution aux Éditions Gallimard de son premier roman Un monstre est là, derrière la porte.

Depuis, Gaëlle Bélem qui, lors d’un entretien qu’elle avait eu la gentillesse de m’accorder, espérait sortir de l’anonymat la liste jusqu’alors inconnue des écrivains réunionnais, peut s’enorgueillir de la parution trois ans plus tard d’un deuxième tome très apprécié, Le fruit le plus rare, qualifié « d’épopée botanique » et de ce recueil de nouvelles, Sud Sauvage, qui vient de paraître chez le même éditeur dans la collection Continents noirs.

La presse fait l’éloge de son talent de « formidable raconteuse d’histoires » (RFI), parle d’un « livre remarquable de la première à la dernière page » (Le Figaro littéraire), d’un « palpitant recueil de nouvelles fantastiques » (La Croix) ou « d’histoires aussi extraordinaires que celles d’Edgar Allan Poe » (Le Monde). Un court vidéoclip résume en noir et blanc, plutôt en noir qu’en blanc, entrecoupé d’éclairs, les principaux contours de ce recueil : « frisson, peur, suspense, tout y est pour vous captiver ou vous faire… cauchemarder ».

On reconnaît l’esprit espiègle et vif qui anime l’écriture de Gaëlle Bélem et fait rayonner son talent qui se nourrit à la fois de son terroir insulaire peuplé de légendes et de ses fréquentations livresques, classiques ou romantiques, comme, dans ce cas, en début de chaque nouvelle, dans les exergues de Leconte de Lisle, lui-même réunionnais de naissance, si jamais on l’aurait oublié. La place d’honneur est pourtant accordée au grand Victor Hugo avec cette citation du Livre des Tables qui, à la question si les mondes « autres que la terre » sont habités par des êtres comme nous, répond : « Les uns oui, les autres non ». Allez donc savoir comment les récits de Gaëlle Bélem vont traduire ces assertions !  

Ce que l’on sait, c’est que dans cette dualité réside finalement le propre de tout texte fantastique qui franchit avec aisance la frontière entre réel et fiction, laissant entrer de plain-pied le mystère avec toutes ses ramifications sémantiques suggérant la peur et l’inconnu, le tourment, le gothique et le fantastique qui ont imprégné la littérature fantastique et le roman policier du XIXe siècle et du début du XXe. Le vocabulaire du genre littéraire fantastique composé de mots comme sombre, lugubre, sinistre, louche, inhabituel, bizarre, insolite, singulier, inexplicable, incompréhensible trouve ainsi un réservoir abondant.

Sud Sauvage contient treize (le chiffre a ici toute son importance !) nouvelles précédées d’une citation choisie de différents poèmes de Leconte de Lisle, chacune annonçant en filigrane l’enracinement dans le fabuleux des textes qui suivent. Bien entendu, cette hypothèse d’un développement surprenant et nécessaire d’un thème déjà annoncé ne suffirait pas à rendre compte de la manière dont l’autrice réunionnaise puise son inspiration et construit ses textes. Un aperçu de l’angle auctorial présent dans ce recueil nous est offert par des indices, comme ces précisions que l’on peut lire dans la nouvelle Le tableau : « Moi, ancien professeur de lettres classiques, je repensais à Orphée, Thésée, Enée. Tous étaient descendus aux Enfers chercher qui Eurydice, qui Pénélope, qui conseils auprès d’un vieux père. […] Je ressentais une joie immense, l’urgence de croire à une vie après la mort, au probable dialogue entre les vivants et les z’avant (les défunts) ». D’autres indices quittent le classique pour plonger dans les grimoires du Moyen-Âge réunionnais, comme Le Grand AlbertLe Petit Albert, le Grand Grimoire ou le très rare Enchiridion. 

Chien-loup, la nouvelle qui ouvre le recueil, est une exception, parlant ouvertement de l’autrice-narratrice en train d’écrire ses textes, avec toutes les visions qui s’y invitent autour et à l’intérieur de son esprit. 

Enfin, plusieurs indices nous aident à identifier les différents éléments narratifs auxquels Gaëlle Bélem fait appel pour y parvenir.

