
Il faut un grand courage, profondément enraciné en soi, pour se lancer dans l’écriture d’un tel livre.
Les lecteurs qui ont ouvert « le coiffeur aux mains rouges » l’ont-ils pressentie cette audace à parler aujourd’hui d’une mémoire aux tourments insolubles, obsession de ceux qui ont traversé les épreuves des années 60 entre l’Algérie et la France ?
Tourments apparemment individuels : l’horreur du meurtre d’un père sous les yeux de son fils, le remords qui hante l’assassin cherchant à réparer le crime dans une repentance active…
Individuels, vraiment ?
Kebir Mustapha Ammi, né à Taza, non loin de Fès, d’un père algérien, d’une mère marocaine, n’a pas redouté le risque d’un sujet ô combien brûlant à l’heure même où certains dossiers irrésolus refont surface.
L’écrivain n’est pas sans armes, littéraires et pacifiantes, précisons-le.
L’une d’elles réside dans une connaissance intime de l’histoire que la disparition de son père l’année de l’indépendance réactualise chaque année. Le 19 mars 1962 avait marqué la date du cessez-le-feu.
Cette date est précisément le fil tenace, tendu comme une lame, qui relie les différentes étapes romanesques, noue le drame, devient le nom d’une place où les chemins des personnages s’entrecroisent.
Le passé colonial et les meurtres invengés contaminent le présent, épouvantent la mémoire d’un enfant devenu grand. 25 ans plus tard, Lakhdar ne sait comment faire autrement qu’infliger le même sort à celui qui jadis a égorgé son père sous ses yeux, éclaboussant les jours, mois et années qu’il vécut pesamment, chargé du fardeau mémoriel. « Il s’était promis de se rendre en France et de contraindre l’homme qui avait tué son père à s’asseoir sur un fauteuil de coiffeur pour l’égorger à son tour. »
Même si…
Même si Monsieur Dubonrepère, le bourreau de jadis, semble avoir multiplié les actes réparateurs et mené une existence généreuse, accueillante aux migrants…
Même si la bonne Madame Robitaille, française rapatriée d’Algérie, ouvre sa porte au fils de la victime dans lequel elle croit reconnaître l’image de l’homme qu’elle aima autrefois et qui fut tué par un combattant de l’OAS. Il se nommait Lakhdar lui aussi.
Fils de… Le narrateur lui-même entre dans le récit. Fils du bourreau, il souffre le traumatisme d’être né d’un monstre. Poursuivra-t-il la quête vengeresse à son tour ?
« À force de côtoyer le monstre, l’odeur du monstre te colle à la peau », écrivait Abdellatif Laâbi dans son ouvrage le Spleen de Casablanca. La peau ainsi altérée risque de prendre la forme d’une tunique de Nessus qui empoisonne et consume le corps entier.
Ainsi, le texte est-il une œuvre d’équilibriste, par la puissance d’une écriture tendue entre l’extrême de l’indicible et la nécessité de dire, entre les silences qui suspendent parfois les mots attendus, entre les blancs qui séparent les paragraphes d’une absence inquiétante où le lecteur doit pourtant s’introduire à son tour, puis tourner les pages sans quitter le livre, mais accepter jusqu’au bout les risques d’une intensité nécessaire à la compréhension des faits, à l’appropriation intime des enjeux.
Ici la langue française joue un rôle de métronome qui scande les faits et les émotions d’un rythme dont Lakdhar lui-même cherche la justesse :
« Ce sont les sons, cette musique de la langue qui l’ont rendu si proche de la langue de Racine, aucune autre langue ne pouvait détrôner celle-là à ses yeux, elle possédait la clef d’un mystère qu’il cultivait soigneusement dans un carré, comme un jardin connu de lui seul.
Il avait passé des heures, des mois, des années pour l’apprendre à la perfection et n’être jamais pris en défaut dans son usage. »
Jusqu’au terme du récit, la puissance du verbe force l’énoncé tandis que l’auteur semble s’effacer pour lui laisser la place qui lui revient. Est-ce le cheminement de la prose à la poésie dont Kebir Ammi désormais écoute le flux qui l’a porté à une telle maîtrise ?
Revenons au personnage.
On est prévenu, dès l’entame : « cet homme, comme tous les hommes, est un inconnu ». Il restera une énigme.
De même, la réponse ultime à la question centrale restera incertaine… « Allais-je le faire, ce geste, et en avais-je la force suffisante et la détermination surtout ? »
Le lecteur ne peut plus échapper à l’interrogation terriblement spéculaire : que ferais-je si j’étais confronté à ce drame intime ? Aurais-je la force de renoncer ? Pourrais-je échapper à la pulsion de la vengeance, en retenir le geste et croire au repentir salvateur ? Relisant Sophocle, devrais-je, comme Électre ou son frère Oreste poursuivre la chaîne du ressentiment familial que la répétition d’un crime ne saurait pourtant guérir ?
Kebir Ammi élève la dualité des hommes — couple bourreau/victime, puis fils de l’un et fils de l’autre –, à celle des deux nations qui ont vécu semblable tragédie, mais ne peuvent encore admettre — une fois les faits établis-, la nécessité de l’oubli : lui seul pourrait permettre d’élaborer de nouveaux rapports comme le proposait Paul Ricœur dans son texte majeur Mémoire, Histoire, Oubli.
Par la grâce du récit de Kebir Ammi, c’est l’avenir d’un monde pacifié que l’on se prend à espérer. « Il faut rendre l’espoir contagieux ou nous n’aurons que le ressentiment en partage » écrivait René Depestre, poète et romancier haïtien.
Marie-Christine Vandoorne
(Écrivaine, lauréate 2024 de l’Académie française)
Kebir M Ammi, Le coiffeur aux mains rouges, Éditions Élysard, janvier 2025.
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Bibliographie de Kebir M Ammi
Romans
Le Partage du Monde, (Ed. Gallimard), 1999
Feuille de verre, (Ed. Gallimard), 2004
Le Ciel sans Détours, (Ed. Gallimard), 2007
Les Vertus Immorales, (Ed. Gallimard), 2009
Mardochée, (Ed. Gallimard), 2011
Abd el-Kader, Non à la colonisation, (Actes Sud), 2011
Un génial imposteur, (Éditions du Mercure de France), 2014
Thagaste, (Éditions de l’Aube), 1999
La fille du vent, (Éditions de l’Aube), 2002
Apulée, mon éditrice et moi, (Éditions de l’Aube), 2006
Ben Aïcha, ( Ed. Mémoire d’encrier), 2019
À la recherche de Glitter Faraday, roman, 2023
Le coiffeur aux mains rouges, Élyzad, 2025
Essais
Sur les pas de saint Augustin, (Presse de La Renaissance, 2001
Hallaj, martyr mystique de l’islam, (Presse de la Renaissance), 2003
Abd el-Kader, (Presse de La Renaissance), 2004
Une année avec Saint-Augustin, (Presses de la Renaissance), 2018
Poésie
Le vieil homme (Ed. Al Manar), 2021
Dessine-moi une Palestine heureuse (Ed. Al Manar) 2025
À paraître
Chants pour l’Afrique et les continents qui n’ont pas peur, Point-Poesie, Éditions du Seuil, 2026
Théâtre
Alger la Blanche, Éd. Lansman, 2003
Fragments de Silence, création prévue en 2026.