En premier lieu, l’insularité est l’environnement propice qui ouvre ses portes, ou plutôt ses plages, à l’invasion pure et simple d’éléments inconnus, des menaces, tout en laissant au territoire terrestre la possibilité de se fondre dans le néant aquatique (Où sont-ils ?, L’envers du cyclone, Le René).

La raréfaction de la population conduit, quant à elle, vers l’isolement et la solitude : souvent, les personnages se retrouvent confrontés à des apparitions ou des phénomènes secrets, ce qui exacerbe leur ressenti, les conduisant vers une peur extrême (Chien-loup, Ambre, Le tableau, Le trésor).

L’habitat fait de cabanes, de huttes isolées, de maisons hantées, de cimetières, voire des lieux confinés, comme des bus ou des cales de bateaux, « des portes étroites » prises d’assaut par une foule en délire, tout cela ne fait qu’encourager l’omniprésence du mystère devenue suspense, c’est-à-dire partie prenante d’un récit qui mélange les genres policier et fantastique avec une surprenante maîtrise (Le René, La maison Vaillamée, Veilleur de nuit, Sept têtes, Fuyez).

Les éléments naturels, cyclones, vents et pluies violents font trembler bâtisses et habitants (Où sont-ils ?, L’envers du cyclone, Le René).

Le silence, synonyme de peur, égale à la nuit obscure, garde, lui, le temps suspendu entre l’angoisse de ce qui survient et de ce qui va arriver, un inconnu qui n’hésite pas à plonger les personnages dans un état second, souvent paranoïaque (Chien-loup).

Concernant la structure de ces nouvelles, elles poursuivent ce que la théorie littéraire appelle « la grille du fantastique » ou « la syntaxe narrative » qui comporte les six étapes devenues désormais classiques : l’introduction, l’avertissement, la transgression, l’aventure, la peur et la conclusion. Avec la fraîcheur de style que possèdent les textes de Gaëlle Bélem, ces histoires fantastiques s’enchaînent sans se répéter, sans redondance aucune, permettant même une lecture individuelle, comme des textes capables de vivre par eux-mêmes, de vraies histoires dont la particularité est celle de l’originalité. Les dialogues, comme d’ailleurs les soliloques, donnent au récit un esprit alerte, capable de rendre visible le dramatisme propre à ce genre littéraire. La conclusion, inattendue, énonciative, comme une délivrance, fait s’écouler l’intrigue dans son ruisseau qui se déverse dans le mystère qui entoure sa prose, comme l’océan qui borde son île mystérieuse. L’aiguille de la boussole indique le Sud Sauvage, direction contraire à l’ordinaire cardinal, paradoxe tant agrée par le surnaturel et l’allégorie qui font de ce monde un réel objet littéraire, un joyeux insulaire venu de loin pour raviver nos sens ou effrayer nos nuits. 

La réussite de Gaëlle Bélem consiste en ce pari littéraire à la fois assumé et réussi d’extraire de sa terre natale les mystères qui hantent ses recoins, comme des perles rares capables de rendre lisible, vivant, un imaginaire que l’on croyait enfui et, qui en réalité, repose dans l’inconscient de chacun de ses habitants.

Sud Sauvage va au-delà d’un simple « inventaire des hantises du monde ou des hantises intérieures », pour reprendre ici la formule de Didier Philippot parlant de l’œuvre fantastique de Guy de Maupassant (Guy de Maupassant et l’affolant mystère de la vie. Essai sur l’œuvre fantastique, 2019).

Il devient, dès lors, la clé qui ouvre le passage aux fantômes qui réclament leur droit de franchir la frontière de l’imaginaire et de pouvoir peupler le réel, comme le font ceux de La Voie Sacrée (Shen lu), appelée aussi la Voie des Esprits des treize tombeaux de la dynastie Ming.

Décidément, ce chiffre treize des tombeaux impériaux, comme les treize nouvelles du présent recueil, nous fascine et nous intrigue en même temps !

Raison de plus pour les lire sans attendre.

Frissons garantis !

Dan Burcea

Gaëlle Bélem, Sud Sauvage, Éditions Gallimard, nouvelles, collection Continents noirs, 2025, 176 pages.

 

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